Quentin Skinner le présente comme un « érudit nourri de culture littéraire humaniste » jusqu’à la fin des années 1630 (1) . Son retour en Angleterre, en octobre 1636, marque cependant un tournant, comme le relate l’autobiographie en vers qu’il écrit vers 1672-1673 :

« (…) à partir de ce moment,
Je comptais moi aussi au nombre des philosophes.
(…) toute espèce de philosophie
traite du corps, de l’homme et du citoyen.
À ces sujets, je décide de consacrer trois livres (…) (2) »

Matérialiste, Hobbes s’intéresse initialement au principe philosophique du « mouvement », perçu comme élément fondamental de l’Univers. Mais les événements qui agitent l’Angleterre le conduisent progressivement à se focaliser sur la partie politique qui devait pourtant à l’origine parachever son œuvre.

Selon Skinner (3) , dès mai 1640, Hobbes diffuse de façon manuscrite et en anglais ses Eléments de la loi naturelle et politique. Cet écrit fonde sa théorie de l’État autour d’une sujétion au pouvoir absolu du souverain, qui se traduit par l’abandon que fait chaque individu d’user de son droit de résister par le transfert définitif, consenti ou forcé, d’une partie de son droit naturel. La société ainsi créée par convention sort les individus de l’état de nature, qu’Hobbes définit comme la guerre de tous contre tous, en opposition avec les théories de son temps. La sujétion doit ainsi garantir la paix via l’arbitraire nécessaire du souverain absolu.

Il faut également définir ce qu’Hobbes entend par « souverain ». Il précise à de nombreuses reprises dans ses ouvrages que l’intérêt qu’il porte à cette notion ne se préoccupe que du fond et non de la forme que prend la souveraineté (4) . Pour lui, le pouvoir souverain est ainsi identique dans son expression « absolutiste », que ce soit en démocratie, en aristocratie ou en monarchie. Force est de constater, cependant, qu’Hobbes ne parle quasiment jamais des deux premières formes de gouvernement (qui semblent à ce propos très peu différenciées et très schématiques au regard de son œuvre), et qu’il ne cache à aucun moment sa très nette préférence pour la monarchie, qu’il juge calquée sur le modèle divin. J’en conclus personnellement que Hobbes est un théoricien, non de l’État moderne, mais plus précisément de la monarchie absolue. Le flou dont il entoure l’aristocratie et la démocratie n’étant à mon sens, qu’une manière de pallier l’instabilité et l’incertitude liées au contexte historique que rencontre l’écrivain politique pendant la rédaction de ses différents travaux, et de s’en protéger le cas échéant. Hobbes ne peut en effet prévoir, entre 1640 et 1651, l’issue future de la situation en Angleterre, ni sa durée. Nous préciserons la nature de ces événements plus loin.

Le XVIIe siècle est encore profondément marqué par la transformation encore inachevée des États médiévaux en États modernes.

Depuis le début du XVIe siècle, la colonisation aux Amériques, la stabilisation relative des dynasties et des frontières européennes, opposées dans un second temps à l’apparition de troubles intérieurs d’ordre religieux liés à la Réforme, poussent les princes — qui s’appuient sur une élite politique et intellectuelle — à redéfinir la conception et l’exercice du pouvoir dans toute l’Europe. C’est le début de la montée des absolutismes.

Le phénomène de l’émergence des langues vernaculaires (qui deviennent progressivement les « langues nationales officielles » au XVIIe siècle) ainsi que celui l’apparition de ces nouvelles théories politiques centralisatrices et rationalistes, sont centraux dans la définition même de ce qu’est un État moderne.

Dédiée à Isabelle de Castille, la première grammaire en langue vernaculaire, la Gramática Castellana, est ainsi publiée en Espagne dès 1492. Son auteur, Antonio de Nebrija (1441-1522), y précise que la langue : « (…) est un outil de conquête ». Mais également qu’elle « (…) a toujours été la compagne de l’Empire »(5) . Maxime qui devient célèbre pendant toute la période moderne et qui est reprise à maintes occasions. Il assortit également l’ouvrage de deux dictionnaires, latin/espagnol et espagnol/latin en 1492 et 1495. Il publie enfin deux précis d’orthographe, espagnole et catalane, en 1517 et 1523.

À la Renaissance, « les grammairiens ont eu le sentiment de contribuer à édifier l’un des piliers sur lesquels repose le pouvoir du Prince (…) », mais également que « (…) la codification de la langue nationale tend à devenir une affaire de politique intérieure de première importance » (6).

