C’est dans ce climat qu’est paru l’ouvrage de Micah Alpaugh, Non-Violence and the French Revolution. Ce livre inverse la tendance dominante, en partant du constat que si les épisodes les plus violents de son histoire ont dominé le discours sur le mouvement populaire, on s’est peu intéressé à ses actions « paisibles », pourtant beaucoup plus nombreuses. Alpaugh pose donc la question : pourquoi et comment les actions collectives ont-elles pu rester si souvent sans violence si celle-ci est partie intégrante de « l’idéologie révolutionnaire », ou encore si le peuple est constamment, en l’absence d’un État fort, en proie à des pulsions primitives ?

Il s’agit plus particulièrement chez Alpaugh de se pencher sur le peuple de Paris en Révolution. En effet, quoique le titre de son ouvrage soit volontiers une réplique au numéro des Réflexions historiques, « Violence and the French Revolution », dirigé par Donald Sutherland, et sans doute aussi aux travaux comme l’essai de Jean-Clément Martin, Violence et Révolution, c’est, plus qu’une réflexion générale, une étude monographique que nous offre Alpaugh. Le sous-titre précise que cette étude porte sur les « manifestations politiques à Paris, 1787-1795 » (Political Demonstrations in Paris, 1787-1795). L’originalité de l’ouvrage tient non seulement au choix d’interroger l’absence de la violence, mais aussi et surtout à l’approche d’Alpaugh, qui consiste à additionner toutes les « actions collectives » ayant eu lieu à Paris depuis 1787 jusqu’à la répression du mouvement populaire en prairial an III-mai 1795, pour déterminer quel pourcentage de ces actions ont comporté de la violence.

Deux questions principales se posaient à Alpaugh en voulant établir cette statistique. La première, celle des désaccords entre les sources, se résout plus facilement qu’on aurait pu le croire. D’après Alpaugh, journaux, pamphlets, correspondances publiques et privées, discours, etc. diffèrent sensiblement sur les jugements portés, mais très peu dans le détail du récit des événements.

La seconde question est celle des définitions : afin de compter les actions violentes ou non du peuple de Paris, il faut savoir ce que l’on entend par chacun de ces termes. Qu’est-ce que la violence ? Qui est compris dans la définition du peuple de Paris ou des Parisiens ? Comment désigner leurs actions ? Alpaugh emploie le terme d’« action collective » ou celui de « demonstration » (4) indifféremment, afin de pouvoir embrasser sous des termes généraux toute action entreprise par plusieurs personnes à Paris pendant la période étudiée, terme, alors que les acteurs désignaient de tels mouvements sous des noms divers. On peut juger que lorsqu’on regroupe processions religieuses, attroupements devant les boulangeries, fêtes, défilés et insurrections dans une seule et même catégorie, l’analyse qui en résulte risque d’être trop générale. Ce choix se justifie en ce qu’il permet de situer les actions proprement révolutionnaires dans un paysage populaire où l’absence de la violence était la norme, contrairement aux théories qui postulent que, sans le contrôle étroit de l’État, le peuple – celui de l’époque moderne si ce n’est celui de tous les temps – serait naturellement porté à la violence. En revanche, pour tirer des conclusions précises, une définition plus restreinte est nécessaire. Alpaugh la fournit, en créant une sous-catégorie de « manifestation de groupe (5) », qu’il définit comme « celles où figurait une douzaine ou davantage de personnes qui avaient un comportement ouvertement politisé et contestataire (6) » (p. 3).

Enfin, la définition de la violence qu’emploie Alpaugh est sans doute la plus intéressante et la plus prometteuse pour des recherches ultérieures (7). Dans son étude statistique des actions violentes, Alpaugh choisit d’utiliser une définition « restrictive » de la violence qui sépare la violence physique contre les personnes des violences purement verbales ou exercées contre les propriétés. Ce choix permet non seulement, comme il le dit, « plus de précision » dans l’analyse, il peut aussi nous fournir une mise en perspective qui manque à ceux qui, comme le souligne avec raison Alpaugh, désignent sous le terme de « violence », « quasiment toute chose à caractère déplaisant (8) » (p. 12).

