Chevalier en proposait alors le portrait suivant : « Le chef d’atelier m’a paru un homme distingué, plein de sens et animé d’un désir sincère de conciliation. Sa tenue était parfaite ; point de rodomontade, point de menace ; point d’aigreur même, quoiqu’il fût vivement blessé de quelques traits qu’il rapporta dans la conversation. C’est certainement une de ces perles enfouies dans la poussière des ateliers, une de ces capacités que la vicieuse organisation du travail industriel et l’absence d’institutions de crédit largement conçues enchainent à des fonctions subalternes qu’ils trainent après eux avec un mélange indigeste d’impatiente et de résignation. Le cœur de pareils hommes qui ont conscience de leur valeur doit être dévoré par de cruels soucis. Sa physionomie en portait l’empreinte. Elle respirait une dignité qui n’est commune aujourd’hui que dans les camps, parce que là il y a encore un débris des sentiments anciens d’association, de la religion de la guerre ; mais aussi elle offrait l’apparence non équivoque de longs froissements et de l’humiliation poignante qui pèse si fatalement sur tant d’hommes pleins de virtualités. On eût dit un Spartacus des ateliers, mais un Spartacus comprenant son émancipation par d’autres voies que par la révolte brutale »(2).

Il faudra attendre un siècle pour que le nom de Pierre Charnier réapparaisse véritablement. Au début des années trente, l’historien lyonnais Fernand Rude (1910-1990) découvrit chez un libraire du quartier Saint-Georges les archives de ce chef d’atelier et il allait alors lui consacrer plusieurs études d’envergure jusqu’à la publication en 1944 de son grand ouvrage, Le mouvement ouvrier à Lyon de 1827 à 1832 (3). L’histoire de ce premier fragment de biographie de Charnier mérite d’être racontée.

Fernand Rude, historien du canut Charnier

Au tout début des années trente alors que la crise de 1929 faisait ressentir ses premiers effets en France, le jeune Fernand Rude était l’un des représentants de cette nouvelle génération d’intellectuels fascinés par la révolution d’Octobre (4). C’était un proche de Jean Doron, qui dirigeait alors la région lyonnaise du Parti Communiste, et il signait, sous le pseudonyme de Pierre Froment ses premiers textes dans L’Humanité ou dans Travail. 1931 marquait le centenaire de la première insurrection des canuts et Rude publiait au Bureau d’édition dans la collection « Histoire du mouvement ouvrier » une première monographie L’Insurrection ouvrière de Lyon de 1831 ; bien que marquant quelques différences avec la ligne officielle, cette brochure défendait une interprétation marxiste classique, clairement matérialiste, de l’histoire du mouvement ouvrier, une interprétation que l’on retrouvait aussi alors, avec quelques nuances, dans les textes de Jean Bruhat ou de Jacques Perdu (5). De façon caractéristique, dans les dernières lignes de la brochure, mentionnant le fait qu’aucun monument n’avait été dressé à la mémoire des canuts, Rude pouvait conclure, « le plus beau, le seul digne de vous, les travailleurs de l’Union soviétique sont en train de vous l’élever en bâtissant la société socialiste, la société sans classe et sans exploitation de l’homme par l’homme, vers laquelle se dirigeaient vos confuses explorations (6).

C’est au tournant des années 1931-1932 que Rude découvrit les papiers de Pierre Charnier. Simultanément il fut invité par la Société de la Révolution de 1848 à présenter une lecture et il travailla alors, en 1932, à un premier texte sur Charnier. Il était prévu que Rude présente sa communication en février 1933, mais il semble bien qu’il n’ait pas alors pu faire la lecture de son travail, jugé peut-être trop orthodoxe et surtout trop révolutionnaire par une société savante qui, enquêtant sur les origines du socialisme réformiste, se consacrait à mettre en lumière les apports doctrinaux des années 1830-1848, des apports français antérieurs aux premiers grands textes de Karl Marx (7).
Rude prévoyait d’intituler son travail, « Un précurseur de Le Play et de La Tour du Pin : Pierre Charnier » (8). Charnier était ici vu comme le représentant topique d’une classe pré-historique de travailleurs, les artisans tisseurs lyonnais, encore propriétaires de leurs quelques moyens de production (les métiers), mais inexorablement isolés, abandonnés entre les deux classes antagoniques des capitalistes (les fabricants) et des travailleurs (les compagnons) dont la lutte frontale allait donner sens à l’Histoire. Charnier était d’abord un « chef d’atelier aisé » donc naturellement un indécis, un timoré et, au final, un allié subalterne des fabricants et des autorités civiles dans la guerre sociale qui se dessinait à Lyon à l’automne 1831 : « ce n’est assurément pas à des gens qui possèdent chez les fabricants des comptes allant jusqu’à 800 francs et même plus, notait Rude, qu’il faut demander d’aller se battre contre ces mêmes fabricants. Les chefs d’atelier ont plutôt au contraire intérêt à les ménager, à ne pas trop les brusquer. Somme toute, les chefs d’ateliers sont souvent plus des semi-capitalistes que des semi-prolétaires ».
Le catholicisme et le royalisme de Charnier, sa haine du 18e siècle et de la bourgeoisie voltairienne, ses appels à la « religion nécessaire » et à la résignation, venaient en appui de la défense qu’il présentait d’un système productif artisanal, obsolète et rigide, reposant sur la famille et la propriété, « l’Ancien régime de la production » et ses corporations, soulignait Rude. Toutefois, Charnier exigeait des réformes, au premier chef celle des abus qui grevaient le fonctionnement de la Fabrique, l’industrie de la soie lyonnaise, il voulait donc, interprétait Rude, une réglementation. Son idée de « réforme sociale » était ainsi, en un sens tournée vers le passé, mais anticipait surtout de plus d’un siècle les dictatures réactionnaires émergentes en ce tournant des années 1930. Rude pouvait expliquait, « Charnier est donc un réformiste, un pacifiste social, un adversaire de la révolution, de la révolution bourgeoise comme de la révolution prolétarienne, un adversaire du libéralisme comme un adversaire du socialisme. Sa grande idée c’est la « fusion industrielle », de la bourgeoisie et de la classe ouvrière dans la corporation » ; dès lors, poursuivait l’historien, « ce qu’il revendique, c’est un régime corporatif adapté aux nécessités de la nouvelle époque. La doctrine sociale et économique de Charnier, si elle est pleine de réminiscences du passé, fait pressentir la doctrine moderne du corporatisme, la doctrine des Le Play et La Tour du Pin ». C’était donc une utopie, une « « Icarie » rétrograde et absurde » que proposait le canut Charnier, un socialisme, si on voulait, mais « féodal et chrétien », au final « réactionnaire » : un corporatisme, donc, précurseur de ceux que Rude voyait s’imposer alors dans l’Allemagne nazie ou dans l’Italie de Mussolini.