Dans ce domaine, la France n’est pas en reste. Le 1er avril 1539, dans les articles 110 et 111 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, François Ier proclame l’usage exclusif du français dans la rédaction des actes officiels en lieu et place du bas latin. Un siècle plus tard, la création de l’Académie française par Richelieu en 1635 a pour but, comme l’explique Hélène Merlin-Kajman (7), de dépouiller la langue de sa fonction politique au profit de la parole absolutiste du roi. Le statut XXII de l’Académie daté du 22 février 1635 précise ainsi que : « Les matières politiques ou morales ne seront traitées dans l’Académie que conformément à l’autorité du Prince, à l’état du Gouvernement et aux lois du Royaume(8) . »

En Angleterre, la situation est sensiblement différente. La pratique de ce que les linguistes actuels appellent l’Early Modern English se répand dès la toute fin du XVe, de la domination des Tudor à la deuxième moitié du XVIIe siècle. Elle ne prend toutefois réellement son essor qu’avec le vote de l’Act of supremacy par le Parlement en 1534. La fondation de l’Eglise anglicane, dont les rois d’Angleterre sont les chefs suprêmes, marque en effet une rupture avec le latin considéré comme un popish’ language propre à l’augustinisme papal, aussi bien par les anglicans que par les primo-arrivants protestants. Cette mainmise du roi sur la religion pose également la base de l’absolutisme anglais à venir. La première édition anglaise de la Great Bible, paraît en 1538 grâce à l’autorisation expresse d’Henry VIII. L’anglais connaît dès lors une fixation notable de son orthographe et de sa grammaire sans que la langue ait besoin de passer par l’« expertise » d’une académie.

À noter que, malgré son abandon par les États devenus modernes, le latin reste cependant employé comme langue véhiculaire des idées savantes jusqu’au XVIIIe siècle dans les échanges européens entre intellectuels qui forment peu à peu la République des Lettres des Humanistes aux Lumières.

À ce propos, si quelques ouvrages d’étymologie latine, régulièrement réédités pendant toute la période moderne, circulent depuis la fin de l’Antiquité, comme le De lingua latina de Varron, ou depuis les prémices du Haut Moyen-Age, comme les Etymologiae sive origines d’Isidore de Séville, la Renaissance marque également le moment historique où les dictionnaires de définitions (quelles que soient leurs langues) font progressivement leur apparition en Europe, dans le sillage plus ancien des encyclopédies.

Je n’ai pas trouvé beaucoup de véritables dictionnaires publiés avant 1651. Beaucoup ne sont d’ailleurs pas à proprement parler des dictionnaires de définitions, mais plutôt des recueils d’étymologie ou des dictionnaires bilingues latin/langue vernaculaire qui ne précisent pas le sens des mots. J’ai cependant dressé une liste non exhaustive des principaux ouvrages publiés avant la première édition du Leviathan, en 1651, et pouvant peu ou prou correspondre à l’usage que l’on fait du mot « dictionnaire » de nos jours. Il s’agit entre autres du Dictionarium latinum de l’Italien Ambrogio Calepino, publié en 1502 ; du Dictionarium seu Linguae latinae thesaurus de Robert Estienne en 1531 ; du Wordbook de l’Anglais Sir Thomas Elyot en 1538 ; du Thresor de la langue françoise de Jean Nicot en 1606 ; ou encore du Vocabolario de l’Académie de la Crusca en 1612, qui est le premier dictionnaire académique européen.

Dans la période qui nous intéresse, entre 1640 et 1651, Hobbes se trouve donc à une période charnière où les États et les langues, de manière parallèle et indissociable, se constituent, mais ne sont pas encore totalement achevés ni fixés.

L’Angleterre en est un excellent exemple. En mars 1629, le long et complexe processus politique initié par les Tudor et perpétué au XVIIe siècle par les Stuart commence à vaciller quand Charles 1er décide de gouverner sans Parlement en mettant en place le Thorough system jusqu’en 1640. Cette « tyrannie des onze ans » qui consacre véritablement l’absolutisme en Angleterre, est associée à des troubles religieux pendant lesquels Charles 1er et l’archevêque de Cantorbéry, William Laud, se montrent hostiles à la doctrine calviniste. Accusé de papisme par les puritains, nombreux en Angleterre, devenu très impopulaire suite à sa politique économique (Ship Tax), enfin ruiné et affaibli par le revers qu’il subit lors de la première guerre des évêques en Ecosse en 1639, le roi se voit contraint de réunir à nouveau le Parlement pour collecter des fonds. C’est chose faite le 13 avril 1640, mais l’instabilité politique et la situation qui se dégrade à nouveau en Ecosse écourtent la réunion de ce Short Parliament, qui ne dure que 23 jours. La deuxième guerre des évêques éclate la même année et se solde par un nouvel échec. Les Écossais occupent le nord de l’Angleterre et Charles est obligé de négocier un traité à Ripon qui entraîne la réunion d’un nouveau Parlement le 3 novembre (Long Parliament). Cette réunion doit permettre au roi de lever les impôts nécessaires au paiement du tribut dû à l’Ecosse.