Cette perspective se clarifie à la lecture des résultats quantitatifs d’Alpaugh, autre apport majeur de son livre. Selon ses chiffres, qu’il détaille en annexe, 93% de toutes les actions collectives à Paris entre 1787 et 1795 n’ont donné lieu à aucune violence physique contre les personnes. Cela est également vrai de 88% des manifestations « politisées et contestatrices ». Ces pourcentages élevés, obtenus à partir d’une base empirique solide, permettent à Alpaugh de conclure de façon convaincante que : « Étant donné le grand nombre d’occasions de confrontation physique dans pratiquement n’importe quelle manifestation, le fait que 93% ont évité la violence corporelle laisse à penser que les Parisiens avaient généralement en tête, des objectifs plus conciliants (9) » (p. 3).

Alpaugh n’en reste pas à l’analyse quantitative. Six des sept chapitres de son ouvrage traitent des « manifestations » parisiennes en détail, pendant les différentes séquences de la Révolution, après un premier chapitre qui traite d’antécédents sous l’Ancien régime. Enfin, Alpaugh consacre le dernier chapitre aux « manifestations » qu’il qualifie de « conservatrices ». Le choix d’Alpaugh de s’interroger, au fil de ces chapitres, sur le point de vue des acteurs populaires et sur ce qui motivait leurs actions – ce qu’il appelle une « perspective proche (10) » des acteurs – est en effet un élément essentiel à la compréhension de l’usage ou non de la violence (p. 19). Sans doute Alpaugh n’est pas le premier à le faire et son ouvrage renoue avec la tradition historiographique de Lefebvre, Soboul, Rudé, Tønnesson et d’autres, qui, en étudiant les paysans et les sans-culottes, avaient découvert l’autonomie des mouvements populaires (11). Une telle approche, qui a sensiblement disparu chez les spécialistes de la « violence », mérite d’être rappelée.

La force du livre d’Alpaugh réside dans les analyses qui portent sur son thème principal, comme dans la manière dont il les étaye. Il confirme ainsi souvent les intuitions et les lectures d’autres historiens, qui sans rejoindre la préoccupation d’Alpaugh l’ont abordé en passant, ou parfois en détaillant un épisode, comme l’a fait Sophie Wahnich, presque seule de nos jours (12) à aborder ce qu’elle appelle « l’auto-contrôle de la cruauté des foules révolutionnaires ». Elle affirme, dans son article du même titre, que : « Les mouvements, les émeutes révolutionnaires, conduisaient rarement à des morts violentes. Cela arrive, mais dans ce cas l’événement est vécu comme un échec, car cette violence empêche l’idéal de coïncider avec la situation, et il y a là de la perte et du découragement » (13). L’ouvrage d’Alpaugh vient à l’appui de cette analyse. Il souligne que le fait que le XVIIIe siècle ne créa pas de mouvement autour de la « non-violence » explicitement théorisée en tant que telle, comme au XXe, n’empêcha pas les acteurs révolutionnaires de prendre acte « de la présence ou de l’absence de la violence physique » et que les « manifestants » (pour se servir du terme d’Alpaugh) insistaient souvent sur le caractère « paisible » de leur démarche (p. 18).

L’explication que donne Alpaugh à ce sujet repose peut-être trop exclusivement sur la question de la tactique. Néanmoins, à ce niveau, sa démonstration est solide. Il montre, exemples à l’appui, que « le recours à la violence », que ce soit de la part des « manifestants » ou des autorités, « amenait typiquement une intensification (escalation) massive, qui motivait ainsi communément les deux côtés à user de retenue (14) » (p. 19). Cette analyse constitue le second volet de la démonstration d’Alpaugh, qui prouve non seulement que les révolutionnaires parisiens employaient de préférence et majoritairement des moyens « non-violents », mais qui cherche encore à prouver que ces moyens étaient les plus efficaces, et que la violence fit plus souvent reculer qu’avancer leurs objectifs.

