Jean-Numa propose en effet aux historiens et autres chercheurs de faire désormais « une historiographie de l’historiographie » (p. 13). A ce titre, il s’efforce d’aller au-delà de la démarche classique qui tend à historiciser les étapes majeures de l’historiographie relative à la Révolution française, sans entrer précisément dans les moments discursifs qui jalonnent les traductions successives de l’événement révolutionnaire au regard de contextes précis. Il s’agit in fine de fournir au lecteur un nouvel ensemble de repères et de réflexions sur un événement révolutionnaire fondateur, considéré aujourd’hui au prisme d’un présent et d’un avenir incertains. Quels sont les moments considérés ? Quels en sont les enjeux ?

Le premier moment porte sur la mise en place d’un grand débat autour de la Révolution française entre 1815 et 1847. Le temps de l’oubli, avec la Restauration et l’émergence d’un paradigme contre-révolutionnaire, oblige à renouer avec le temps de l’événement, et son horizon d’attente. Là où l’historien allemand Reinhart Koselleck propose, au XXème siècle, de repenser la temporalisation de l’expérience humaine du monde avec une spécification historique propre - le fait que le temps acquière sa qualité historique, si l’on peut dire, au tournant du 18ème et 19ème siècles - , un modèle conceptuel de légitimation historique ouvre à la compréhension d’une période de forte resémantisation de l’événement révolutionnaire. D’autant plus que le personnage central en est une femme, Madame de Staël, dont les Considérations sur la Révolution française sont publiées post mortem en 1818. La réception de cet ouvrage ouvre un premier paradigme interprétatif. Il s’agit de mettre l’accent sur le rapport consubstantiel entre le système de la perfectibilité dans l’art social et l’action du principe de la Révolution sur les progrès de l’esprit humain qui se résume dans la formulation de la perfectibilité de l’esprit humain, emboîtant ainsi le pas à Condorcet. On en trouve même une traduction sociétale dans la définition de l’ordre social proposée par un Sieyès dont Madame de Staël admire le génie. Qui plus est, l’existence de ce rapport est démontré jusque dans son aspect le plus négatif, le lien entre le principe du fanatisme et le système de la terreur véritable obsession chez Madame de Staël. La métaphysique politique du législateur-philosophe de l’an II est donc révoquée au profit d’un pragmatisme de l’expérience. Mignet et Thiers posent leurs pas dans ce paradigme libéral tout en faisant œuvre d’historien. Il en est de même de Vincent Cuoco en Italie, mais avec une spécificité, l’introduction du concept de révolution passive. A vrai dire, ce moment libéral originel est paradoxal : en posant des limites à la révolution, et en excluant par là même le moment jacobin, il favorise a contrario la mise en la place d’une filiation entre le radicalisme indépendantiste, à l’exemple de l’Amérique du Sud et de Bolivar, et la tradition contre-révolutionnaire naissante.

Qu’apporte la révolution de 1830 dans l’attente portée par les libéraux et les socialistes ? Certes nous constatons à la fois une prise de conscience que 1789 n’est pas achevé, une volonté de mettre en place un argumentaire pour défendre de grands figures jacobines (Robespierre, Babeuf), et un effort pour faire connaître l’archive de la Révolution française sur la base du discours d’assemblée (Buchez et Roux) Cependant, ce que permet ce progrès scientifique, en particulier la traduction de mots de la Révolution française dans le vocabulaire socialiste émergeant, demeure au niveau des identités individuelles, c’est-à-dire se limite à un l’ouverture vers l’idée d’association entre les individus, de la Révolution française au socialisme (Pierre Leroux). Ce premier moment socialiste est donc lui aussi paradoxal du fait par ailleurs d’une oscillation permanente entre héritage révolutionnaire et spécificités nationales, ainsi qu’il apparaît dans sa réception à l’étranger. Cependant, la période concernée se termine par la mise en valeur de la portée révolutionnaire du débat entre Heine et Marx, - étudié par Lucien Calvié dans le contexte de « la misère allemande », comprenons des intellectuels allemands -, sur le libéralisme politique révolutionnaire. En introduisant la distinction entre Révolution bourgeoise et Révolution prolétarienne, Marx se détache de la vision strictement politique de la Révolution française, et de sa notion centrale, « le peuple » comme élément dynamique d’un « bloc historique ». Le clivage s’effectue alors d’une part sur la question nationale, bonapartisme inclus, -point aveugle chez Marx selon Lucien Calvié -, et d’autre part sur « la science de la liberté » en lien à la notion de libéralisme révolutionnaire héritée de 1789, dépassée selon Marx par la perspective de la lutte sociale et prolétarienne. L’embarras demeure, même si Marx met en place, dans ses écrits des années 1840, les principales catégories interprétatives de la Révolution française (mouvement populaire/révolutionnaire, porte-paroles , révolution permanente, terreur) comme expression de la lutte de classe dans une identité collective, ce qu’il appelle la Masse, identifiée dans le parcours du révolutionnaire au prolétaire.