Selon le philosophe politique Jean Terrel, ce nouveau Parlement, très hostile à la politique du roi, « met immédiatement en accusation ceux qui ont soutenu la prérogative royale (9) ».

C’est ce qui précipite probablement la fuite de Hobbes dès la fin novembre 1640. Débute alors, pour l’auteur des Eléments de la loi naturelle et politique, un exil de onze ans qu’il passe en France, où l’absolutisme est bien ancré, notamment par l’action de Richelieu. Il y écrit son De Cive, qu’il publie à deux reprises à Paris, en 1642 et 1646, mais aussi Leviathan, qu’il fait publier à Londres en 1651, lors de son retour en Angleterre. De 1646 à 1648, il devient le professeur de mathématiques du futur Charles II, lui aussi en exil en Europe et de passage en France.

Entre-temps, poussée par les puritains dès 1640, la rébellion irlandaise en 1641, l’hostilité du Parlement qui vote la Grande Remontrance à l’encontre du roi en décembre 1641, la première Révolution anglaise éclate dès 1642. Elle dure jusqu’en 1651 et se conclut avec la défaite du parti royaliste absolutiste et la prise du pouvoir par Cromwell.

Le procès de Charles 1er, fait prisonnier depuis août 1648, débute le 20 avril 1649. Il est finalement condamné et décapité le 30 janvier de la même année.

Nous avons vu que les Eléments de la loi naturelle et politique, ainsi que le Leviathan, n’entrent pas à l’origine dans le vaste projet philosophique de Hobbes. Initialement, celui-ci devait résumer son projet au De Corpore, au De Homine, et seulement en conclusion au De Cive. La rédaction des Eléments puis de Leviathan, ainsi que la rédaction et la publication précipitée du De Cive, semblent donc directement reliées à une nécessité du moment. Il est impossible d’aborder ici de manière approfondie les Eléments. Il est toutefois notable que ce premier ouvrage, ainsi que le De Cive et Leviathan, forment un ensemble cohérent et même une continuité qui semblent témoigner de l’évolution et d’un enrichissement de la pensée de Hobbes au regard de la marche des événements en Angleterre. C’est ce que le philosophe anglais — a posteriori néanmoins — explique dans ses deux autobiographies en vers et en prose.

Les trois ouvrages ne contiennent pourtant que très peu de références directes à la Révolution en cours. Le De Cive et Leviathan (hors introductions) ont la particularité d’être apparemment presque historiquement décontextualisés. La volonté de Hobbes étant peut-être d’universaliser son propos sans le limiter à la seule Angleterre. C’est ce que paraissent indiquer ces quelques vers autobiographiques à propos du Leviathan :

« Ce livre combat maintenant pour tous les Rois, et pour ceux qui,
Sous n’importe quel nom, détiennent les droits royaux (10). »



Contrairement au fond, la forme des trois ouvrages présente toutefois quelques différences notables.

Les Élément de la loi naturelle et politique sont écrits en anglais, ce qui ne les promet pas, à l’origine, à une large diffusion européenne. L’épître dédicatoire, adressé au comte de Newcastle précise ainsi que « (…) ce livre (…) cherche (…) à s’insinuer auprès de ceux qui sont au premier chef concernés par ce dont il traite ». C’est-à-dire aux membres du Parlement. Skinner précise toutefois, que « bien qu’il ne fut pas imprimé il eut de nombreux lecteurs (dès 1640) (11) ». Il finit par être publié en 1650 sous la forme de deux traités en anglais à Londres, et en 1652 en français à Amsterdam.

Deux ans plus tard, le De Cive est rédigé et publié en latin. La seconde édition de 1646 est largement diffusée et Hobbes écrit qu’elle « plut aux savants » et que son « nom devint célèbre à l’étranger ». L’ouvrage est d’ailleurs traduit dans de nombreuses langues, la traduction française est réalisée par Sorbière dès 1649 à Amsterdam.

Pour la publication de Leviathan en 1651 à Londres, Hobbes revient à l’anglais mais le livre est très vite traduit dans de nombreuses langues. Une version en latin est également éditée par le même Sorbière en 1668. Dès sa sortie, Leviathan crée le scandale, des théologiens anglais reprochent à Hobbes — qui prône la soumission de la question religieuse au pouvoir du souverain — de professer l’athéisme et même d’être hostile à la monarchie. Il perd la protection de Charles II. Obligé de quitter la France, il retourne en Angleterre.