De 1934 à 1936, Fernand Rude séjourna en URSS. Là, il allait notamment travailler avec les historiens du Marx-Engels Institute, collaborer avec Friedland, croiser et côtoyer Riazanov (9), des intellectuels qui, peu de temps après, allaient être exécutés à la suite du premier procès de Moscou, alors que partout s’imposait la dictature stalinienne et portait l’ombre du NKVD. Rude rentrait en France, s’éloignait du Parti Communiste et rejoignait l’aile gauche du Parti socialiste, militant à la Confédération Générale du Travail. Il développait alors un socialisme décidément plus libertaire que scientifique dont il remontera peu après les sources, russes et françaises plutôt qu’allemandes. C’est dans ce contexte, encore marqué en France par l’été 1936, qu’il adhérait à la Société pour l’histoire de la Révolution de 1848 et publiait un premier grand article dans l’organe de cette société : « L’Insurrection ouvrière de Lyon en 1831 et le rôle de Pierre Charnier » (10).
Dès les premières lignes de l’article dans lequel il faisait cette fois une biographie attentive et serrée de Pierre Charnier, découvrant par exemple « un royaliste tout à fait spécial » (11) car modéré et tolérant, Rude annonçait désormais que ce prud’homme avait été « l’un des principaux « chefs ouvriers » lyonnais de la période 1825-1857 » (12). Charnier, peu convaincu des revendications sur le tarif, avait exigé une réglementation des abus ; mais ce n’était plus, selon Rude, parce qu’il rêvait de l’âge d’or des corporations, mais en pure rationalité (même imparfaite) économique et politique. Membre actif d’une classe en « situation imprécise entre le patronat et le salariat » (13), Charnier avait vu que la solution, la régulation du système de la Fabrique, passait désormais par la négociation de véritables conventions collectives que devait soutenir une organisation ouvrière pérenne comme le mutuellisme, « prototype des syndicats modernes » (14) ; c’est par stratégie et lucidité politique que Charnier avait été modéré, opposé aux violences et tentatives de révolutions brutales, et il était clair, selon Rude dans son interprétation de 1938, que le prud’homme chef d’atelier favorisait des solidarités prioritairement avec les compagnons dans le cadre d’une négociation globale face aux fabricants. Si Rude interprétait donc différemment l’exigence de réglementation de Charnier, il conférait également à son catholicisme et à sa fidélité aux Bourbons (son légitimisme) des vertus inédites. Charnier, répétait-il, « est un royaliste convaincu, un bon catholique » (15). Autour de 1830 alors qu’allait s’imposer le libéralisme économique et politique des élites de Juillet et du « roi bourgeois par excellence » (Louis-Philippe), le catholicisme de Charnier et l’attention qu’il portait justement aux corps et régulations intermédiaires, lui permettaient d’anticiper et de parer aux maux du capitalisme naissant : les crises périodiques, la substitution brutale des facteurs, les inégalités croissantes, les nouvelles formes de domination industrielle, etc. Charnier, ici nourri par son catholicisme qui le vaccinait contre l’idéologie libérale de Juillet, impulsait donc l’aventure du premier mutuellisme, tentait de favoriser des revendications pour une réglementation collective des abus, combattait aussi en faveur d’une réorganisation des prud’hommes, étant l’un des seuls à exiger, remarquait Rude, que l’éligibilité puisse concerner les canuts possédant deux et non quatre métiers. Mais le grand enseignement de la période qui entourait Novembre 1831 était la démonstration de la capacité politique des ouvriers lyonnais, ou du moins, de l’élite de cette classe des canuts. Relevant qu’au cours des « événements » les chefs d’ateliers allaient signaler une « éducation révolutionnaire très développée », Rude ajoutait : « Nous ne devons d’ailleurs pas être étonnés de voir des chefs d’atelier, c’est-à-dire des hommes généralement plus instruits, plus capables, prendre la direction du mouvement » (16). Pierre Charnier, par exemple, participait à et influait sur tous les événements majeurs de cette période de basculement : avant l’insurrection en participant comme membre de la commission pour le tarif aux discussions visant à assurer un minimum aux tisseurs ; après l’insurrection, lorsque, avec un autre chef d’atelier, César Bernard, il allait représenter les canuts à Paris, expliquer aux autorités du gouvernement de Casimir Périer les véritables causes « industrielles » de l’insurrection, mais aussi discuter et s’instruire d’économie sociale et politique auprès des saint-simoniens et des républicains de la Société des Amis du Peuple. Cette capacité politique, cette aptitude à manœuvrer et à gouverner, s’était encore manifestée plus nettement dans le chaos des journées insurrectionnelles. En retrait au début des combats, les 21-22 novembre, les chefs d’ateliers, et notamment le trio Bouvery-Falconnet-Charnier (17) avait repris rapidement un contrôle croissant sur les événements, tendant la main vers – ou acceptant stratégiquement la main tendue par - les autorités civiles pour organiser à partir du 23 novembre un gouvernement provisoire qui allait faire concurrence puis rapidement échouer le gouvernement insurrectionnel instable composé d’aventuriers de la légion des Volontaires du Rhône, de carlistes et autres bonapartistes installé à l’Hôtel de Ville. De ce jeu à trois (chefs d’atelier, autorités civiles, aventuriers), ce furent, selon Rude, Charnier et ses collègues qui sortirent indiscutablement vainqueurs, en ayant défait le gouvernement insurrectionnel qui risquait de mobiliser les compagnons, et en ayant imposé pendant quelques jours une autorité issue de l’insurrection aux autorités légitimes, ces dernières dominées et sous contrôle des ouvriers dans le cadre de ce face-à-face. Évoquant ces journées cruciales Rude pouvait écrire, « le gouvernement de Lyon est assuré par la collaboration des « autorités légitimes » avec des organismes nouveaux qui, malgré leur loyalisme, n’en sont pas moins nés de l’insurrection »(18), et il ajoutait dans sa conclusion générale, « il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce qu’on a parfois appelé le « gouvernement des chefs de section », l’importance des « pouvoirs irréguliers », qui, pendant plus d’une semaine gouvernèrent la ville en accord avec les « autorités légitimes » » (19).