Nous serons plus rapide sur le second moment, la période 1848-1889, où se joue le retour périodique de la Révolution française au sein de l’événement (1848, 1871), pour aboutir à la commémoration du premier centenaire. De cette histoire révolutionnaire en marche, avec sa multitude de résurgences, Jean Numa Ducange retrace les éléments essentiels. Il insiste d’abord sur le jeu des confusions entre les forces contemporaines et celles de la Révolution. Certes une telle assimilation introduit des erreurs de faits. Mais elle ouvre aussi de nouvelles fonctionnalités permettant d'étendre la connaissance de la Révolution française, ainsi du jeu des acteurs au sein du discours d’assemblée dans l’ Histoire de la Révolution française de Michelet. C'est là par exemple que l'on comprend mieux l’enjeu de la confrontation entre Girondins et Montagnards en présence du peuple, le 31 mai 1793. Par le fait des analogies, les effets de savoir se multiplient sous forme de résurgences multiples et hétérogènes jusque dans le contexte international. Le second moment libéral, avec Tocqueville et Quinet, prend acte, face aux événements, d’un processus favorable à la révolution libérale. Le libéralisme hérité de la Révolution française impose ainsi la nécessité d’une limitation de fait, et non seulement de droit, dans l’art de gouverner à l’encontre de l’héritage jacobin et désormais socialiste. Nous sommes dans le contexte d’une lutte de classes.

Faut-il alors condamner la Révolution française pour la comprendre ? Faut-il en finir avec la Révolution française comme révolution bourgeoise ? L’héritage de la Révolution française est-il adéquat à la construction d’un nation ? Toutes ces questions mobilisent la communauté internationale, de l’Europe au Japon. La Révolution française devient ainsi l’objet d’une observation sociale, à l’exemple des criminologues dont Taine s’inspire. La foule incarne dans le même temps, pour les libéraux conservateurs, la figure par excellence de l’ennemi social. A la pertinence des questions posées par Taine soucieux d’une approche scientifique de la Révolution française répondent des analyses politiques ambiguës. Le paradoxe demeure la figure dominante de l’héritage de la Révolution française.

Le troisième moment, 1889-1917 présente trois traits majeurs : l’institutionnalisation républicaine de l’histoire de la Révolution française, avec Alphonse Aulard et la mise en place d’une lignée prestigieuse d’historiens, l’amplification du statut de la Révolution française dans les gauches européennes et au-delà, la mise en place d’une sociologie de la Révolution française comme mode d’observation scientifique de l’ordre social dont Sieyès avait souligné l’importance. De « La Révolution est un bloc », célèbre formule du radical Clemenceau, à la suspicion développée par les socialistes, puis les communistes vis-à-vis d’une Révolution française jugée bourgeoise, donc pour une grande part hostiles à la tradition jacobine - la position plus nuancée de Jaurès a alors peu d’impact, y compris son Histoire socialiste de la Révolution française -, un récit socialiste s’impose dans le monde entier, et par là même fait débat. Ce point est bien étudié dans présent chapitre. Jean-Numa Ducange nous fait ainsi bénéficier avec un grand bonheur de lecture de sa parfaite maîtrise des textes et des problématiques de la mouvance socialiste, y compris au niveau international. En amont, le problème de l’institutionnalisation, via le premier centenaire, est plus succinctement traité. Retenons cependant la naissance déjà évoquée d’une "histoire-science" dans le domaine de la Révolution française. Cependant la question demeure de l’intégration de cette dynamique scientifique dans le champ naissant des sciences humaines et sociales. Seul le cas de la sociologie est présentement abordé - troisième trait retenu donc -. Là encore c’est au sein du courant des Anti-Lumières, donc de la tradition contre-révolutionnaire, que sont mobilisées les notions fondamentales de la sociologie. A partir de Louis de Bonald et sa Théorie du pouvoir politique et religieux (1797) se positionnent, dans les écrits sur la Révolution française, les notions de communauté, statut, sacré, aliénation et surtout d’autorité propres à la tradition sociologique. C’est donc d’un individu social, défini comme un être à besoins et pris dans ses relations interpersonnelles, dont il est désormais question, et point décisif, à l’horizon des types d’autorité auquel il obéit. C’est plus avant de l’organicité de la société, du « pouvoir général » (Bonald) présent en son sein, dont il est fait mention dans la continuité de la pensée contre-révolutionnaire, du moins dans sa manière d’aborder la naturalité du phénomène social sans que le sociologue en retienne les leçons de réaction politique. L’esprit du jacobinisme d’Auguste Cochin, chartiste de formation, est au centre de l’activation par un historien de la tradition sociologique naissante. Idée du complot, Imaginaire de la liberté et de l’égalité, Socialisation politique d’origine communautaire etc..., autant d'idéaux-types constitutifs de la réalité sociale qui prennent forme dans l’histoire de la Révolution française, et se préparent à un grand avenir dans des enquêtes, tant quantitatives que qualitatives, menées sur une base archivistique élargie. Ces idéaux-types visant à clarifier les relations sociales et politiques s’imposent dans une inter-reconnaissance entre historiens de « l’histoire de demain, l’histoire sociale de la Révolution française » (Cochin). Ils introduisent ainsi une fructueuse concurrence avec l’histoire sociale de facture jaurésienne que Mathiez va fonder avec la naissance de la Société des études robespierristes (1907), au plus près des objectifs de la Ligue des droits de l’homme.