Avec ses presque 900 pages, Leviathan fait pratiquement le triple du De Cive dont il est pourtant en grande partie le développement. Un élément important les différencie toutefois, qui a trait au vocabulaire employé. Si, comme son nom l’indique, le De Cive traite essentiellement du citoyen, Hobbes n’en fait plus mention dans Leviathan et remplace invariablement le terme par celui de « sujet ». La permutation est peut-être liée à la situation précaire du camp royaliste en Angleterre au moment où Hobbes commence son élaboration à partir de 1646. « Citoyen » étant une référence explicite aux républiques antiques, il est ainsi possible qu’il soit devenu trop équivoque pour Hobbes. Dans le De Cive et dans Leviathan, les deux mots partagent pourtant une seule et même définition qui nous éclaire sur la nature de la souveraineté telle qu’elle est pensée par le philosophe anglais. Dans les deux ouvrages, le citoyen comme le sujet sont en effet soumis de la même façon au pouvoir souverain absolu et contraints à la stricte obéissance, qui est un thème central chez Hobbes.

Voici comment Hobbes définit ainsi la souveraineté dans le De Cive puis dans Leviathan :

« En tout Etat, cet homme ou cette assemblée à la volonté de qui les individus ont assujetti la leur (…) est dit détenir le POUVOIR SUPRÊME, la SOUVERAINETE, ou encore le DROIT DE DOMINATION. Et ce pouvoir et ce droit de commander consistent en ceci que chaque citoyen a transféré toute sa force et toute sa puissance à cet homme ou à cette assemblée (12).»

« Celui qui est dépositaire de cette personne (où réside l’essence de l’État source du pouvoir) est appelé SOUVERAIN et l’on dit qu’il a la puissance souveraine ; en dehors de lui, tout un chacun est son SUJET (13). »

Le remplacement d’un terme par un autre n’est pas anecdotique. Hobbes est en effet obsédé par le rôle des définitions dont ses ouvrages sont constellés.

Comme le relève Yves-Charles Zarka dans Hobbes et son vocabulaire : « La singularité des positions philosophiques de Hobbes apparaît ainsi liée à la redéfinition du champ sémantique d’un ensemble de termes apparentés, à la restructuration d’une série lexicale, ou encore à la transposition d’un terme d’un domaine à un autre »(14).

Ce n’est donc pas un hasard, si dès les premières pages de l’épître dédicatoire du De Cive, Hobbes expose sa méthode en ces termes :

« C’est pourquoi, lorsque j’eus tourné mes pensées vers la recherche de la justice naturelle, le terme même de justice, qui signifie une volonté constante de rendre à chacun son droit m’a persuadé qu’il fallait tout d’abord se demander d’où il venait que quelqu’un disait d’une chose qu’elle était à lui plutôt qu’à autrui (15). »

Si la formule « une volonté constante de rendre à chacun son droit », tirée littéralement des Institutes du Corpus iuris civilis de Justinien, peut nous faire penser qu’Hobbes inscrit son propos dans la tradition de droit romain, il est clair que l’idée de Hobbes ne s’arrête pas à la seule définition antique du terme, qu’il utilise essentiellement par souci de clarté et surtout de légitimité. Ce qu’il dit entre les lignes, c’est qu’une définition appelle forcément d’autres définitions, et qu’elles s’organisent entre elles en systèmes de pensée propres à déterminer la politique et donc la société.

Hobbes explique ainsi dès le deuxième chapitre de son De Cive, que : "La méthode consistant à commencer par des définitions, en excluant les équivoques, est à l’évidence la méthode propre à ceux qui ne laissent aucune prise aux objections" (16). Ce qu’il précise à nouveau en toute fin d’ouvrage en écrivant "qu’il n’existe qu’une seule voie vers le savoir, la voie par définitions (…)".

Hobbes prétend se placer ainsi dans un discours rationnel, scientifique, mais surtout légitime, car porté par le « vrai » sens des mots correctement définis et précisés. Principe sur lequel il insiste avec force également dans le Leviathan, notamment dans sa première partie intitulée « De l’homme ». À propos de la « Nécessité des définitions », il écrit ainsi dans le chapitre intitulé « De la parole », que :

« (Celui qui cherche une vérité certaine) se retrouvera piégé dans les mots, comme un oiseau pris dans la glu, et plus il se débattra, plus il s’engluera. C’est ainsi que ceux qui pratiquent la géométrie (…) commencent par déterminer la signification de leurs mots ; cette détermination des significations, ils l’appellent définitions et placent celles-ci au début de leur calcul. (…)

Ainsi, c’est dans la définition correcte des noms que réside le premier usage de la parole ; ce qui est l’acquisition de la science. De sorte que c’est dans les fausses définitions ou dans l’absence de définitions que réside le premier abus de parole d’où procèdent toutes les doctrines fausses et insensées (17) ».