C’est donc un Charnier bien différent dont Rude en 1938 esquissait un fragment de biographie. Le portrait proposé avait été modifié, corrigé, complété par deux touches originales : par ses engagements, ses écrits, résistances et prises de parole, le chef d’atelier n’apparaissait plus comme un atome perdu, voire désorienté, dans la masse dont la progression dictait l’histoire. Il avait été au contraire un véritable acteur des épisodes lyonnais inédits de ce premier 19e siècle, captant les moindres opportunités pour influer à son échelle sur insurrections, grèves et damnations, sur la naissance et l’essor de la petite presse ouvrière, la genèse du mutuellisme et des premières expériences de coopératives, les réflexions sur les discours dits utopistes. Charnier, suggérait Rude, avait en projet de gouverner, du moins de participer au gouvernement, de son monde alors en pleine évolution, l’industrie de la soie, le quartier Saint-Paul, la cité de Lyon. Car il faisait de cette participation et de sa généralisation aux autres tisseurs la condition même de l’émancipation physique et morale de la classe des travailleurs de la Fabrique. Si Rude cernait désormais au plus près les intentions qui avaient été celles de ce chef d’atelier, c’était aussi pour mieux rappeler qu’elles s’étaient exprimées dans un monde de contraintes, mais tout autant de ressources, matérielles et intellectuelles. L’historien pouvait dès lors mieux partir à la découverte des matériaux et alliages surprenants, légitimisme et catholicisme notamment s’articulant chez Charnier à son attention pour le républicanisme modéré, à l’aide desquels il avait astucieusement bricolé sa propre doctrine et frayé grâce à elle quelques voies de l’émancipation des tisseurs. Rude pouvait aussi juger de la part de cohérence de cette doctrine, si inattendue pour un commentateur de 1938, et de là saisir le sens exact mais aussi mesurer le degré de rationalité des choix et des décisions prises par le chef d’atelier dans le cours des événements lyonnais de ce début des années 1830. Ces options prises par Rude furent prolongées, approfondies dans ses grands ouvrages ultérieurs sur les révoltes des canuts. En 1944, dans sa thèse sur le mouvement social à Lyon entre 1827 et 1832, et alors que dans la durée de la guerre, Rude avait rejoint le mouvement de résistance dans le Vercors, signant articles et notes dans L’Insurgé ou dans La France intérieure, il associera plus encore l’action partisane de Charnier aux déroulements des événements du tournant 1830. Commentant plus tard le récit que Rude proposait de l’histoire des canuts, soulignant les influences du marxisme et du socialisme associationniste, mais également de l’existentialisme contemporain, Simone Debout pouvait opportunément juger, « de là surgissent les hommes pour qui Fernand Rude recréée, comme le romancier, le quotidien. De multiples textes attestent la longue familiarité des documents et l’art d’un grand historien qui, comme le romancier, recrée la vie et les hommes avec leur épaisseur, irréductibles à la réflexion et à la science, des hommes dont la vie est d’autant plus importante qu’ils nous sont livrés avec leurs vrais noms et que nous savons que l’auteur n’a en rien disposé d’eux » (20). Ces différents engagements et enseignements transmis par Rude dans l’écriture de l’histoire des canuts de Lyon sont loin d’être inactuels et ont favorisé par la suite l’ouverture de plusieurs chantiers travaillés par d’autres chercheurs. Ces chantiers ont concerné l’organisation industrielle de la Fabrique et son niveau surprenant de performances économiques, organisationnelles, technologiques, la culture, la sociabilité et les arts de vivre du peuple canut, leurs capacités politiques à l’association et à l’entraide au sein de leur industrie, de leurs rues et de leurs quartiers, leurs multiples accès à la prise de parole et leur capacité à investir certains pans de la sphère publique (21).
Dans une chanson, « Rappel au Mutuellisme » qu’un tisseur, Messidor Blanc, écrivit et transmis à Charnier, probablement en 1834, une strophe évoque la fondation du Devoir mutuel à Lyon en 1827-1828, loue Charnier et l’engage « de reprendre tous vos projets » (376 : 67-68). Vingt ans plus tard Charnier insistera sur son grand « projet de réforme » qui l’aura « absorbé » toute sa vie (379 : 163) ; une vie jalonnée effectivement de projets, d’actions pour « jeter en avant », projet de codes pour les apprentis, projet de règlement du mutuellisme, projet de caisse de prêts à destination des tisseurs, projet d’amélioration des prud’hommes, projet de création d’un musée des tissus, le tout se développant dans le cadre d’un plan d’ensemble… Influencé par le marxisme et le socialisme associationniste et libertaire, plus tard inspiré par l’existentialisme, Fernand Rude invitait dans ses études sur Charnier à mobiliser cette notion de projet (22) ; nous tenterons donc ici de nous inscrire librement dans cette perspective.