On pourrait – et Alpaugh a le mérite de le reconnaître – y objecter au moins deux contre-exemples de taille, le 14 juillet 1789 et le 10 août 1792. En se demandant si la violence physique de ces journées insurrectionnelles était bien indispensable à leur succès, Alpaugh ne réussit pas tout-à-fait à convaincre. La prise de la Bastille comme celle des Tuileries sont difficiles à concevoir sans violence de la part des assiégeants, dès l’instant où les assiégés commencèrent à en user contre eux. On concédera pourtant volontiers que, lors de maints autres épisodes, la possibilité d’une solution pacifique était envisageable. On peut considérer que le livre d’Alpaugh invite à en débattre, plutôt que d’apporter une conclusion définitive à ce sujet.

Pour commencer ce débat, l’auteur offre cependant quelques éléments de réflexion. Il démontre ainsi que même lorsqu’une « manifestation » s’achevait dans la violence, celle-ci n’était pas inévitable, mais qu’elle était souvent le résultat d’un refus de la part des autorités à entrer en dialogue avec les « manifestants » et plusieurs exemples révèlent l’emploi préalable d’une violence à l’encontre de ceux-ci, comme, par exemple, lors de la charge de Lambesc le 12 juillet 1789 ou du guet-apens tendu par les défenseurs des Tuileries le 10 août 1792. Ensuite, le mouvement populaire parisien apprit, surtout à partir du massacre du Champ de Mars le 17 juillet 1791, que la violence peut très facilement devenir prétexte à la répression. C’est ainsi que le mouvement populaire rechercha une « relation collaborative » avec les autorités, et en particulier avec l’assemblée des députés. Alpaugh constate qu’à l’exception de la campagne du printemps 1793 contre les « brissotins » et des journées de prairial an III–mai 1795, lorsque le mouvement populaire proférait des menaces, celles-ci n’étaient pas dirigées contre les députés, mais contre l’ennemi commun, et qu’il les engageait à s’unir pour le combattre.

L’hypothèse d’Alpaugh sur l’efficacité variable des différents modes d’action a le mérite de nous interroger sur les limites de la violence comme tactique, mais en même temps, de nous obliger à la confronter avec celles de la non-violence. En effet, qu’en aurait-il été de l’insurrection du 10 août si les insurgés étaient arrivés sans armes aux Tuileries, en se fiant à la seule espérance d’une fraternisation « paisible » ? Alpaugh lui-même reconnaît que l’efficacité des manifestations sans violence repose sur un minimum de réceptivité de la part des autorités. Ce qu’Alpaugh désigne comme une « relation collaborative » ne peut pas être unilatérale. Les insurrections du printemps de l’an III–1795, comparées à celles des 31 mai-2 juin et des 4-5 septembre 1793, illustrent ce principe. Le mouvement populaire, en effet, connut ses plus grands succès en 1793, avant tout lors des insurrections « paisibles » et, notons-le, qualifiées comme telles à l’époque. Ces succès ne furent cependant possibles que parce que la Convention reconnaissait au peuple un rôle dans le processus politique. Lorsque les « manifestants » tentèrent la même tactique en germinal an III–avril 1795, la majorité de la Convention thermidorienne leur laissa croire qu’elle répondrait à leurs réclamations, alors qu’elle n’en avait nullement l’intention. Alpaugh souligne aussi que le 1er prairial–20 mai 1795, les « manifestants » ne pensaient vraisemblablement pas plus à déployer une violence, dont ils n’avaient guère fait usage depuis 1792, et jamais contre la Convention, jusqu’à la provocation de Féraud, tué d’un coup de pistolet après avoir essayé de bloquer l’accès des « manifestants » à la Convention, et même les avoir défiés de l’attaquer. Cet acte de violence servit de prétexte à une répression complète du mouvement populaire, mais, comme le remarque avec raison Alpaugh, la violence avait bien pour origine le refus de la Convention thermidorienne de reconnaître au mouvement populaire sa légitimité politique (p. 178).