Il conclut enfin dans un autre chapitre intitulé « Des fins du discours », que :

« (…) si la toute première base d’un tel discours n’est pas les définitions, ou si les définitions ne sont pas adéquatement liées les unes aux autres dans les syllogismes, alors la fin ou conclusion est, à nouveau, appelé OPINION, qui est de tenir pour vraie une chose quelconque qui a été dite, bien que ce soit parfois avec des mots absurdes et privés de sens ; et qu’il soit impossible de la comprendre (18). »

Selon Ulrich Ricken (19), Hobbes, à la suite de Bacon, est parmi les premiers philosophes politiques modernes à initier l’embryon d’une théorie de l’« abus des mots » qui se développe ensuite jusqu’au XVIIIe siècle, notamment à travers les Lumières et jusqu’aux révolutionnaires (nous pourrions voir également ici, une réactualisation d’un thème antique évoqué notamment dans le Cratyle de Platon).

Hobbes parle plus volontiers d’« abus de la parole » (il utilise cependant en une occurrence l’expression « d’abus des mots »), il précise ainsi dans le Leviathan qu’« À ces usages (de la parole), correspondent quatre abus » :

«– Premièrement, quand les hommes enregistrent incorrectement leurs pensées, par des mots dont le sens est variable, mots par lesquels ils enregistrent comme leurs des idées qu’ils n’ont jamais comprises, et ils se trompent.
- Deuxièmement, quand ils utilisent les mots métaphoriquement, c’est-à-dire dans un sens autre que celui auquel ils étaient destinés, et, par là induisent les autres en erreur. (Hobbes fait ici référence de la rhétorique qu’il critique fortement). - Troisièmement, quand, par des mots, ils déclarent une volonté qui n’est pas la leur.
- Quatrièmement, quand ils utilisent des mots pour se blesser les uns les autres. Étant donné que la nature a armé les créatures vivantes, certaines avec des dents, d’autres avec des cornes, et d’autres avec des mains, ce n’est qu’un abus de parole de blesser quelqu’un avec la langue, à moins que ce ne soit quelqu’un que nous sommes obligés de gouverner, et alors, ce n’est pas le blesser, mais le corriger et l’amender (20). »

D’où il conclut, en parlant des mœurs, qu’ :

« Ignorer la signification des mots, (qui) est un manque de compréhension, conduit les gens à adhérer à une vérité qu’ils ne connaissent pas, mais aussi aux erreurs, et, pis encore, au non-sens de ceux en qui ils ont confiance, car ni l’erreur ni le non-sens ne sauraient être détectés sans une parfaite compréhension des mots. De là vient que les gens donnent des noms différents à une seule et même chose, selon que leurs propres passions diffèrent ; ainsi, ceux qui partagent une opinion privée l’appellent opinion, mais ceux qui désapprouvent l’appellent hérésie, et pourtant le mot hérésie ne signifie rien de plus qu’opinion privée, mais est seulement plus fortement teinté de colère (21). »

À propos de l’opinion, qu’il oppose à la science — laquelle « est du ressort des chefs et des hommes qui s’occupent de gouverner le genre humain » — Hobbes rappelle à plusieurs reprises que c’est « la confusion de la multitude désunie » qui condamne son expression.

À ce propos, il écrit également dans le Leviathan que « les hérétiques ne sont que des individus privés qui persistent à défendre une doctrine interdite par leurs souverains légitimes (23) » .

Hobbes effectue une rupture avec l’aristotélisme des siècles précédents. Quand, dans le De Cive, il reprend à son compte la sentence de Plaute, « L’homme est un loup pour l’homme », il rompt définitivement avec la conception d’Aristote résumée dans l’Ethique à Nicomaque, affirmant que « (…) l’homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société », mais également avec le droit naturel qui selon lui n’est pas propre à garantir la justice :

« Or même si les hommes, par un penchant inné, s’imputent mutuellement cette rapacité dont ils se font grief, en jugeant leurs propres actes dans la personne des autres comme on juge devant un miroir la gauche être la droite et la droite être la gauche, le droit naturel ne permet toutefois pas que ce qui provient de la nécessité de sa propre préservation soit un vice (24).
(…)
La plupart de ceux qui ont écrit touchant les républiques supposent ou demandent, comme une chose qui ne leur doit pas être refusée, que l’homme est un animal politique, selon le langage des Grecs, né avec une certaine disposition naturelle à la société. Sur ce fondement-là ils bâtissent la doctrine civile ; de sorte que pour la conservation de la paix, et pour la conduite de tout le genre humain, il ne faut plus rien sinon que les hommes s’accordent et conviennent de l’observation de certains pactes et conditions, auxquelles alors ils donnent le titre de lois. Cet axiome, quoique reçu si communément, ne laisse pas d’être faux, et l’erreur vient d’une trop légère contemplation de la nature humaine (25). »