Un témoignage : les papiers Charnier

L’un des projets les plus évidents de Charnier fut alors de laisser une trace, une trace témoignant à la fois des réformes audacieuses expérimentées dans la Fabrique durant le premier 19e siècle et du rôle cardinal que lui-même considérait avoir joué dans ces principaux développements. Ses papiers personnels manifestent alors ce projet.
Ces papiers Charnier furent donc découverts au début des années 1930 par Fernand Rude. En 1944, ce dernier écrivait en effet : « Il y a treize ans, nous avons eu la bonne fortune de trouver chez un libraire des documents de premier intérêt, les papiers de Pierre Charnier : un grand nombre de lettres de Charnier (ou plutôt de brouillons) et à lui adressées par des personnes très diverses, des notes, des journaux et des brochures de l’époque, parfois couverts de remarques manuscrites » (23).
Au décès de l’historien lyonnais, en 1990, l’intégralité de ses archives fut cédée à la Bibliothèque Municipale de Lyon. Les papiers Charnier furent finalement inventoriés en 2009 par Violaine Boutet, sous la responsabilité d’Anne Meyer et de Pierre Guinard, Conservateurs à la Bibliothèque signaler et indiquer référence de la numérisation. Le fonds Charnier se compose de 2978 folios classés en dossiers et répartis en 6 boites. Comme le remarquait Rude les pièces du fonds se caractérisent par leur grande hétérogénéité. On y trouve des journaux et des brochures (parfois annotés par Charnier), quelques dessins et croquis, de nombreuses correspondances actives et passives avec une multiplicité de personnages, et une gamme étendue de contributions écrites par Charnier, à divers états d’avancement (du simple griffonnage à la rédaction définitive), qui concernent aussi bien ses activités de prud’homme tisseur, que celle de journaliste, d’expert technique, de botaniste amateur, de chef mutuelliste ou d’historien de la Fabrique. Les folios se répartissent en majorité sur une période allant du milieu des années 1820 à 1857 et, schématiquement, trois centres d’intérêts, reliés, émergent de cet ensemble de documents. Les folios de plus loin les plus nombreux concernent son industrie, le travail dans l’atelier et plus encore l’organisation de la Fabrique. Les deux principaux sujets sont alors ici les prud’hommes et le mutuellisme et la documentation se compose aussi bien de rapports, correspondances, délibérations, études technique ou juridiques, que de réflexions plus approfondies sur l’apprentissage et le compagnonnage, l’organisation et la réforme des prud’hommes, l’histoire de la Fabrique, etc. Mais la réflexion « industrielle », chez Charnier, n’est pas séparée d’une enquête personnelle plus ample sur les fondements politiques et moraux des nouvelles sociétés en gestation. Une grande partie de sa documentation porte alors sur les doctrines et les événements politiques majeurs de son temps, la chute de la royauté légitime, les révolutions et les insurrections, l’installation du régime des notables de Juillet et l’affirmation des valeurs « libérales », les contestations républicaines, les premiers développements du socialisme, et enfin, élément central de ses interrogations, la mission de l’Église, la place de la religion, dans cette évolution. Les folios concernent ici aussi bien l’engagement effectif de Charnier dans certains réseaux politiques, que son implication dans les événements, sa documentation (journaux surtout, souvent soulignés, voire annotés) ou encore ses réflexions sur les problèmes de doctrines. Le troisième groupe d’intérêts révélé par certains folios concerne apparemment des aspects plus personnels, plus intimes du personnage Charnier. Toutefois, lorsqu’il évoque sa famille, parle de ses amitiés dans le quartier Saint-Paul, raconte des repas et banquets où il a pu exercer son sens du canular, fait partager ses intérêts et passions pour la botanique, la peinture ou l’histoire, lorsque, surtout, il fait sa propre biographie dans quelques brouillons ou dans des correspondances éparses, Charnier continue aussi à témoigner plus largement sur le peuple canut, sur l’évolution de la Fabrique et sur les réformes sociale, politique et morale dont il espérait, et, à son échelle, tentait d’accélérer, la réalisation.
Dans le fonds Charnier de la BML le numérotage des folios est le résultat du travail des bibliothécaires ; leur intervention a été également nécessaire lorsque quelques ensembles de papiers de Pierre Charnier ont été retrouvés dans les plus de quatre-cent boites (actuellement non inventoriées) du fonds Fernand Rude : ces documents, dont la plupart portaient sur le mutuellisme ont alors été replacés dans les dossiers correspondants du fonds Charnier (mutuellisme). Le regroupement en boîtes, le classement des dossiers et sous-dossiers et l’ordre des folios ont toutefois pour la plupart conservé ceux du dépôt. La plus grande partie de la collection est donc dans l’état où l’a laissé Rude qui l’utilisa majoritairement comme une source pour ses propres travaux généraux sur les canuts et les insurrections mais qui tenta aussi, nous l’avons vu, de rédiger directement plusieurs épisodes de la biographie de Charnier. Le rassemblement des dossiers en boite amène à constater que c’est vraisemblablement Rude lui-même qui a organisé le regroupement des dossiers par grandes thématiques, la plupart de ces dossiers portant d’ailleurs des titres rédigés de la main même de Rude. L’organisation générale des boites révèle une classification mi-chronologique, mi-thématique qui signale en partie la dynamique même des recherches successives de l’historien lyonnais. Rude apparaît ainsi comme le principal « médiateur » (24) entre ces archives et les historiens, et cette médiation concerne notamment l’organisation générale du fonds (25). L’empreinte de Rude sur cette organisation d’ensemble est partout visible, mais, dans la plupart des cas, elle ne dissimule pas entièrement l’intention initiale de Charnier et même parfois la façon dont il avait lui-même pensé le classement de ses documents (26).

Papiers Pierre Charnier, organisation générale du fonds :

Boite 375: Conseil des prud’hommes, Caisse des prêts, Musée des tissus.
Boite 376: Famille et vie de Charnier; mutuellisme; journées de novembre 1831 et avril 1834; projets, engagements et interventions politiques, et correspondance personnelle de Charnier avant 1848.
Boite 377: Révolution de 1848, la Seconde République et les engagements de Charnier lors de cette époque, y compris ses défenses d’accusés de complot ou d’insurrection.
Boite 378: projets, lectures, coupures de presse, esquisse de biographie, correspondance diverse de Charnier lors du Second Empire; le 11ème Cahier du journal personnel de Charnier.
Boite 379: sujets divers, tells que bienfaisance, histoire de la fabrique, œuvres charitables, vie religieuse, sciences et arts.
Boite 380 (complétée en partie par les bibliothécaires): apprentissage, livrets de compagnons, enquêtes et correspondance à ce sujet, mutuellisme et associations diverses a Lyon 1848 a 1851.

Un exemple de l’entrelacement de Rude et de Charnier dans la constitution de la collection des papiers Charnier est la Boite 376, folios 169 a 284. Les indications à la suite des titres des dossiers renvoient a celui auquel l’écriture peut être attribuée sans ambiguïté.

BOITE 376
169 à 177 : dossier « Distribution de Secours » avec mention manuscrite en haut sur le coin gauche : « émeute et misère » (Charnier).
178-185 : dossier « 1ere élection de Charnier au Conseil des Prud’hommes (15 avril 1832) » (Rude).
186 à 193 : dossier « Libre-défense (1832)/Relations avec Odilot Barrot et le préfet Gasparin » (Rude).
194 à 251 : dossier « Les Journées de Novembre 1831 » (Rude).
195 : sous-dossier « Journées de novembre 1831/Certificats 1° des officiers de la garde-nationale et 2° de Mr Toussaint commissaire de police de Lyon 3° autographe Lafayette/ rouge 1° page 201, 2° page 202 voir l’histoire de Lyon pendant les journées des 21, 22, et 23 9bre 1831 Imprimé à Lyon, chez Baron libraire éditeur » (Charnier).
218 à 236 sous-dossier « Lettres à Divers ».
251 à 258 : dossier « Le Choléra de 1832 » (Rude) intégré dans une chemise brune incluant les documents « Comité de Salubrité/ choléra » avec mention en haut à gauche, « Bienfaisance anti-épidémique » (Charnier).
259 à 264 : dossier « 2e Mutuellisme 1833 (le 1° mutuellisme « réorganisé) » (Rude).
265 à 271 : dossier « Les journées d’avril 1834 » (Rude).
272 à 277 : dossier « Misère de la classe ouvrière/ La duperie de la Caisse de prêts » (Rude).
284 : dossier « Lettres et Mandat à Charnier », en haut à gauche, « Cour des Pairs 1835 » (Charnier).