Il est curieux, puisqu’Alpaugh comprend si bien le rôle central de ce qu’il appelle la « relation collaborative » entre le mouvement populaire, qu’il ne désigne pourtant pas ainsi, et les « autorités », surtout l’assemblée des députés, qu’il ne semble voir cette « relation » que dans l’optique de la tactique et des rapports de force, sans reconnaître qu’elle avait été théorisée par les révolutionnaires. En la matière, il s’arrête à l’affirmation suivante :

« (E)n étendant les liens sentimentaux avec le « peuple », les élites ont fini par s’identifier plus intimement avec la population plus large, et au cours des premières années de la Révolution, ils l’ont de plus en plus accepté dans le processus politique. La sollicitation de « l’opinion populaire » également cultivée à travers la liberté grandissant de la parole, de la presse et de réunion, pouvait ancrer une nouvelle époque de souveraineté populaire et de liberté (15). (p. 11). »

L’affirmation est intéressante et mériterait d’être approfondie. Il aurait fallu surtout prendre en compte les travaux, parus depuis le bicentenaire, qui traitent des conceptions de la représentation et de la souveraineté populaire chez les révolutionnaires (16).

Au lieu de cela, Alpaugh reste enfermé dans l’opposition entre « démocratie directe » et « représentation ». En cela il suit Soboul : les sans-culottes auraient voulu la démocratie directe tandis que la Convention montagnarde aurait été forcée par la nécessité de leur accorder un rôle politique, en opposition avec sa préférence réelle de les exclure (17). Aussi Alpaugh ignore-t-il, tout comme Soboul, la conception de la représentation partagée par le mouvement populaire et le « côté gauche » de l’Assemblée nationale, puis la Montagne, qui voulait que le peuple contrôle ses mandataires et que ceux-ci traduisent l’opinion publique en lois. Et il en arrive au point d’écrire cette phrase invraisemblable :

« Les Jacobins, bien qu’ils aient servi d’alliés aux sans-culottes dans les grandes insurrections de 1793, n’ont jamais accepté un droit populaire d’insurrection (…)(18) » (p. 157).

Alpaugh ne précise pas ce qu’il entend par « Jacobins », mais il est clair au moins qu’il ne s’agit pas que des membres de la Société des amis de la liberté et de l’égalité. Une telle affirmation surprend à la lecture du célèbre article 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, qui soutient que :

« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

Sur plusieurs points, Alpaugh propose des interprétations discutables, dont quelques-unes relèvent d’un certain flou dans les définitions, ce qui explique peut-être aussi des aspects de l’organisation du livre qui peuvent paraître bizarres. Par exemple, Alpaugh – et là encore il n’est pas le seul – limite les sections de Paris dans le rôle « d’organisations populaires efficaces avec lesquelles (les législateurs) pouvaient s’allier (19) » (p. 127). Alpaugh sait bien que les sections étaient issues des assemblées électorales, mais il en tire pour seule conséquence l’idée que la nécessité reconnue des élections aurait rendu leur abolition définitive difficile. Les sections, contrairement à ce qu’il affirme, n’étaient pas des « organisations » utilisées comme des groupes de pression par les députés, voire cooptées par le « gouvernement », mais, avec les autres assemblées primaires, le lieu de l’exercice de la souveraineté populaire. Celle-ci n’était effectivement pas mise de côté en dehors de la période électorale, mais elle n’était pas non plus vue comme incompatible avec la représentation, universellement reconnue comme indispensable au fonctionnement d’une grande république. La « relation collaborative » entre le mouvement populaire et l’assemblée des députés qu’Alpaugh décrit si bien, et dont la culmination eut lieu sous la Convention montagnarde, n’existait pas que de fait : elle était bel et bien explicitement théorisée comme la mise en œuvre de la souveraineté populaire (20).

C’est encore sa méconnaissance de la nature des sections, ainsi que quelques présupposés non examinés sur le Gouvernement révolutionnaire, qui fait qu’Alpaugh passe bien rapidement sur l’an II (21). Pour lui, les sections n’étant que, selon son expression dont l’obscurité rend la traduction difficile, des « sanctioned governmental organizations (22) » avec une participation en plus minoritaire (mais on se demande quelle « manifestation » avait jamais compris une majorité de la population ?), et non le lieu de l’exercice de la souveraineté populaire et le point central de l’organisation du mouvement populaire, leurs actions seraient d’un intérêt limité (p. 127). Selon Alpaugh, tout l’an II – et en particulier ce qu’il appelle, sans plus de précisions, « le pire de la Terreur (23) » (p. 157) – se vécut uniquement sous le signe de la répression. Les sans-culottes étant « terrorisés, aliénés ou apaisés », les sections « ne défièrent pas directement le gouvernement répressif », ce qui suffit pour ne pas analyser leur action pendant cette période, ou si peu (24) (p. 159). Alpaugh a raison, bien entendu, de souligner que le nombre de « manifestations » diminua lors de cette séquence et de vouloir l’expliquer – encore que son explication ne donne pas vraiment l’impression d’une connaissance profonde du problème – mais on reste perplexe devant sa décision d’écarter d’un mot des genres de « manifestations » auxquelles il accordait de l’intérêt dans les premières années de la Révolution, comme les fêtes ou les défilés devant la Convention.