Selon Hobbes, et contrairement à Aristote, si l’homme se réunit en société à l’aide de conventions, celles-ci sont artificielles et ne procèdent plus de la nature. La création de la société sort donc l’être humain de l’état de nature et du droit naturel. « Par ce mot de droit (jus), on ne signifie pas autre chose que la liberté que chacun a d’employer ses facultés naturelles conformément à la droite raison. Ainsi, le premier fondement du droit naturel est que chacun protège sa vie et ses membres autant qu’il peut (26) . (…) on ne peut nier que l’état naturel des hommes, avant qu’ils ne s’unissent en société, était une guerre ; non pas simplement une guerre, mais une guerre de chacun contre chacun (27) . (…) Les États sont entre eux dans une situation naturelle, c’est-à-dire hostile ».

Il écrit également dans le Leviathan :

« Le DROIT DE NATURE, que les écrivains politiques appellent communément jus naturale, est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin (28) .
(…)
Parce que la condition humaine (…) est un état de guerre de tous contre tous, où chacun est gouverné par sa propre raison, et parce qu’il n’y a rien dont on ne puisse faire usage contre ses ennemis, qui ne soit de quelque secours pour se maintenir en vie, il s’ensuit que, au sein d’un tel état, chacun a un droit sur toute chose, y compris sur le corps des autres. Et donc aussi longtemps que perdure ce droit naturel de chacun sur toute chose, il ne saurait y avoir de sécurité permettant à quiconque (…) de vivre tout le temps que la nature alloue ordinairement pour la vie (29). »

Si Hobbes reconnaît volontiers que les hommes sont égaux entre eux par nature, la définition d’une nature perçue comme étant par essence « hostile » lui permet de qualifier « l’état d’égalité », dans le De Cive, comme étant essentiellement « un état de guerre ». D’où il conclut, que « le droit de nous protéger à notre gré provient du danger, et (que) ce danger résulte de l’égalité (30) ». Il écrit également dans le Leviathan que « Si l’égalité engendre la défiance », « La défiance engendre la guerre (31) ».

La société, pressentie et définie comme un élément artificiel créé des mains mêmes des hommes, introduit donc de manière salvatrice l’inégalité qui compense la nature même de l’homme, via l’action du souverain qui promulgue les lois civiles arbitraires nécessaires à la paix civile. Hobbes encore une fois se place en rupture avec Aristote, puisque dans sa théorie de la société moderne, l’inégalité n’est plus naturelle comme chez le philosophe grec, mais légitimée artificiellement par (et je cite le De Cive) « le commun accord de tous ». Il faut remarquer comment ici, la définition d’une seule notion-clef, celle de « nature », permet à Hobbes de transformer tout un faisceau de conceptions et de perceptions. Nous y reviendrons.

Il s’agit également ici d’une attaque, ou plutôt d’une réaction contre les monarchomaques du dernier quart du XVIe siècle. Issus des guerres de religions et opposés à la montée des absolutismes, ces libellistes souvent hétéroclites avaient repensé la souveraineté quelques décennies avant Hobbes, un peu partout en Europe, à partir de relectures du modèle des Politiques d’Aristote. Théoriciens plus politiques que religieux de la souveraineté populaire notamment, ils avaient bouleversé par leurs écrits la pensée de l’époque et avaient pris une part importante dans les transformations des États modernes que nous avons déjà évoquées.

Comme l’écrit l’historien et philosophe Paul Alexis-Mellet : « Je crois que la parole qui émerge des traités monarchomaques est comme celle du Christ (…) (lequel figure sur la couverture de son livre) : pas simplement des mots en forme d’épée, mais une parole étrange qui a la prétention de trancher le nœud du temps, en disant à la fois ce qui a été, ce qui est et ce qui sera (32). »

Pour les monarchomaques, s’il s’agissait en effet de limiter le pouvoir grandissant des princes, il ne pouvait en être question qu’à travers la refondation profonde des États. Vouloir changer la souveraineté revenait donc pour eux à s’appuyer sur la rupture épistémologique dans le domaine de la pensée politique et scientifique qui s’était produite dès la transition du XVe au XVIe siècle. La refonte des langues et celle de l’usage politique de la parole, mais aussi plus largement la réinterprétation de l’histoire et l’établissement d’une nouvelle métaphysique rationalisée appliquée à la politique, aux mythes et à la religion, deviennent donc à partir de cette période un enjeu essentiel qui semblait déjà former le socle de cette véritable révolution entreprise par les monarchomaques.

