Terreur, vertu, amitié, authenticité Recensions
jeudi 28 janvier 2016A propos de l'ouvrage de Marisa Linton, Choosing Terror. Virtue, Friendschip and Authenticity in the French Revolution, Oxford University Press, 2015, 323 pages.
Par Jacques Guilhaumou, UMR Triangle, ENS/Université de Lyon
« Existe-t-il, relativement à l’authenticité de l’expression des sentiments, un jugement de « spécialiste » ? (...) ‘L’authenticité d’une expression ne peut être démontrée, elle doit être ressentie’ -Soit -, mais que fait-on de l’authenticité, une fois celle-ci reconnue ? » (Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, p. 318)
Auteure d’un précédent ouvrage, paru, en 2001, sur The Politics of Virtue in Enlightenment France, Marisa Linton nous propose présentement un étude particulièrement originale sur les pratiques discursives des dirigeants du Club des Jacobins à Paris entre 1789 et 1794. De manière plus précise, son objet de recherche porte sur l’authenticité du langage politique propre au jacobinisme, ce que j’appelle le savoir politique jacobin, dans ses liens avec les circonstances historiques. A ce titre, Marisa Linton se considère comme une historienne du discours, tout en insistant fortement sur son orientation contextualiste. En effet, elle précise d’emblée les enjeux de son investigation dans les termes suivants : « In this book, I have investigated the relation between revolutionary ideas and the actuel practice of politics. I have tried to retain a sense of how people chose to use the language » (p. 15, c’est nous qui soulignons). Comment faut-il entendre une telle référence aux choix individuels, peu fréquente dans l’historiographie de la Révolution française ? En quoi permet-elle d’élaborer une méthode nouvelle d’approche du discours jacobin ?
De fait, Marisa Linton part du constat que les dirigeants jacobins s’identifient publiquement comme des « hommes de vertu », donc qu’ils font un usage permanent du langage de la vertu. Plus avant, il s’agit de considérer que la conscience jacobine n’est pas un medium de représentation, ce qui induirait l’idée d’une possible fausse conscience. En disant ce qu’ils font au moment où ils agissent dans le langage de la vertu, les dirigeants jacobins veulent que leur action soit comprise du public révolutionnaire comme quelque chose d’authentique jusqu’au cœur même de la période de la Terreur. A ce titre, il est n’est pas d’emblée possible de faire la part, dans ce qu’ils disent, entre la parole d’authentiques dirigeants et les propos de dirigeants motivés par d’autres raison : poser d’emblée une telle dichotomie supposerait qu’ils usent du langage de la vertu selon des fins purement stratégiques. Une fois mise en évidence la valeur (la vertu) des valeurs (l’amitié, l’authenticité, le sacrifice de soi-même principalement) située au fondement de leurs discours pris dans l’action, il convient d’en juger sur la base d’une analyse des circonstances. Un tel positionnement face à l’analyse historiographique usuelle revient, selon moi, à affirmer, dans la lignée de la philosophie analytique du langage (Searle, Wittgenstein, Anscombe) et de sa conception de l’action intentionnelle, qu’il ne s’agit pas de prêter au dirigeant jacobin une pure conscience de sa position vertueuse, donc de réduire sa conscience au fait d’exprimer l’expression d’une intention vertueuse selon son fort intérieur, puis d’agir en ce sens. Il convient a contrario de partir de ce qu’il fait effectivement, quand il se qualifie de vertueux, donc de l’expression de sa conscience en lien avec les circonstances réelles. Ce qui équivaut à se demander en quoi ce qu’il fait est intentionnel, c’est-à-dire permet d’évaluer la portée effective des objets et des individus dont ils qualifient l’existence comme vertueuse. Il est alors possible de juger de l’authenticité des pratiques discursives spécifiques des dirigeants jacobins.
