Point de vue sur un débat : Boucheron, Skinner, Spitz et la fresque dite du Bon gouvernement Réplique
dimanche 17 septembre 2017Par Florence Gauthier, Université Paris Diderot
Le livre de Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Seuil Points, 2013, fait état des débats sur les interprétations de la fresque dite du Bon gouvernement de Sienne, réalisée en 1339, et en particulier celle de Quentin Skinner, L’Artiste en philosophie politique. Ambrogio Lorenzetti et le Bon Gouvernement, Paris, Raisons d’agir, 2003, d’une manière qui m’a parue précise et fructueuse : on peut ainsi mieux comprendre l’objet du débat et l’auteur présente les arguments avec sérieux, mais aussi avec une grande prudence.
Jean-Fabien Spitz a publié une recension du livre de Boucheron , « Donner à voir le gouvernement libre ? », La Vie des Idées (17 XII 2013).
J-F Spitz entre d’emblée dans ce qui est l’objet du débat exposé par Boucheron dans son livre : le gouvernement communal de Sienne vient tout juste de sortir d’une période de « seigneurialisation » de la Commune. La fresque est une réponse à la propagande seigneuriale de l’époque, pour faire comprendre les effets bénéfiques d’un gouvernement communal.
Le grand intérêt du livre de Boucheron est de déployer, à partir de la fresque, les thèmes du gouvernement communal, qui se fonde sur la justice. Le principe du bien commun relie des individus, libres et distincts, à des magistrats qui leur proposent une politique de paix et de prospérité. La fresque peint, en trois temps, la guerre civile qui résulta de la tyrannie seigneuriale, le gouvernement communal et enfin ses effets bénéfiques dans la Commune de Sienne.
C’est bien la justice qui préside le régime communal et l’allégorie de la Justice tient une corde, reliant le cortège des conseillers, qui chacun la tient dans sa main et remonte jusque dans celle d’une grande figure d’un personnage vénérable. Le lien social et politique, ici fraternel, est « peint », bel exemple de ce que la peinture peut rendre visible et c’est tout à fait réussi ! Boucheron insiste avec finesse sur maints exemples de la peinture qui rend visible des thèmes et des pratiques politiques.
Le débat d’interprétations à la lumière, encore obscure, de théorisations politiques de cette fresque, est exposé longuement par Boucheron, en particulier celle de Skinner, qui recherche avec bonheur et raison, « la liberté avant le libéralisme ». Skinner relie « la liberté moderne », qu’il qualifie de « néo-romaine », aux « origines de l’humanisme » et de « la pensée politique moderne ».
Le débat entre Boucheron et Skinner est tout à fait intéressant à saisir et la troisième voix de Spitz met un aspect de ce débat en relief, en prenant la défense de Skinner.
Boucheron rappelle les points de départ de ce débat : en 1958, l’interprétation de Nicolaï Rubinstein, le premier à étudier la fresque de Sienne, nous apprend que le débat actuel est donc une reprise récente. Et en 1958, la philosophie d’Aristote, revue par Thomas d’Aquin, était considérée « comme le socle doctrinal de la philosophie politique du gouvernement médiéval ». Pour preuve, la fresque peint « la justice commutative et la justice distributive », qui sont considérées comme des conceptions thomistes, et Rubinstein en conclut que le grand juge de la fresque est « une personnification allégorique du bien commun » selon le thomisme (Boucheron,10, p. 152).
Or, Skinner conteste l’interprétation de Rubinstein. Non sur la question du socle doctrinal de la philosophie politique médiévale, attribué au thomisme, mais sur un autre point : celui de la reprise de Hans Baron par Rubinstein.
Baron s’est intéressé à l’humanisme de cette époque, c’est lui qui a forgé l’expression « humanisme civique », et fut le maître de Rubinstein. En 1955, Baron a vu une coupure, qu’il situe en 1400, avec l’apparition de « l’humanisme civique » dans la lutte que menait Florence contre la tyrannie de Milan. Skinner conteste Baron sur la date de l’apparition de « la liberté moderne » et la repousse en 1220. Le travail de Skinner reprend un corps doctrinal du vivere civile italien, très riche.