Car l’existence de ce vaste ensemble de documents répondait initialement à une intention forte de Charnier lui-même. Charnier avait classé et organisé ses archives en dossiers et sous-dossiers et il les avait annotés dans le but de témoigner. Cette volonté de classement est partout manifeste dans le fonds. Une lettre de février 1845 d’un confrère, Joseph Bouvery, abordant un problème d’apprentissage est inséré par Charnier dans le dossier « mutuellisme ». Il s’en explique dans un nota en signalant que Bouvery est « ex directeur du 1er mutuellisme ensuite président des chefs de section aux événements de novembre ». Il précise alors : « c’est le motif qui m’a fait classer cette lettre dans les faits relatifs au mutuellisme » (376 : 23). Dans une autre affaire qu’il eut à traiter, une conciliation, l’une des parties lui transmet une lettre de remerciements maladroite, entachée de sous-entendus politiques. Charnier signale alors, « j’ai classé cette pièce au rang des notes politiques à cause du mot cafarderie » (375 : 212). C’est donc un témoignage historique (27) que voulait transmettre Charnier à travers ses documents personnels, rassemblés, archivés et annotés. Observateur et plus encore acteur des événements lyonnais politiques, sociaux, industriels du premier 19e siècle, il choisissait d’en rendre compte, témoignant de ce qu’il avait pu voir et constater mais proposant aussi une interprétation personnelle sur ces événements, une interprétation nouant ainsi un dialogue direct avec son lecteur. Rien n’est sur ce point plus significatif que sa pratique des notes et nota. De très nombreux documents du fonds portent en effet des commentaires (allant de quelques mots à plusieurs paragraphes) de la main de Charnier. Ces commentaires sont placés hors-texte, dans les marges du document, isolés et mis en valeur encore par l’usage fréquent d’une encre rouge. Ils sont, le plus souvent, tardifs, datés des années 1850, et charriant donc un point de vue rétrospectif sur des faits datant parfois de plusieurs décennies. Il s’agit, parfois, de précisions factuelles sur des événements ou sur des individus. Sur son exemplaire du journal Le Peuple Souverain, en date du 16 juin 1849, il note en rouge, « ce numéro a été crié au bruit du canon et de la fusillade pendant la guerre civile de Lyon du samedi 15 juin » (377 : 253). Mais Charnier ne se contente pas d’enregistrer et de valider son statut de simple observateur ; ses notes placées sur ces documents historiques, lui permettent le plus souvent de rappeler le poids de sa présence, de ses actions, de ses choix et de ses décisions, dans le cadre de ces événements, la façon dont il participa, plus ou moins modestement, à leur déroulement que le théâtre en aient été les réunions des chefs d’ateliers mutuellistes, les délibérations et transactions au sein du conseil des prud’hommes de Lyon, les discussions aux œuvres de Saint-François Xavier ou dans les cercles légitimiste de l’Union nationale, les activités pendant et après les journées insurrectionnelles de novembre 1831 ou ses engagements comme défenseur des Voraces devant le conseil de guerre en 1849, et bien d’autres situations encore. Dans ces nota, il signale son action en utilisant le plus souvent le « je » ; mais pas seulement : pour renforcer la véracité de son témoignage et l’authenticité de sa présence dans l’événement, il mentionne parfois plus directement l’action de « Charnier ». Au printemps 1848, lorsqu’il se trouva courtisé par diverses listes électorales pour la future élection à l’Assemblée Constituante, il se rétracta et publicisa sa décision en l’envoyant à plusieurs journaux lyonnais, Moniteur Judiciaire, Censeur, Courrier de Lyon, Gazette de Lyon. Sur le brouillon de son annonce, un nota précise alors : « Avant tout Charnier voulait rester prud’homme. Il craignait d’être placé à un poste au dessus de ses capacités ». Sa présence consciente, informée, active dans l’histoire est encore attestée par d’autres notes qui prennent la forme d’une interprétation doctrinale d’ensemble, politique, morale, sociale, sur les événements, attestant de la direction volontaire, cohérente et sensée donnée (rétrospectivement) à toutes ses interventions. L’une des plus saillantes, première esquisse du portrait moral et politique de Charnier par lui-même mérite déjà ici mention, tant elle permet une première découverte de l’équation particulière du personnage. Au début de l’Empire, en janvier 1852, les biens du Roi Louis-Philippe étaient confisqués par le nouveau régime impérial et un document signé par plusieurs personnalités officielles, anciens grands notables de Juillet pour la plupart, circulait pour critiquer cette confiscation. S’insurgeant contre cette initiative, Charnier qui avait déploré en 1830 la chute de la royauté légitime puis par la suite honni le libéralisme des notables de Juillet balafrait en rouge son exemplaire du document de la nota suivante : « Quand le gouvernement de juillet 1830 s’est appropriée les biens du vrai Roi Charles X il ne prévoyait pas qu’un jour un autre gouvernement et surtout un gouvernement étranger à la famille d’Orléans exercerait le même droit. Les légitimistes n’ont pas protesté, et aujourd’hui ils sont autorisés à applaudir à cette mesure, ils n’y voient que la continuation d’un ancien usage, et comme les légitimistes respectent les anciennes traditions, ils ne s’associent pas à la présente protestation. Si cette protestation ne suffit pas aux triomphateurs des barricades de Juillet, qu’ils braillent de nouveau : l’insurrection est le plus saint des devoirs, afin de pousser le peuple à se faire mitrailler en chantant, En avant marchons contre leurs canons. L’on vous connait, votre voix n’aurait plus d’écho. Vous avez chassé le Roi conquérant d’Alger, le vainqueur de la piraterie, la pire de toutes les tyrannies ; et c’est au cri de liberté que vous trompiez le peuple, que vous égariez le peuple jusqu’au rôle de machine insurrectionnelle, afin d’en faire plus tard vos serfs, vos ilotes, vrai machine industrielle fonctionnant par l’impulsion de votre liberté industrielle qui est l’esclavage de l’artisan » (378 : 93). La dimension monumentaire de son projet de témoigner est donc évidente ; en août 1833, dans une lettre à son collègue tisseur Doucet, l’un des premiers mutuellistes tisseurs, Charnier lui demandait un document qu’il avait lui-même égaré, le premier règlement du Devoir mutuel, une pièce lui expliquait-il qui devait être absolument conservée car, dans le futur, elle allait être « d’un grand prix dans les archives de la fabrique » (376 : 116) ; et peu de temps après, il contactait l’éditeur Louis Coron, à Paris, pour faire lithographier le premier plan du mutuellisme, un plan que Charnier avait tracé en 1827-1828 (376 : 278-279). Son témoignage répondait donc à ce qu’il ressentait certainement comme une injonction forte de son milieu canut : celle de ne pas voir s’effacer les expériences politiques, morales, économiques, qui avait été réalisées souterrainement dans la Fabrique lyonnaise aux temps chaotiques des révolutions et des insurrections. Des expériences qui, grâce au mutuellisme et aux prud’hommes, avaient mis la conciliation au cœur des relations sociales alors même que l’essor du libéralisme de Juillet asservissait les travailleurs lyonnais et faisait le lit aux révoltes ; des expériences dont lui-même estimait avoir été l’un des plus remarquables artisans.