Le troisième moment (1917-1945) est fortement marqué par l’expérience de la révolution d’octobre en Russie et les prises de position du pouvoir soviétique et des historiens soviétiques en faveur de la Révolution française. Jean-Numa Ducange en détaille les tenants et les aboutissants tout particulièrement au sein d’un récit communiste sur la Révolution française plutôt mouvementé, et pas seulement en France, au titre de l’analogie entre 1793 et 1917-1919. L’apport de l’internationalisation à ce débat permet en effet d’affirmer que « Nombre d’analyses spécifiques du modèle français passent ainsi par une comparaison qui traverse les temps et les continents » (p. 142). Quant aux partisans de la révolution conservatrice, nazis en tête, ils opposent à 1789 un contre-modèle et présage ainsi la décomposition du modèle révolutionnaire français. Dès lors l’événement prime dans la référence en positif et en négatif à la Révolution, à l’exemple du Front populaire (1936), alors que la professionnalisation de l’historiographie s’accentue en France.

Le cinquième moment, « La Révolution en guerre froide (1945-1980) », s’ouvre sur un indéniable prestige de la voie révolutionnaire et se termine, suite à des débats nombreux et violents, par un relatif consensus des publicistes pour abandonner la qualification de « Grande » à propos de la Révolution française. Certes l’historiographie progressiste (Lefebvre, Soboul) prend ses distances avec "la vulgate soviétique" en maintenant la route tracée par Jaurès. Mais les controverses grandissantes autour de la Terreur, et par ricochet envers la figure de Robespierre, jusqu’au sein de l’extrême gauche (Guérin) et de la philosophie existentialiste (Sartre), déstabilisent cette historiographie pourtant en plein expansion. L’offensive frontale contre Robespierre et la tradition jacobine prend forme avec les travaux de Furet. Dans un contexte de guerre froide - Castoriadis, proche de Furet, croît en l’avènement d’une troisième guerre mondiale (voir la passionnante biographie de François Dosse, Castoriadis. Une vie, Paris, La Découverte, 2014) -, le débat est porté sur la scène mondiale. Les révolutions, et en particulier la Révolution française, sont assimilées en partie au totalitarisme, alors que « l’historiographie de la Révolution française, progressivement internationalisée depuis le début du XXème siècle, connaît une extension géographique exceptionnelle, et peu d’espaces échappent à cet intérêt, certes fort différenciés en fonction des contextes » (p. 193), comme le montre avec une grande précision Jean-Numa Ducange. Nul me met en doute la qualité scientifique des travaux, ne serait-ce que du fait de leur base archivistique sans cesse élargie, et pourtant l’historiographie « classique » se fissure sur le terrain des médias et des publicistes, tant du fait de la médiatisation de la « nouvelle histoire » que des attaques répétées contre la tradition jacobine. Demeure cependant une volonté de maintenir, comme toujours, une lecture unitaire de la Révolution française, mais avec le souci d’en valoriser une seule, donc de lui donner une position hégémonique dans l’espace culturel et médiatique. C’est le temps de l’avènement d’une lecture libérale renouvelée et à vocation hégémonique sur l’axe atlantique, toujours active aujourd’hui (voir l’ouvrage récent de Charles Walton, La liberté d’expression en Révolution. Les mœurs, l’honneur, la calomnie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014). Certes l’historiographie progressiste de tradition marxiste continue son chemin, diversifiant même ses voies scientifiques, en particulier autour de l’Institut d’histoire de la Révolution française de Paris 1 et de la Société des études robespierristes. Mais Jean-Numa Ducange met plutôt l’accent sur les événements qui tendent à la marginaliser un peu plus dans l’espace sociétal.