D’autres interprétations d’Alpaugh sont, sans doute, encore attribuables à la terminologie qu’il emploie. Pour désigner les différentes tendances des acteurs révolutionnaires (et contre-révolutionnaires), il emploie les termes anachroniques – pour être plus accessible aux lecteurs anglophones ? – de « radicaux », « modérés (25) » et « conservateurs ». Par malheur, il ne les définit pas. Les « radicaux » forment-ils un ou des groupes discrets – bien qu’ayant des contours variables – tels le mouvement populaire ou le côté gauche de l’Assemblée ? Ou le radicalisme recouvre-t-il un contenu précis (éventuellement en évolution lui aussi) ? Qu’est-ce qui différencie les « modérés » des « conservateurs », tous deux opposés aux « radicaux », mais sans que ce qui sépare les deux premiers ne soit explicité ? Parfois ils semblent désigner la même chose : ainsi la Convention thermidorienne est-elle à un moment « de plus en plus modérée » (p. 164) et à un autre « de plus en plus conservatrice » (26) (p. 178).

Il est possible qu’Alpaugh entretienne exprès une ambiguïté qui permettrait de prendre en compte les fluctuations de la conjoncture politique à l’époque révolutionnaire. Pourtant, ce choix – s’il en est un – entretient davantage la confusion qu’autre chose. Au lieu de suivre les conjonctures changeantes, la question est alors esquivée. D’ailleurs, en l’absence de définitions, certaines affirmations contestables sont posées comme allant de soi : le caractère foncièrement « radical » du républicanisme en 1791 (p. 99), par exemple, ou celui de la déchristianisation (p. 185), ce qui mériterait d’être interrogé. Pourquoi la Montagne est-elle radicale en 1793, alors qu’Hébert seul retient cette désignation en l’an II (p. 138, p. 160) ? L’interprétation implicite dans ces choix aurait méritait d’être explicitée.

On doit enfin signaler quelques interprétations – implicites ou explicites – qui paraissent aberrantes et qui apparaissent ponctuellement au fil du texte, sans pourtant dévier de l’argument central. Par exemple, les Muscadins, champions de la non-violence pour avoir refusé d’aller se battre aux frontières et pour s’être attaqués, au contraire, aux « jacobins (27) » ? Une proposition de Condorcet exigeant qu’une simple pétition soit validée au niveau départemental pour arriver devant la législature, prise comme un indice d’« une bonne volonté croissante pour intégrer les manifestants dans le processus politique, et une reconnaissance des tactiques des manifestations paisibles (28) » (p. 135) (29) ? On reste songeur devant de telles analyses, que l’on reconnaîtra, pourtant volontiers, ne pas être propres à Alpaugh.

Ces critiques ne doivent cependant pas faire perdre de vue l’essentiel. L’apport de cette étude emporte – et de beaucoup – sur ses défauts. Sa démonstration centrale demeure originale et convaincante, à l’appui d’une solide documentation. On doit saluer le courage d’Alpaugh d’avoir fait paraître un tel ouvrage dans le climat actuel. Il appelle d’urgence d’autres travaux pour confirmer, nuancer et étendre ses conclusions. S’il pouvait marquer un tournant dans une historiographie sursaturée de « violence révolutionnaire », il aurait plus que prouvé son mérite !