Hobbes est tout à fait conscient de cet enjeu. Et s’il est souvent présenté, aujourd’hui, comme le précurseur de l’État et de la souveraineté modernes, il le doit en partie à ces monarchomaques qu’il semble très bien connaître (il cite Théodore de Bèze) et dont il reprend les méthodes pour mieux les contredire et légitimer l’absolutisme. A ce propos, l’épître dédicatoire et la préface du De Cive sont presque entièrement consacrées à battre en brèche les doctrines dangereuses de ce qu’Hobbes appelle la « philosophie morale », c’est-à-dire les doctrines de la branche de la philosophie qui s’occupe du droit naturel, celle précisément des monarchomaques.

Pour revenir à la langue, nous avons déjà dit que c’est en redéfinissant le droit naturel, qui pose l’état de nature comme un état de guerre de tous contre tous, qu’Hobbes peut ensuite insister sur la nécessité d’un arbitraire absolu qui doit éviter, selon ses propres mots, une « guerre civile (…) perpétuelle (33) ». Ce qui lui permet de conclure, toujours dans Leviathan, que « Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste (34). »

À la manière des dominos, le glissement sémantique effectué par Hobbes rompt donc idéologiquement avec toutes les politiques du droit de résistance imaginées par les monarchomaques. Celles-ci se trouvent ainsi inversées et vidées de leur sens. Hobbes n’est clairement plus ici dans une théorie du droit naturel moderne, puisqu’il nie la faculté qu’a chaque être humain de juger du juste et de l’injuste, de prendre la parole ou tout simplement de résister en tant qu’individu. La liberté, ainsi définie par Hobbes comme l’absence d’obstacle au mouvement, existe exclusivement dans la personne du souverain, les citoyens/sujets devant se contenter de ce qu’Hobbes nomme dans le De Cive une « liberté inoffensive (35) ».

Rappelons-nous qu’Hobbes a défini la langue des hommes comme une arme propre à blesser ses semblables par ses abus. Son propos sert donc logiquement en grande partie à légitimer et à consacrer la parole absolue du monarque comme seul support légitime de la politique. Dans cette optique, l’expression libre des opinions par les citoyens/sujets se résume à un acte licencieux propre à dissoudre l’État, donc à retourner à l’état de nature. Il écrit ainsi dans le De Cive que « la langue de l’homme est en quelque sorte la trompette de la guerre et de l’insurrection (36) ». Le souverain a donc comme rôle, et même comme devoir, de faire cesser la cacophonie pour garantir la paix civile, ce qui constitue selon Hobbes la première des « lois naturelles », d’origine divine. La langue n’est donc plus une priorité dans la pensée de Hobbes, et il s’agit plus de limiter l’organe de la parole politique au seul détenteur de la souveraineté que de réaliser une véritable politique linguistique. « Le souverain civil (étant) la tête, la source, la racine et le soleil d’où dérive toute juridiction (37)», il est d’ailleurs le seul à parler au nom de Dieu.

Étant à la fois détenteur de la souveraineté et donc du pouvoir législatif, il devient donc de facto la seule personne à pouvoir édicter ce qui est juste et injuste : car lui seul peut promulguer la loi qui détermine la justice. C’est précisément la base du droit positif dont Hobbes est le précurseur.

Pour citer le De Cive : « La loi, en effet, est la volonté déclarée du souverain (38) ». « Il faut considérer comme bien ce que le législateur a ordonné, et comme mal ce qu’il a interdit (39) ». La loi étant la « parole de celui qui de droit commande aux autres », elle se cantonne donc uniquement à la parole du souverain. En tant que système linguistique et support de la politique, la maîtrise de la langue n’est plus, à ce titre, une nécessité de premier ordre, puisqu’il ne reste pour le citoyen/sujet que l’obéissance.

Hobbes en conclut ainsi dans le Leviathan, que : « Pour un individu privé, en dehors de l’autorité de l’État, autrement dit sans la permission du représentant de l’État, interpréter la loi selon son propre esprit est une (autre) erreur en politique (…)(40) ».

Pour Hobbes, si les hommes en société sont soumis à un arbitraire, qu’ils ne peuvent déterminer par eux-mêmes ce qui est bon ou mauvais en vertu du droit positif, c’est donc la loi proclamée du souverain qui édicte et fonde le principe même de justice. S’ensuit un autre point de discorde avec Aristote. Hobbes réfute la perversion des trois formes de gouvernement décrites dans Les Politiques, ce qui lui permet d’affirmer dans Leviathan que : « le mot de tyrannie ne signifie ni plus ni moins que le mot de souveraineté (41) ». Ce jeu autour du champ lexical permet de mieux cerner la lutte que mène Hobbes sur le plan des mots face aux deux adversaires politiques déclarés de l’absolutisme.