Ainsi l’authenticité du langage vertueux des dirigeants jacobins, donc de leurs croyances, apparaît désormais comme une donnée historique de premier plan. La question principale posée, au cours de l’analyse des discours et des pratiques, n’est pas Comment les Jacobins nous font-il croire à leur vertu, c’est-à-dire selon quelles stratégies discursives, mais Pourquoi se réfèrent-ils à une telle croyance, selon quelles raisons particulières déployées dans des circonstances historiques spécifiques ? L’interrogation Pourquoi renvoie ici l’ordre intentionnel des raisons d’agir sous la description de circonstances spécifiques par l’historien lui-même. Cette nouvelle modalité de la description historique des croyances et des pratiques nous nous situe au niveau des raisons de leurs choix dans des circonstances précises. Il convient donc que l’historien identifie avec précision les objets de la réalité dont ces jacobins parlent, leurs circonstances donc, et analyse ensuite les contradictions réelles entre leur choix et cette réalité. La méthode de l’historienne permet ainsi d’éviter les écueils d’une façon de « penser la Révolution française au présent », centrée principalement sur le collectif et usant d’« anachronismes contrôlés » liés aux préoccupations politiques contemporaines. Il importe maintenant de dégager les catégories propres de cette méthode nouvelle, suite à l’introduction du critère de l’authenticité des sentiments et des émotions des dirigeants jacobins.
Marisa Linton écrit à ce propos : « My approach in this book is predicated in the belief that individual experience and agency have made a significant contribution to history, on which it is important to recover » (page 3). Le domaine de recherche qu’elle balise participe donc des catégories conjointes d’agency et d’expérience individuelle, catégories aptes à rendre historiquement opératoire le principe de l’individualisme réflexif. Les acteurs jacobins pris en compte procèdent, au sein de leurs croyances, d’un principe vertueux où l’évaluation des valeurs morales de l’autre est à rechercher dans leur capacité à dire, au moment où ils agissent, ce qu’il en est envers eux-mêmes de l’obligation vertueuse qu’ils imposent aux autres.
Trois critères méthodologiques de l’agency, disons de la capacité d’un acteur historique à agir de manière intentionnelle, se précisent ainsi à l’horizon d’un individualisme méthodologique où l’individu est juge de lui-même. En premier lieu, la méthode proposée n’est pas objectivement analytique au sens elle situerait l’historien en surplomb de ce que disent les acteurs, ce qui reviendrait à qualifier leur discours d’idéologique, donc avec une part éventuelle de fausse conscience. Elle consiste seulement à décrire la subjectivité des croyances à partir de leur signification contextuelle. En second lieu, l’historien a désormais charge de nous faire comprendre, en-deçà des diverses explications historiographiques de la stratégie idéologique de tel ou tel dirigeant jacobin, ce qu’il en est des choix individuels des Jacobins sous des contextes précis. Ici il s’agit de considérer le rapport entre l’identité collective jacobine, appréhendée dans ses divisions, tout particulièrement l’opposition entre Girondins et Montagnards, et les identités individuelles. Ainsi, en troisième lieu, cette méthode foncièrement réflexive, donc située du point de vue des acteurs, nous situe dans l’univers des raisons particulières du choix de chaque dirigeant jacobin. Et Marisa Linton d’en conclure : « Politics was not conducted just on the level of ideology and official discourses. It was also a practice, something that people did » (p. 3, c’est nous qui soulignons). Elle peut alors formuler les questions qu’elle se pose sur le trajet des dirigeants jacobins dans la Révolution française dans les termes suivants : « What was their motivation ? What did they actually think they were trying to achieve as revolutionary politicians ? » (p. 6).