Historien des communes italiennes, Boucheron souligne que, depuis Baron et Rubinstein, ces textes et documents ne cessent d’être réévalués. Il a lui-même étudié la progression du popolo dans les institutions communales entre 1220 et 1260, fait qui précède les dates de traductions d’Aristote, et précise par ailleurs, que les références à Cicéron et autres « Romains » étaient bien connues à cette époque.
Toutefois, Skinner veut voir dans le grand juge de la fresque, « le magnus vir sapiens cicéronien », l’homme supérieur et sage, le législateur suprême : « une représentation symbolique du type de signore ou de signoria qu’une cité doit se donner si elle veut que les commandements de la justice soient respectés et le bien commun préservé » et non « une personnification du bien commun », comme le faisait Rubinstein, en entendant le bien commun selon Thomas d’Aquin…
Boucheron invite à rester prudent sur l’opposition que fait Skinner entre la référence « grecque » d’un aristotélisme thomiste et la référence « romaine » dans les textes médiévaux. Face au flot d’interprétations divergentes, il rappelle que ce grand personnage n’est ni un empereur, ni un clerc, ni un « grec », ni un « romain », mais porte le bonnet de fourrure de vair des podestats de Sienne et « fait signe vers le gouvernement communal », incarnant « la figure souveraine d’un juge vénérable » (10, p. 165).
Patrick Boucheron nous offre une intéressante introduction, dans son analyse critique des faisceaux d’interprétations, de « la force politique des images », sous-titre de son étude et nous invite à en tenir compte.
Que l’on me permette d’ajouter que la pensée moderne de la liberté est plus ancienne que 1220 et je ne me situe pas seulement en Italie, mais plus largement dans le domaine ouest-européen, en rappelant un événement historique central dans cette histoire de la liberté : la chute de l’Empire romain d’Occident, qui a ouvert un longue période de destruction de Rome en tant qu’empire conquérant et esclavagiste.
Une double idée de liberté, personnelle et politique, est apparue à ce moment-là et les débuts du « Moyen-âge » ont été marqués par l’apparition d’un terme nouveau pour exprimer cette double liberté, celui de franc : la victoire militaire contre l’armée romaine avait été possible grâce à l’arrivée récente de ces Francs, qui permit de remporter la victoire finale et, depuis ce moment, le mot franc a perdu sa signification ethnique pour désigner un nouveau statut personnel et social, celui de libre : libéré de la conquête et libéré de l’esclavage. Le nouveau mot de franc se retrouve dans tout le domaine ouest-européen et dans toutes ses langues : port-franc, ville-franche, franc-alleu, franc-bourgeois, franchissable, une personne franche, directe au sens d’honnête et vraie, des noms et prénoms etc (1).
Et puis encore, les pratiques populaires de reconstruction des sociétés dans ce domaine ouest-européen vont se brasser, mélanger les corps, les esprits, les conceptions des relations entre les gens, les langues, l’esthétique, l’éthique, l’idée de droit, bref, sur tous les plans et durant plusieurs siècles les anciennes hiérarchies s’effacent, se transforment et aboutissent à l’institutionnalisation des libertés et franchises dans des corps artificiels, fondés sur la personnalité juridique : chartes de communes villageoises et urbaines, corps de métier, ordres religieux et autres communautés etc, car cela s’étendit dans tous les coins de la société.
Le terme franchise signifie aussi droit de vote dans ces corps artificiels, et sera élargi à l’échelle de la société politique, avec l’institution des États généraux du Royaume de France ou des Cortès de celui d’Espagne.
Enfin, vers 1140 dans l’Université de Bologne, Gratien synthétisa les recherches en cours pour trouver l’expression de ce mouvement, pluriséculaire déjà, qui construisait une pensée politique fondée sur la liberté de l’individu et de la société, refusant conquête et esclavage, et incluant le droit de résistance à l’oppression. Et cette expression était ce droit naturel, que Gratien reprit du droit romain, tout en le redéfinissant.
