Albert Mathiez, Révolution russe et Révolution française Annonces
mardi 18 avril 2017Albert Mathiez, Révolution russe et Révolution française, Paris, Éditions Critiques, 2017, 140 p., introduction de Yannick Bosc et Florence Gauthier. L'ouvrage rassemble les textes publiés par Mathiez sur les Révolutions russes et l'URSS, de 1917 à 1931. Nous en proposons ici un extrait : "La chute de Kerenski", article paru dans Le Petit Comtois du 10 novembre 1917 (28 octobre dans le calendrier julien), deux jours après la Révolution d'octobre.
La Révolution Russe continue à se développer sur le rythme de la Révolution française, et cela n’a rien de particulièrement surprenant, quand on sait que les intellectuels qui en ont pris, je ne dis pas la direction (!), mais l’initiative, étaient tous nourris des œuvres de nos grands historiens et vivaient dans notre glorieux passé, encore plus hélas ! que dans le présent. Donc le Girondin Kerenski est abattu par les Montagnards que nous appelons aujourd’hui les Maximalistes.
Comme les Girondins d’autrefois, Kerenski est victime de l’équivoque fondamentale de sa politique. Il voulait continuer la guerre, pensée louable ! mais il ne voulait pas malheureusement les moyens d’intéresser le peuple à cette guerre. Il a retardé la solution de la question agraire, question capitale dont j’ai essayé ici même d’exposer sommairement les données. Refusant aux paysans la terre objet de leurs désirs, il n’a pu les entraîner derrière lui. Ses vainqueurs, dans leur proclamation d’hier, déclarent qu’ils remettront immédiatement la terre aux paysans. Ainsi, après la chute de la Gironde, les Montagnards abolissaient sans indemnité les derniers droits féodaux qui subsistaient encore en France.
Les phrases, même les plus éloquentes, ne suffisent pas à soutenir une politique. Kerenski, comme nos Vergniaud et nos Brissot, n’était qu’un avocat. Ses dernières intrigues avec Kornilov, qui semble bien avoir été sa dupe, ont achevé de le discréditer, comme les intrigues de Brissot et de Guadet avec Dumouriez perdirent les Girondins dans l’opinion.
Sans doute, entre les Montagnards, qui sauvèrent le France de la coalition des rois, et les Maximalistes, qui proclament leur intention de proposer sur-le-champ « une juste paix », il semble qu’il y a un abîme. Trop de Français, égarés par une presse partiale et mal informée, s’imaginent que la chute de Kerenski va être suivie de la défection d’une alliée qui nous doit tant et pour laquelle nous avons pris les armes. Je ne crois pas cependant que ces craintes, si légitimes qu’elles paraissent être, aient des chances sérieuses de se réaliser. Je crois, au contraire, – et ce n’est pas là un simple espoir que j’exprime, – je crois au contraire qu’il y a au moins autant de chances pour que la Russie maximaliste continue la guerre et même l’intensifie, qu’il peut y en avoir pour qu’elle conclue une paix séparée.
Les Montagnards aussi avaient mené avec Robespierre une ardente campagne contre la guerre au printemps de 1792. Encore au lendemain de la trahison de Dumouriez, Danton, qui dirigeait alors le comité de Salut public, entama avec l’Autriche, en avril 1793, des pourparlers de paix. Ces pourparlers échouèrent devant les prétentions des coalisés et les Montagnards poursuivirent la guerre avec un courage indomptable.
Les Maximalistes pourront bien imiter jusqu’au bout nos Montagnards qu’ils ont pris comme modèles. J’ai l’impression que s’ils réclamaient la paix, que s’ils sabotaient même la défense nationale, quand le pouvoir était aux mains de Kerenski, c’était surtout pour se populariser aux dépens de leurs adversaires politiques, c’était pour leur arracher la réforme agraire dont ceux-ci ne voulaient pas. Autrement dit, il me semble que leur pacifisme était moins encore un but qu’un moyen. Leur sabotage a eu les conséquences les plus funestes, il est cause de la défaite italienne, il prolongera vraisemblablement la guerre. Mais, maintenant que les Maximalistes ont le pouvoir, il est à prévoir qu’ils changeront forcément de politique. Ce n’est pas seulement en France qu’il est vrai de dire qu’un jacobin ministre n’est pas un ministre jacobin. En Russie aussi l’aphorisme trouvera son application.
Si étrangement modérées, si « défaitiste » que soient les propositions de paix des Soviets, elles n’ont aucune chance, à mon sens d’être acceptées telles quelles par les puissances centrales, surtout à l’heure actuelle, quand l’encens des victoires italiennes enivre leurs généraux et leurs hommes d’État.
Les plus défaitistes des Maximalistes ne se résigneront jamais, du moins je le suppose, à abandonner à l’Allemagne Riga et les îles de son golfe, à se désintéresser du statut futur de la Pologne, à remettre sous l’odieux joug de la Turquie les Arméniens libérés. Un gouvernement russe qui signerait une telle paix, signerait du même coup sa propre abdication. Les Allemands, à Dagö et à Ösel, c’est la menace permanente contre la capitale. L’abandon de l’Arménie aux Turcs, c’est le reniement de tous les principes du droit des peuples qu’affichent les Soviets. Mais l’Allemagne qui tient Riga, ville de population germanique ne l’oublions pas, l’Allemagne qui domine en fait la Baltique, ne se résignera pas à restituer ses conquêtes à une Russie qu’elle croit impuissante à jamais. Les barons Baltes, qui possèdent la terre dans les provinces conquises, en Courlande, en Lituanie, supplieront leurs frères allemands de ne pas les livrer aux vengeances moscovites, à la dépossession et à la ruine agraire qui les attend, si on les remet sous le joug d’une Russie maximaliste. Ils ne manqueront pas de démontrer aux junkers de la Prusse orientale que leur expropriation serait le prélude de la leur, car les paysans allemands ne manqueraient pas, un jour, d’imiter leurs frères lettons.