Considérant que, dès 1789, le langage de la vertu politique fait consensus parmi les patriotes, Marisa Linton centre son propos, d’un chapitre à l’autre, sur les discours et les pratiques des dirigeants du Club des Jacobins tout au long du processus révolutionnaire. Elle prend donc en considération, à l’aide de sources tant individuelles que publiques, ce qu’ils disent quand ils agissent. Elle centre son propos sur la façon dont les jacobins s’identifient eux-mêmes dans l’action, ce que nous appelons la réflexivité du discours, par le fait de considérer prioritairement leur expérience individuelle. Marisa Linton propose ainsi un livre complexe, et passionnant à la lecture, mais dont il est difficile de résumer le contenu historique, tant la description de l’identité authentique des dirigeants jacobins, à travers leurs choix, leurs émotions, leurs motivations est précise. C’est au lecteur, pris dans une telle forme de narration de la Révolution française, d’en juger.
Je m’en tiendrai donc, dans la suite de mon compte-rendu à quelques aspects, certes significatifs, de ce minutieux travail. En ce qui concerne les sources historiographiques, Marisa Linton cite et tient compte d’un nombre impressionnant de travaux anglo-saxons sur la Révolution française, tout en les insérant dans la narration historique. L’historien français, qui n’en a généralement lu qu’une partie, trouvera donc, dans cet ouvrage, un véritable guide à la lecture, certes non sous la forme d’un guide historiographique, mais dans l’usage même que l’on peut en faire au fil d’une description historique. Il y trouvera, par ce biais, les échos des débats entre historiens anglophones. Prenons l’exemple des dirigeants girondins. Au-delà des discussions sans fin des historiens sur la nature des divisions entre Girondins et Montagnards, Marisa Linton souligne l’intérêt du « repli » de certains historiens sur une valeur sûre en terme d’explication, l’amitié. Non seulement elle reprend cette question de l’amitié en montrant qu’elle est fondamentale dans les choix politiques des Girondins, mais elle l’étend à l’ensemble de leur action, y compris oratoire. Ainsi, elle précise qu’au delà de l’opérativité du critère de l’amitié dans l’explication des manières d’opérer des Girondins, l’usage instrumental qu’ils en font, en particulier dans les débats à la Convention, est l’une des causes principales de leur échec. En instrumentalisant l’amitié, les Girondins prêtent le flanc à la méfiance, voire à la suspicion, et s’éloigne d’une donnée majeure de la vie politique révolutionnaire, la quête de transparence. Dans cette voie, le linguiste que je suis s’efforce actuellement de montrer, par une analyse linguistique minutieuse du comportement oratoire des Girondins au sein des jeux de langage spécifiques de leurs affrontements avec les Montagnards, à quel point leur qualité oratoire basée sur l’amitié se retourne contre eux d’un échange à l’autre, et prête donc le flanc à l’accusation de conspiration. Introduire le critère de l’amitié équivaut ainsi à montrer la faible valeur explicative d’une opposition présupposée entre qualité oratoire et stratégie discursive : ce critère peut ainsi permettre d’élaborer une grammaire de l’échange, des jeux de langage, là où les Girondins n’ont cesse de se faire piéger par les règles mêmes que leur amitié en acte impose à leur auditoire.