NOTES :

(1) On peut considérer toutefois que cette fixation a été réellement lancée une décennie plus tôt par François Furet, avec sa formule faisant de la Révolution « la matrice des totalitarismes du XXe siècle ». Réduire la Révolution à la violence poursuit la démarche ainsi inaugurée, qui n’est au fond qu’un renouveau de la vieille tradition antirévolutionnaire – avec cette différence que tout autre discours est désormais devenu quasiment inaudible. Voir Sophie WAHNICH, La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La Fabrique, 2003, en particulier l’Introduction, p. 9-15. Wahnich a bien décrit cette évolution – et surtout ses conséquences dans la culture – en constatant que « Le temps n’est plus à l’affrontement des points de vue sur un événement qui résiste à l’interprétation, mais à une détestation sans discussion de l’événement », p. 11.

(2) « From the very beginning—from the summer of 1789—violence was the motor of the Revolution. », Simon SCHAMA, Citizens. A Chronicle of the French Revolution, New York, A. A. Knopf, 1989, p. 859. Ce livre, non traduit en français, est omniprésent même aujourd’hui dans les librairies aux Etats-Unis.

(3) Voir par exemple la réception de l’ouvrage de Sophie WAHNICH, La longue patience du peuple. 1792, naissance de la République, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2008, 536 p. et sa réponse à la recension de Jean-Clément Martin publié dans le n° 354 des Annales historiques de la Révolution française, Sophie WAHNICH, « Peuple et violence dans l’histoire de la Révolution française », Révolution Française.net, mis en ligne le 2 juin 2009, LIRE.

(4) On traduira ce terme par celui de « manifestation », tout en notant que l’usage de « demonstration » chez Alpaugh a un sens plus restreint, qui renvoie aux manifestations politiques dans l’acception actuelle. Le terme « manifestation » est autrement plus approprié à désigner les divers mouvements révolutionnaires que « demonstration », puisqu’on peut considérer que ces mouvements sont des « manifestations » d’opinion, explicitement protégées par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (article 10). Je remercie Florence Gauthier pour ses remarques à ce sujet.

(5) Original : « group demonstration ».

(6) Original : « group street protests (…) defined as those featuring a dozen or more persons participating in overtly politicized and contentious behavior »

(7) Je suis d’accord sur ce point avec Cynthia Bouton. Voir son compte rendu de l’ouvrage d’Alpaugh dans le numéro de décembre 2015 de l’American Historical Review, p. 1979-1980.

(8) Original : « virtually anything unpleasant ».

(9) Original : « Given the myriad opportunities for physical confrontation in virtually any demonstration, that 93 percent avoided corporal violence suggests that Parisians usually had other, more conciliatory goals in mind ».

(10) Original : « close view ».

(11) Voir Georges LEFEBVRE, La grande peur de 1789. Suivi de Les foules révolutionnaires, Michel BIARD et Hervé LEUWERS, éd., Paris, A. Colin, 2014 (1932), 309 p. ; Albert SOBOUL, Les sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire, 1793-1794, Paris, Éd. du Seuil, 1968 (1958), 256 p. ; George RUDÉ, La foule dans la Révolution française, Albert JORDAN, trad., Paris, F. Maspero, 1982 (éd. orig. 1959), 286 p. ; Kåre TØNNESSON, La défaite des sans-culottes. Mouvement populaire et réaction bourgeoise en l’an III, Oslo, Presses universitaires et Paris, R. Clavreuil, 1959, XIX-456 p.

(12) Il en a notamment été question chez Lefebvre, mais remarquablement peu depuis. Voir LEFEBVRE, La grande peur…, op. cit.

(13) Sophie WAHNICH, « L’auto-contrôle de la cruauté des foules révolutionnaires », Chimères, 83, 2014-2, p. 115.

(14) Original : « The recourse of either to violence typically brought massive escalation, thus commonly motivating each to employ restraint ».