Les Maximalistes, remarquons-le, se sont toujours défendus de vouloir une paix séparée. Ils prétendent simplement discuter avec les Alliés les bases d’une « paix juste », comme ils disent. Il serait d’une suprême maladresse d’avoir l’air de douter de la sincérité de leurs déclarations. Les dures leçons de l’expérience se chargeront vite de dissiper leurs chimères et leurs illusions.
Nous n’avons pas le droit d’intervenir dans les affaires intérieures de la Russie. Nous ne devons pas recommencer les lourdes fautes que nous avons commises du temps du tsarisme. Il n’est que trop vrai qu’une des raisons de la défiance que professe à l’endroit du gouvernement de la France trop de révolutionnaires russes provient de la faiblesse et de la complaisance que notre diplomatie témoigna trop longtemps aux courtisans d’Alice et de Raspoutine. Le sort de l’alliance ne doit pas plus être attaché au sort de Kerenski qu’à la destinée de Nicolas Romanov. Le gouvernement de fait, qui tient aujourd’hui le pouvoir à Petrograd, est le seul dont nous ayons présentement à tenir compte. Le temps n’est plus des intrigues et des manœuvres cachées. La Révolution russe, comme l’entrée des États-Unis dans le conflit, a inauguré une nouvelle diplomatie, celle de la lumière. Disons donc nettement aux nouveaux maîtres de la Russie que nous ne leur demandons qu’une chose : la sauvegarde de nos intérêts légitimes, le respect des engagements pris, la lutte à outrance contre la barbarie germanique.
Notre intérêt le plus évident nous commande de souhaiter qu’il se constitue en Russie un gouvernement homogène, un gouvernement fort, qui ait derrière lui l’appui confiant des masses. J’ai la conviction que les maximalistes, s’ils résolvent rapidement et résolument la question agraire, peuvent réussir à constituer un gouvernement qui serait le salut. Le jour où le paysan russe recouvrera enfin la terre qui lui a été enlevée en 1861, il aura un tel intérêt à la consolidation de la Révolution qui la lui aura donnée, qu’il sera facile de lui prouver que la victoire définitive de la Révolution ne peut s’obtenir que sur les champs de bataille. Il ne se battait pas hier, parce qu’on lui refusait la terre, il se battra demain avec vigueur parce qu’il voudra garder son bien. Les maximalistes, même les plus embochés, comprendront cette nécessité. Une défaite diplomatique qui ferait de la Baltique un lac allemand et de la Pologne une marche du germanisme, ne manquerait pas de se retourner contre eux. La Révolution serait compromise. L’or allemand rétablirait le tsarisme et les maximalistes reprendraient le chemin de la Sibérie. Il n’est pas possible qu’ils n’aperçoivent pas cette alternative.
Ce qui serait grave, c’est que la révolution opérée hier à Petrograd ne soit pas acceptée par le reste du pays ; que Kerenski et ses partisans, imitant jusqu’au bout les Girondins, soulèvent les provinces contre la capitale et constituent à Moscou un gouvernement rival du gouvernement maximaliste. Alors, la situation pourrait bien être sans remède. Si nos Montagnards ont pu triompher d’une épreuve analogue, vaincre Lyon, Toulon et la Vendée en même temps qu’ils repoussaient l’invasion, c’est qu’ils avaient en eux et derrière eux, des ressources matérielles et morales, dont je cherche en vain l’équivalent dans le parti maximaliste.
Si Kerenski est le grand patriote qu’il se targue d’être, il fera à la patrie le sacrifice suprême. Il acceptera sa défaite, il hésitera à jeter la Russie dans la guerre civile. Son abnégation enlèvera aux maximalistes le dernier prétexte qu’il leur fournirait de conclure la paix à tout prix.
Au moment de la marche de Kornilov sur Petrograd, les ambassadeurs alliés avaient cru pouvoir offrir à Kerenski leurs bons offices pour apaiser le conflit à l’amiable. Leur démarche tardive avait été repoussée. Une intervention de ce genre dans les affaires intérieures d’un grand pays est toujours délicate. Mais si les puissances alliées ont cru que les circonstances l’autorisaient, il y a deux mois, avec infiniment plus de raisons encore, elles pourraient le renouveler aujourd’hui, si de nouveau la guerre civile menaçait de mettre aux prises les Russes contre les Russes. Mais il faudrait qu’une semblable intervention fût faite de telle sorte qu’aucune arrière-pensée de politique intérieure, qu’aucun regret des faits accomplis, ne viennent en obscurcir la signification et en affaiblir la portée.
Il est puéril, à cette distance des événements, de formuler des prévisions que demain démentira peut-être.
La vérité qu’on nous livre est fragmentaire et sujette à caution. La censure règne ! Mais il est bien permis d’exposer les données générales et permanentes des problèmes qui nous intéressent au premier chef.
A ceux qui serait disposés à se laisser aller au découragement, j’ai voulu donner en toute sincérité, mes raisons d’espérer, quand même !