Le sens d’un projet : ateliers et démocratie

Par son ampleur et sa richesse, par l’intention qu’il révèle, ce fonds d’archives constitue donc un extraordinaire témoignage. Alors qu’il est souvent difficile sur cette période du premier 19e siècle de trouver des écrits personnels d’artisans ou de travailleurs, des traces intimes et personnelles de ces vies, le fonds Charnier donne accès à une expérience unique, complète. Cette expérience est d’abord bien sûr une micro-histoire, celle d’un individu singulier, un artisan lyonnais que l’on voit évoluer lors de ce premier 19e siècle dans son vieux quartier Saint-Paul, un tisseur et, plus encore, une figure canuse de la montée Saint-Barthélemy puis de la place Saint-Laurent, un chef d’atelier militant mais aussi un père de famille. Et souvent les papiers révèlent ici plus encore qu’une expérience, un tempérament, celui, tantôt conciliant, tantôt éruptif du « père Charnier ». A ce point, il est souvent difficile au chercheur moderne de ne pas succomber à la fascination de ces événements anciens et pourtant si vivants. Ainsi, un événement parmi cent autres ensevelis dans ce fonds d’archives : en février 1836 un de ces collègues tisseurs, Délestra a un différend avec l’une des voisines de palier de Charnier, et il fait irruption dans l’appartement de ce dernier pour exiger un jugement en sa faveur. Charnier est en effet alors depuis quatre ans un prud’homme tisseur, garant d’un arbitrage serein des petits différends locaux, même en dehors d’un tribunal industriel, surtout dans son quartier dont il est devenu l’une des autorités morales, l’une des sagesses populaires. Charnier prenant la défense de sa voisine, le ton monte entre les deux hommes. Quelques jours plus tard, dans une courte lettre Délestra confessera ses habitudes sanguines mais s’étonnera d’un tel comportement chez Charnier, lui, « un magistrat plébéien élu par des prolétaires ». Charnier assez penaud lui répondra pour s’excuser de son manque de maîtrise, lui avouant, « croyez-vous que je sois exempt de votre infirmité ?... un homme tel que vous, Monsieur, ne doit pas ignorer qu’il y a des colères de diverses espèces, vous savez que celle qui est prompte à faire explosion ressemble à l’éclair qui disparaît soudainement ; tel est le caractère de celle dont je suis affligé » (379 : 306).
Mais, à travers ses papiers, Charnier voulait surtout transmettre une expérience collective, un enseignement général touchant à la réforme sociale, politique, morale de son milieu. Il se voyait d’ailleurs comme l’un des plus lucides et des plus autorisés messagers de cette transmission. Ses écrits, notes, articles, pétitions, brèves, incises, lettres…, apparaissent alors comme l’une des sources privilégiées où peut être recueillie la vision qu’avaient ces artisans lyonnais des processus politiques et économiques de leur temps.
C’est cette vision politique du chef d’atelier et prud’homme tisseur Charnier que nous voudrions en priorité mettre en lumière et analyser dans le cadre de ce livre. L’orientation de ce volume, fruit de la collaboration d’un historien économiste, historien de la France contemporaine et d’un historien des idées économique, sera donc plus nettement thématique que chronologique. Il ne s’agira donc pas ici d’abord de dresser une biographie classique de Charnier mais plutôt d’analyser ce plan de réforme transmis par un homme qui se présentait comme un tisseur « éclairé », une Lumière du 19e siècle industriel lyonnais. Ce qui a retenu en priorité notre attention et guidé la rédaction de cet ouvrage, c’est donc cette intention constante exprimée par Charnier de formuler une vision politique d’ensemble, une vision qu’il va expérimenter par sa réflexion et ses engagements tout au long de ses années d’activités, du début des années 1820 à 1857. Naturellement, ce témoignage a pu évoluer avec le temps et Charnier ne raconte pas exactement les mêmes choses en 1825, en 1831 et 1834, en 1848 et 1849. Sa vision évolue, se rectifie et se nuance au gré des événements et de ses engagements. Toutefois un même ensemble d’arguments composent et complètent peu à peu sa vision. Charnier se préoccupait de rendre réelles et effectives pour un peuple d’artisans ou plus largement d’industriels les grandes revendications de son temps, liberté, égalité, souveraineté, fraternité. Or, selon lui, le travail de transformation des valeurs, des règles, des institutions devait se réaliser de façon complémentaire au niveau industriel et au niveau politique : il fallait d’abord, au sein de la Fabrique lyonnaise, perfectionner encore une « démocratie d’ateliers » reposant sur les deux piliers que constituaient le mutuellisme et le tribunal des prud’hommes. Là pouvait se faire selon lui un apprentissage fructueux de ce que devait signifier concrètement, même à un niveau intermédiaire, la participation de tous, la représentation, la conciliation et la reconnaissance des différents intérêts. Cette expérience localisée à un niveau intermédiaire et industriel, allait permettre à Charnier de repenser plus largement les catégories politiques classiques. Il estimait que le résultat auquel aboutissait dans l’idéal le fonctionnement de la Fabrique, c’est-à-dire la conciliation des différends entre négociants et chefs d’ateliers pouvait constituer une idée rectrice pour la démocratie en général, et permettre de repenser ou approfondir des questions politiques classiques comme la liberté ou la souveraineté. C’est cette volonté de penser simultanément la réforme industrielle et la réforme politique qui fait l’originalité de ce projet.