Les deux moments qui terminent l’ouvrage nous situent en effet au cœur d’un moment présent où plusieurs générations d’historiens de la Révolution française encore en activité sont prises dans une confrontation tendue avec le monde qui les entoure comme en témoignent les titres des chapitres concernés : « Le cauchemar des Jacobins ? » (1980-1990), « L’étrange défaite » (1991-2013). Jean-Numa Ducange a choisi là des titres aux résonances fortes, dérangeantes, compte-tenu d’un vécu toujours attesté des déterminations d’un temps à la fois hérité, vécu activement, mais aussi en partie subi. Constatons d’abord que Jean-Numa Ducange développe, sur la base de son apport propre, nombre d’analyses en adéquation avec le vécu de ces générations de chercheurs, alors que la compréhension de l'événement révolutionnaire devient un phénomène de portée mondiale. De fait, jamais une période n’a été aussi productive en matière de travaux sur la Révolution française, et la mobilisation du bicentenaire n’en explique pas entièrement les raisons. En effet, l’engagement collectif des historiens de la Révolution française atteint ici un point culminant, certes à l'initiative de chercheurs prestigieux, mais aussi par l’effet de l’engagement tant civique que politique d’une masse grandissante de chercheurs et érudits sur la Révolution française.

Pourquoi alors en tirer un bilan plutôt nuancé, certes sur le plan proprement sociétal ? Il en effet question successivement de la fin du modèle jacobin, et par conséquent de la crise de l’historiographie progressiste, qualifiée désormais de « classique », et plus largement de la fin de l’exception française. Il en ressort une volonté de signifier une survalorisation de 1789 et sa conséquence, le maintien précaire de 1793, assimilé à la terreur, par le fait de quelques persistances marxistes. Se formule ainsi l’ultime question posée à ceux qui sont engagés et s’engagent dans le Révolution française, si l’on peut dire : faut-il rendre les armes face à ce qu’il en est du monde que nous vivons ?. En terminant par ce qu’il en est de la continuité et de la persistance de l’historiographie de la Révolution française, Jean-Numa laisse ouverte cette interrogation.

Pour ma part, je vois, à travers de telles analyses finales, se mettre en place un débat sur ce qu’il en est aujourd’hui, pour un historien de la Révolution française, du maintien ou non de son engagement en tant que protagoniste permanent des événements révolutionnaires et des mouvements sociaux, à l’exemple de mai 68, et en lien avec une interrogation sur son statut dans l’espace culturel et médiatique. J’y situe donc l’enjeu suivant : faut-il faire désormais de la Révolution française la seule affaire du temps présent ? Seule compte « l’archéologie du présent » nous dit Michel Foucault. Et à ce titre la Révolution française n’est-elle plus interprétable qu’avec l’aide des mots en usage dans le monde incertain au sein duquel nous vivons, et donc seulement compréhensible dans l’effort même de réduire cette incertitude à partir d’une maîtrise de jeux de langage adéquats à nos formes contemporaines de vie ? Que devient alors la distanciation opérée par la dimension critique spécifique de l’espace de « traductibilité entre les langages et les cultures » (Gramsci) au centre duquel se trouve une Révolution française portée par la réflexivité émancipatrice de ces acteurs ?

Le positionnement contemporain de la Révolution française reste et demeure donc contradictoire jusqu’à nos jours. Du point de vue de "l’historiographie de l’historiographie", donc selon Jean-Numa Ducange, la Révolution française, saisie par le regard de l’historien, de l’intellectuel, de l’acteur et du spectateur des révolutions françaises, mouvements sociaux inclus, tous pris de sympathie pour ses expérimentations et son héritage, a toujours été incertaine. Et c'est à ce titre qu'elle demeure, en dépit des nombreuses vicissitudes de son héritage, au centre de la réflexion actuelle sur le devenir de la citoyenneté.

Voir aussi l'introduction et le début du premier chapitre de l'ouvrage

http://medias.armand-colin.com/document/9782200257699/Feuilletage.pdf