Un autre point mérite notre attention : deux personnalités jacobines se situent au premier plan de l’analyse historique présentée, Madame Roland et Robespierre, et pour des raisons différentes. En analysant le rôle d’une femme jacobine au sein du milieu jacobin, et en particulier des Girondins, Marisa Linton précise ce qu’il en est de l’identité jacobine du point de vue de l’identité de genre. L’apport de l’histoire du genre nous montre ici en quoi une personnalité jacobine de premier plan dispose d’une capacité à négocier, donc d’une forme d’agency, présentement du fait de son courage et de sa détermination, et modifie ainsi la perspective usuelle sur la prédominance masculine en politique. La vertu politique n’est pas l’apanage des seuls hommes. Dans certaines circonstances, la prise en compte de la vertu féminine, présentement celle de Madame Roland, étend notre compréhension de ce qu’il en est de « l’homme de vertu ». La présence constante de Robespierre a d’autres raisons, et tout particulièrement ses choix personnels au cours de la terreur. Le titre même de l’ouvrage de Marisa Linton, « Choosing Terror », renvoie à ses relations avec les individus, là où Saint-Just considère qu’on ne peut gouverner sans amis. A l’encontre de l’image véhiculée pas ses adversaires d’un homme cloîtré dans sa solitude et vivant dans la suspicion, elle montre une personne sans cesse préoccupée du caractère vertueux, donc authentique, de ses amis patriotes. Si l’on considère les choix de Robespierre face aux motivations des autres jacobins, surtout pendant la terreur, il apparaît les questions authentiques suivantes : Peut-on croire dans l’intégrité d’un patriote par le seul fait qu’il parle le langage de la vertu ? Pour quelles raisons particulières se dit-il vertueux ? A ce titre, Robespierre donne l’impression d’être incertain sur ce qu’il fait. Faut-il en conclure qu’il ne maîtrise plus les événements, en particulier au cours du printemps 1794 ? Introduire la notion d’incertitude dans l’analyse des choix individuels, alors que cette notion est de plus en plus présente comme une catégorie d’analyse, est aussi l’un des intérêts de cet ouvrage. Mais s’il semble que le personnage de Robespierre soit devenu incertain dans ses choix, l’est-il vraiment ? Quels critères permettent de l’affirmer ? Toute cela nous renvoie au référent de son savoir politique. S’agit-il d’une croyance associée à un comportement incertain, ou s’agit-il d’un savoir politique cohérent, donc concrétisé de manière certaine, présentement en pleine Terreur, dans un projet d’institutions civiles porté par la figure du législateur-philosophe ? Imaginons Robespierre parlant à la première personne. Il dit : je sais, je peux (je suis capable), je comprends, ce qui nous renvoie non pas à son moi, mais à des contextes précis d’effets de savoir, de rapports de pouvoir et de manières de comprendre. Au vue de la nécessaire prise en compte des circonstances, une telle chaîne d’inférences logico-grammaticales, de sa valeur ou non de continuum maitrisé, nous semble résumer tout le dilemme d’une analyse sur le caractère authentique de ce qu’un dirigeant jacobin dit en le faisant, lorsqu’il s’inscrit dans le temps de la vertu politique et dans l’espace de l’amitié.
Certes les questions éthiques généralement posés aux dirigeants jacobins à partir de ce qu’ils disent en regard de leur action révolutionnaire sont les suivantes : comment les dirigeants jacobins perçoivent-ils leur affirmation d’être des individus vertueux ? pourquoi les dirigeants jacobins pensent-ils qu’ils sont d’authentiques hommes politiques ? Pour quelles raisons particulières ? Mais les réponses ne se trouvent pas en eux-mêmes au sens où ils seraient simplement conscients de leurs actes, mais dans leurs pratiques discursives sur la base de l’interrogation suivante d’ l’analyste historien : qu’est-ce que cela signifie d’être capable d’accorder à des hommes politiques la conscience et l’effectivité de leur authenticité ? Ainsi l’historienne prend ici pour principe de ne pas définir le critère de l’authenticité comme une norme a priori, de le rapporter aux règles concrétisées à partir d’usages discursifs. A ce titre, elle ne peut éviter de s’interroger sur sa propre capacité à décrire une conscience révolutionnaire authentique de manière cohérente, donc en lien aux circonstances. Cet ouvrage prouve qu’en telle capacité existe par le fait que les analyses proposées rendent visibles des effets de savoir au sein de l’histoire politique des individus jacobins.
En fin de compte, l’apport novateur de la narration des choix politiques de chaque dirigeant jacobin de premier plan que nous propose Marisa Linton tient au fait d’avoir abordé ces choix dans les termes du langage ordinaire de l’époque révolutionnaire. L’historienne considère conjointement les sentiments, les croyances et les émotions, - principalement l’amitié, la vertu et la peur - tout à la fois les plus communes et les plus authentiques, telles qu’elles s’expriment dans les comportement politiques des Jacobins.