Gratien conçoit en effet la liberté comme un pouvoir, une faculté humaine, une liberté exercée selon la raison humaine. Ce droit naturel de liberté appartient à tout être humain : il est donc réciproque, ou universel au genre humain, et pas seulement individuel car il prend en compte l relation de réciprocité du droit entre les gens.
De plus, Gratien sépare soigneusement le champ du droit naturel de celui du droit divin, celui de l’Eglise, et de celui du droit humain ou droit positif des sociétés de son temps. Et ce fut en termes de droit naturel réciproque que s’exprima cet « humanisme civil et politique » qui s’inventait là, à la faveur de ces circonstances.
Il devient très difficile dans ces conditions de noyer le « droit naturel » dans le thomisme, en l’accusant de cléricalisme pour mieux l’abattre, comme l’a repris, récemment d’ailleurs, Michel Villey (2) en particulier.
J’ajoute encore que l’appellation Moyen-âge est, elle aussi, fort tardive puisqu’elle date du milieu du XIXe siècle… Avant, on parlait tout autrement de cette époque et il est certainement très éclairant de savoir que Condillac (3), par exemple, parle de l’Antiquité qu’il fait suivre de la période Moderne à partir… de la chute de l’Empire romain.
Vivant au XVIIIe siècle, Condillac considérait appartenir à la même période historique que ce qui est devenu, pour nous, le Moyen-âge, avec cette aura plus que péjorative attachée à cette bien malheureuse appellation. Il employait les termes d’époque Moderne pour désigner cette période qui suivit l’Antiquité. Il est vrai que Condillac connaissait fort bien la culture politique de son époque, dont celle du droit naturel. Or ce même XIXe siècle s’est précisément efforcé de faire tomber dans l’oubli cette vaste culture du droit naturel et y est, somme toute, assez bien parvenu (4).
Tout ce débat se révèle passionnant et je pense prématuré de trancher sur des points aussi délicats que ceux rappelés ici, alors que les recherches d’une « liberté avant le libéralisme » pour reprendre le beau titre de Quentin Skinner, ouvrant le chemin pour repenser une « liberté autre que celle du libéralisme », sont encore en pleine phase de découverte. Qui oserait choisir entre Skinner ou Boucheron, Rubinstein ou Baron, Gratien ou Guillaume d’Ockham, Aristote ou Cicéron dans ce débat ? Et s’agit-il de « choisir » ? Non, ces recherches ne me semblent pas s’opposer, mais bien au contraire se nourrir et se compléter dans une période où les découvertes de tant de champs, abandonnés ou perdus de vue, invitent davantage à la curiosité et à l’esprit de finesse plutôt qu’à la passe d’armes et aux condamnations !
17 VII 2017
Notes
(1) Voir Marc Bloch qui relate les faits dans Rois et serfs, (Paris 1920) La Boutique de l’Histoire, 1996 ; Les caractères originaux de l’histoire rurale française, (Paris1931) Colin, 1964 ; Jean Bodin rappelle cette histoire dans, ''Les six livres de la république, (1576) Paris, Fayard, L. I, chap. 5. '' (2) Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, 1983, PUF, Quadrige 2009.
(3) Conversation récente avec Edern de Barros qui prépare une thèse sur Condillac et Mably et que je remercie ici.
(4) Sur la réapparition du droit naturel par Gratien, voir Brian Tierney, The Idea of Natural Rights. Studies on Natural Rights and Chuch Law, 1150-1625, Michigan UK Cambridge, 1997. Sur l’occultation du droit naturel depuis la fin du XVIIIe siècle, voir Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, (1992) Syllepse, 2013 ; le n° spécial Droit naturel de la revue Corpus, articles de Brian Tierney, Florence Gauthier, Christophe Miqueu, Marc Belissa, Christopher Hamel, Yannick Bosc, 2013 ; Yannick Bosc, La terreur des droits de l’homme, Paris, Kimé, 2016 ; Marc Belissa, Yannick Bosc, Florence Gauthier (dir.), Républicanismes et droit naturel, Paris, Kimé, 2009.