Plan de l’ouvrage

La première partie de ce volume permettra d’organiser une première rencontre avec le canut Charnier. Dans le chapitre 1 nous dresserons sommairement les éléments du décor en donnant quelques précisions concernant les canuts, la Fabrique et les insurrections. Dans le chapitre 2, nous évoquerons un échange intervenu en 1852 entre Charnier et deux publicistes, Tisseron et de Quincy, rédacteurs de la série Archives des hommes du jour, désireux d’écrire une courte notice sur ce canut exemplaire à leurs yeux. A l’occasion de cet échange révélateur, les réponses un peu trop étoffées et riches du canut désarçonnant les préjugés des publicistes, nous fourniront un balisage de l’itinéraire biographique de Charnier.
La deuxième partie, centrale, sera consacrée au modèle industriel de Charnier et à l’idée qu’il se faisait d’une « démocratie d’ateliers ». Charnier se réclamait « premier fondateur du mutuellisme » des tisseurs. Dans le chapitre 3, nous verrons comment Le Devoir mutuel qu’il contribua à créer et à mettre en action en 1827-1828 et dont il tenta d’accompagner les développements jusqu’à la fin des années 1850 constitua l’une des deux pièces principales de son vaste projet de réforme. Les chapitres 4 et 5 nous conduiront à détailler l’autre composante de ce projet : le conseil des prud’hommes, dont Pierre Charnier fut membre pour la section de la Fabrique, constamment réélu entre 1832 et 1857. Il avait l’espoir de voir le principe qui était au cœur du fonctionnement de cette institution, la conciliation des différends industriels, être constamment perfectionné et surtout expérimenté à d’autres niveaux des relations sociales, politiques et morales.
C’est cette idée de réforme industrielle, appuyée sur les deux leviers que représentaient le mutuellisme et les prud’hommes, qui constitua le terreau principal des idées politiques de Charnier que nous étudierons dans la troisième partie de cet ouvrage. Le chapitre 6 montrera comment sa pensée politique s’est trouvée d’abord interpellée par la violence libérale qui se développe au lendemain des Trois Glorieuses de 1830 et qui annonce la France inégalitaire et élitaire des notables, celle de François Guizot et d’Adolphe Thiers. Dans ce chapitre nous étudierons ses réactions face à ces événements, son engagement et ses témoignages sur les causes, les manifestations et les responsabilités des différents épisodes de ce que les autorités appelaient les « attentats » à Lyon. Face à cette rupture qu’entrainaient ces insurrections et leur violence nouvelle, propre aux temps industriels, Charnier défendait l’idée d’une nécessaire continuité entre le passé, le présent et l’avenir et le projet de réformer, de transformer et non de révolutionner la société de son temps. Dans le chapitre 7 nous évoquerons la doctrine politique de Charnier, un singulier légitimisme rouge (ou rose). Son histoire personnelle, sa famille, les événements qu’il traversa et auquel il participa activement jouèrent un rôle majeur dans l’élaboration de cette doctrine : le légitimisme de sa mère, son engagement auprès des républicains girondins lyonnais dans la décennie 1830, sa participation à partir de 1840 aux cercles légitimistes groupés autour de la Gazette de Lyon façonnèrent une doctrine iconoclaste clamant la complémentarité entre l’hérédité royale, héritage du passé monarchiste, et la participation démocratique, annoncée par les républicains. Expert, enquêteur et juge dans le cadre de son activité aux prud’hommes, Charnier fut sollicité comme référence « locale » par les observateurs sociaux qui, dans ce premier 19e siècle, tentaient de tracer une cartographie des populations laborieuses. Il fut notamment le correspondant de John Bowring, du Comte Dubouchage, du Comte Alexandre Strogonoff ou d’Armand Audiganne tous venus à Lyon après 1830 enquêter sur les turbulents canuts et sur le système de la Fabrique. Dans le chapitre 8 nous relèverons les informations, mais aussi les bruits, qui caractérisèrent les communications entretenues entre le prud’homme canut qui réfléchissait par le biais de ces enquêtes aux rôles de la publicité et de l’opinion publique dans des sociétés fondées sur la participation de tous, et ces observateurs officiels souvent plus enclins à caricaturer le peuple canut.
Dans le cours de ces chapitres, nous tenterons de citer le plus largement possible les témoignages de Charnier. Si cet ouvrage ne propose pas une biographie classique de Charnier, il nous était toutefois impossible de ne pas capituler en partie face à l’extraordinaire richesse des témoignages de Charnier. Sinon « des brigands sur la route » (28), surgissant toute armées pour surprendre le lecteur, ces nombreuses citations sur lesquelles nous appuierons fermement cet ouvrage auront pour but de le convertir ou du moins de rendre sensible ce lecteur aux intérêts et aux valeurs du prud’homme tisseur. Pour donner plus encore voix à Charnier, nous intercalerons des battements entre les chapitres. L’idée ici est de surprendre et de déranger le lecteur dans le cours linéaire de son parcours en intercalant entre les chapitres de ce volume des très courts documents de Charnier lui-même. Les documents renverront aux chapitres en cours, mais ils auront surtout pour but de faire entendre directement la voix de Charnier et, au delà, les bruits, rumeurs, et échos de son milieu, la montée Saint-Barthélémy et le quartier Saint-Paul, les ateliers et la Fabrique, les réunions secrètes des mutuellistes ou au contraire les sonores banquets des « réformateurs ». Le terme « battement », renvoie à la fois au sens de « l’action de battre », à des chocs ou mouvements répétés et à celui d’un intervalle de temps, plus ou moins régulier (29). Ces battements constituent, bien sûr, une référence indirecte aux bruits des métiers à tisser lyonnais, le bruit étant ici l’effet du mouvement du « battant », cette partie du métier qui après chaque tour de la navette assurait une « réduction » uniforme de l’étoffe tissée. Au milieu du 19e siècle, les observateurs extérieurs firent en effet de ces bruits un indice du caractère dégradé et dépassé de la Fabrique lyonnaise, incapable d’évoluer et de se diversifier ; Dans sa grande enquête sur la classe ouvrière, en 1848, Adolphe Blanqui soulignait le « bruit incessant des métiers » (30), alors que dans son éloge de Jacquard, Alphonse de Lamartine évoquait « le bruit monotone et cadencé de la navette, des rouages et des poulies qui battent, grincent et sifflent à tous les étages » (31). Mais loin d’être exclusivement monotones et synonymes du labeur uniforme du travail standardisé, ces rythmes, tous caractéristiques, évoquaient aux oreilles des canuts, leur travail d’artisan, leurs rues et leurs quartiers, leur identité en somme. Alors que le bistanclaque désignait, selon le Littré de la Grand-Côte le « bruit que fait le métier de façonné », et, au-delà, l’ouvrier en soie lui-même, le patintaque signalait, « le bruit du métier de taffetas, par opposition au bistanclaque, bruit du métier de façonné. Pa, c’est le bruit de la marche, tin de la navette ; tac, c’est le coup de battant. C’est un patintaque, c’est un taffetatier » (32).