(15) Original : « (E)nlarging upon sentimental connections with the “people,” elites came to identify more closely with the wider population, and over the Revolution’s first years increasingly accepted them in the political process. The solicitation of “popular opinion,” also cultivated through expanding freedoms of speech, press, and Assembly, could anchor a new era of popular sovereignty and liberty. »

(16) On peut citer, entre autres, Florence GAUTHIER, Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Éditions Syllepse, 2014 (éd. orig. 1992), 387 p. ; Jacques GUILHAUMOU, L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792). Essai de synthèse sur les langages de la Révolution française, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, 311 p. ; Raymonde MONNIER, L’Espace public démocratique. Essai sur l’opinion à Paris de la Révolution au Directoire, Paris, Éditions Kimé, 1994, 287 p. ; Sophie WAHNICH, La longue patience du peuple, op. cit. Alpaugh ne peut cependant pas ignorer les thèses de cette dernière, qu’il cite à propos du 10 août.

(17) Albert SOBOUL, Les sans-culottes parisiens en l’an II, op. cit.

(18) Original : « The Jacobins, despite acting as the sans-culottes’ allies in the great insurrections of 1793, never accepted a popular right to insurrection (…) ».

(19) Original : « effective popular organizations with which they could ally ».

(20) Voir R. MONNIER, L’espace public démocratique, op. cit. et, sur le rôle des sections dans la commune de Paris, voir aussi son étude sur Le Faubourg Saint-Antoine, 1789-1815, Paris, Société des études robespierristes, 1981, 367 p. et Maurice GENTY, Paris, 1789-1795. L’apprentissage de la citoyenneté, Paris, Messidor, 1987, 290 p. Soboul avait également reconnu le rôle des sections en tant qu’assemblées primaires, mais en inventant une opposition entre « démocratie directe » et « représentation » qu’Alpaugh reprend : voir A. SOBOUL, Les sans-culottes, op. cit. Notons qu’il n’existe toujours pas, à ce jour, d’étude exhaustive de la Commune de Paris à l’époque révolutionnaire.

(21) La journée des 4-5 septembre est le dernier épisode de la Convention montagnarde à être analysé en détail. Tout l’an II ne reçoit qu’un traitement sommaire au début du chapitre suivant sur la période thermidorienne.

(22) On pourrait peut-être traduire cette expression par « organisations étatiques (officiellement) reconnues ». De toute façon, elle définit mal le rôle des sections.

(23) Original : « the worst of the Terror ».

(24) Original : « With sans-culottes terrorized, alienated, or appeased (…) » ; « Sections (…) did not directly challenge the repressive government ».

(25) Son usage de ce terme ne semble pas correspondre à son usage par les contemporains.

(26) Original : « increasingly moderate » ; « increasingly conservative ».

(27) Alpaugh écrit (p. 195) : « (…) le mouvement (des muscadins) agitait fortement contre la violence révolutionnaire. En 1793, des jeunes se battirent contre leur conscription pour des guerres, civile et étrangère, sanglantes comme jamais auparavant. En 1795, ils concentrèrent leurs efforts pour empêcher le retour de la Terreur, en contestant ce qui restait des Jacobins. Quoiqu’ils aient parfois usé eux-mêmes de la violence, les muscadins agissaient pour éviter l’implication dans un carnage bien plus important ». Original : « (…) the movement agitated strongly against Revolutionary violence. In 1793, youths fought against their conscription into unprecedentedly bloody foreign and civil wars. In 1795, they focused upon preventing the return of the Terror, contesting Jacobin remnants. Though sometimes utilizing violence themselves, Muscadins acted to avoid involvement in far greater bloodshed. »

(28) Original : « a growing willingness to incorporate protesters into the political process, and a recognition of peaceful protest tactics ».

(29) Alpaugh cite d’ailleurs pour soutenir cette conclusion, un texte de Condorcet, De la nature des pouvoirs politiques dans une nation libre de novembre 1792, qui loin de reconnaître la légitimité des manifestations paisibles, cherche à démontrer au contraire qu’elles sont le fait des « anarchistes » ou au mieux des citoyens « exposés à se tromper sur (la) volonté générale, à la confondre avec les caprices des hommes qui les entourent », Arthur CONDORCET-O’CONNOR et François ARAGO, éd., Œuvres de Condorcet, Paris, Firmin-Didot, 1847, t. X, p. 608, 612. Alpaugh semble d’ailleurs lui-même confondre le projet de constitution présenté par Condorcet en février 1793 avec la constitution montagnarde adoptée en juin de cette année.