Notes

(1) Louis. Blanc, Histoire de dix ans 1830-1840, 5 vol., Paris, Pagnerre, 1842-1844, vol. 4, p. 286-287. Charnier signale lui-même cette mention en relevant que son nom a été mal orthographié dans l’ouvrage de Louis Blanc (376 : 52-53).

(2) Michel. Chevalier, « Conférence entre un chef d’atelier et plusieurs fabricants », Le Globe, Journal de la religion saint-simonienne, numéro du 25 décembre 1831.

(3)F. Rude, L’Insurrection lyonnaise de Novembre 1831. Le mouvement ouvrier à Lyon de 1827 à 1832, Paris, Domat-Montchrestien, 1944.

(4) Voir ici : C. Latta, « Fernand Rude (1910-1990) », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 7, 1991 ; M. Moissonnier, « Fernand Rude », in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Editions ouvrières, 4e partie (1914-1939), tome 41, p. 21-22. Egalement, L. Frobert, « "L’historien s’engage comme le partisan" : Fernand Rude et les révoltes des canuts », postface à ""FernandRude, Les révoltes des canuts (1831-1834""), 3e édition, Paris : La Découverte, 2007, p. 199-218.

(5) Bruhat, « Lyon, novembre 1831 », Cahiers du bolchévisme, n°14, novembre 1931, p. 1069 ; J. Perdu, « Il y a cent ans. La première prise de pouvoir par le prolétariat », La révolution prolétarienne, n°121, novembre 1931.

(6) P. Froment, L’Insurrection ouvrière à Lyon de 1831, Paris : Bureau d’édition, 1931, p. 86.

(7) R. Gossez, « Eléments pour un historique de la société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, 1904-1940 », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 1, 1985, p. 2-13.

(8) Les brouillons de ces versions intermédiaires du manuscrit sont actuellement dans les boites 29 et surtout 73 du fonds Fernand Rude de la Bibliothèque municipale de Lyon.

(9) Sur ce milieu d’historiens et sa fin dramatique au milieu des années trente, J. Beecher et V. Fornichev, « French Socialism in Lenin’s and Stalin’s Moscow : David Riazanv and the French Archives of the Marx-Engels Institute », The Journal of Modern History, vol. 78, 2006, p. 119-143.

(10) F. Rude, « L’Insurrection ouvrière de Lyon en 1831 et le rôle de Pierre Charnier », La Révolution de 1848, 1938, p. 18-49, p. 65-117 et p. 140-179.

(11) Ibid., p. 21.

(12) Ibid., p. 18.

(13) Ibid., p. 25.

(14) Ibid., p. 26.

(15) Ibid., p. 27.

(16) Ibid., p. 92.

(17) Joseph Bouvery et Joachim Falconnet, tous deux chefs d’ateliers en soierie et parmi les principaux chefs ouvriers lyonnais de la période des insurrections.

(18) Ibid., p. 116.

(19) Ibid., p. 177.

(20) S. Debout, « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », L’Homme et la Société, vol. 19 (12), 1970, p. 175-183.

(21) L. Frobert, « "L’historien s’engage comme le partisan" : Fernand Rude et les révoltes des canuts », art. cit., où sont présentés certaines reprises actuelles par l’historiographie des intuitions de Rude.

(22) J.-P. Boutinet, Anthropologie du projet, 5ème éd., Paris, PUF, 1999. « L’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir » notait Jean-Paul Sartre ; « l’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un choux-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être » (J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, (1946), Paris, Gallimard, 1996, p. 30). Homme de projet, il n’est pas certain Pierre Charnier prud’homme tisseur aurait pour autant adhéré de façon enthousiaste au contenu et au ton de cette philosophie. S’il ne se définissait pas comme une mousse ou un choux fleur, nous verrons qu’il revendiquait ironiquement le statut de « ciron de l’armée du progrès », le ciron étant un minuscule parasite.

(23) F. Rude, L’Insurrection lyonnaise de novembre 1831, ouv. cit., p. 40.

(24) Sur ce point, C. Dauphin, « Les correspondances comme objet historique : un travail sur les limites », Histoire et archives de soi, Ph. Artières et D. Kalifa éds., Sociétés et représentations, n°13, 2002, p. 43-50. Nous ne savons rien du maniement de la collection Charnier avant son achat par Rude, mais il n’y a aucune évidence à l’intérieur de la collection nous amenant à croire à une manipulation importante de cet ensemble avant Rude.

(25) La présence de Rude se signale à deux autres niveaux : premièrement, certains documents de Charnier portent des annotations (légères) de Rude ; deuxièmement, Rude a fait la transcription de certains des documents, et ces transcriptions se trouvent insérés dans les papiers Charnier.

(26) La plus grande partie des dossiers qui constituent l’ensemble de la collection ont été intitulés par Rude lui-même. Dans certains cas, le regroupement des documents peut venir de son intervention. Toutefois, plusieurs évidences (les dossiers et sous-dossiers dont les titres sont de la main de Charnier, la nature et la datation du papier des chemises rassemblant les folios en dossiers et sous-dossiers, la reproduction par Rude lui-même des propres titres de Charnier) signalent que dans la majorité des cas, et dans la mesure du possible, Rude a choisi de respecter le classement initial de Charnier. Pour un descriptif, voir notre table bibliographique des documents Charnier utilisés dans cette étude.

(27) Ph. Artières, A. Farge, P. Laborie, « Témoignage et récit historique » et R. Dulong, « La dimension monumentaire du témoignage historique », Histoire et archives de soi, Ouv.cit., p. 201-206 et p. 179-197. Egalement, R. Dulong, « Qu’est-ce qu’un témoin historique », Vox Poetica, Lettres et Sciences Humaines.

(28) W. Benjamin, « La boutique de timbres », Sens unique, Paris, 10/18, 1978, p. 177. Voir sur ce point, R. Robin, « L’écriture flâneuse » , Capitales de la modernité : Walter Benjamin et la ville, Ph. Simay éd., Paris, Editions de L’Eclat, 2005.

(29) « Battement », Trésors de la langue française.

(30) Adolphe Blanqui, Des classes ouvrières pendant l’année 1848, Paris, Pagnerre, 1849, p. 133.

(31) Alphonse de Lamartine, Jacquard, Paris, Lévy, 1864.

(32) Nizier de Puitpelu (Clair Tisseur), Le Littré de la Grand-Côte, Lyon, Chez l’Imprimeur Juré de l’Académie, 1895, p. 48 et p. 256.