Premièrement quand il étrille les héritiers des monarchomaques, favorables à une souveraineté limitée ou à une souveraineté populaire. Un bon exemple est tiré du Leviathan :

« Il en est de même lorsque ces écrivains démocratiques ont une fois mordu à vif la monarchie, et hurlent continuellement contre elle, celle-ci n’a alors besoin que d’un monarque fort ; or une fois qu’ils l’ont ils le haïssent, saisis qu’ils sont d’une sorte de tyrannophobie, autrement dit de la peur d’être gouvernés avec fermeté (42). »

Et dans un deuxième temps face au pouvoir papal et à l’Eglise catholique, quand il écrit à la suite de la précédente citation :

« Ils installent une éminence en face de la souveraineté, les canons en face des lois, et l’autorité des esprits en face de l’autorité civile. Ils triturent le cerveau des gens avec des mots et des distinctions qui en eux-mêmes ne veulent rien dire, mais révèlent (par leur obscurité) un autre royaume (invisible selon certains), un royaume de fées marchant pour ainsi dire dans l’ombre (43) . »

Pour conclure, un passage du Leviathan semble résumer l’ensemble de la théorie hobbesienne de l’État que nous venons d’évoquer :

« De même que pour parvenir à la paix et, grâce à celle-ci, à leur propre conservation, les humains ont fabriqué un homme artificiel, que nous appelons un Etat, de même ils ont fabriqué des chaînes artificielles appelées lois civiles dont, par des conventions mutuelles, ils ont eux-mêmes fixé une extrémité aux lèvres de cet homme, ou de cette assemblée, à qui ils ont donné la puissance souveraine, et l’autre extrémité à leurs propres oreilles. Par leur nature ces liens sont faibles, pourtant, ils peuvent tenir bon, non parce qu’il y aurait de la difficulté à les rompre, mais parce qu’il y aurait du danger à le faire (44). »

Il est peut paraître étrange de retrouver la figure de l’Hercule Ogmios, ou Hercule Gaulois, sous la plume de Hobbes. La divinité antique est en effet devenue au XVIe siècle une allégorie de l’éloquence et de la rhétorique, qualités que l’auteur du Leviathan fustige pourtant, leur reprochant d’exalter les passions et de servir à persuader sans tenir compte de la vérité.

La figure qui prenait naguère la défense du « français national » sous la plume de Joachim du Bellay en 1549 ne semble plus, à la lecture de cet extrait, recouvrir la même fonction chez Hobbes quand Hercule prend la forme de cet être artificiel, ce dieu mortel, qu’est l’État/Léviathan. Il est clair en effet qu’Hobbes détourne le symbole et lui donne une nouvelle signification. Ce n’est plus la force du discours qui enchaîne les sujets à la bouche de l’orateur, mais la peur. La peur d’un danger qui se dédouble, qui est à la fois celle du retour à l’état de guerre de tous contre tous si les chaînes des lois venaient à se rompre, mais également celle de la punition que le possesseur de la souveraineté absolue est en droit de faire subir à quiconque se dresse (ou ne se dresse pas d’ailleurs) contre son arbitraire.

« Car le culte, que le souverain ordonne qu’on lui rende par la terreur de ses lois, n’est pas le signe de ce que celui qui lui obéit l’honore intérieurement comme un dieu, mais qu’il est désireux de se sauver lui-même de la mort, ou d’une vie misérable (45). »

A la lecture de cet extrait, il est clair qu’Hobbes n’entreprend pas de réaliser une véritable politique linguistique. La langue politique n’existe pas chez Hobbes, pas plus que la politique d’ailleurs, puisqu’elles se trouvent toutes deux confinées dans la seule parole du souverain, et par conséquent dans celle du monarque absolu pour lequel Hobbes prend la plume. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il condamne la rhétorique et l’éloquence, qui deviennent totalement inutiles dans un régime où l’expression absolue du pouvoir ne peut être remise en question. L’on se prend à repenser au discours de Saint-Just, qu’il n’a pas le temps de prononcer le 9 thermidor an II : « Non le silence règne autour des trônes ; ce n’est que chez les peuples libres qu’on a souffert le droit de persuader ses semblables (46) ». Il est toutefois remarquable de voir que Hobbes est obligé de réaliser quelques aménagements de nature linguistique pour légitimer la doctrine qu’il défend, quitte à formuler des définitions qui peuvent paraître cocasses, comme celle du terme « peuple » dans le De Cive :

« En tout Etat c’est le peuple qui règne. Même dans les Monarchies, le peuple est souverain : le peuple en effet veut par la volonté d’un seul homme' (le souverain). Quant à la multitude, ce sont les citoyens, c’est-à-dire les sujets. Dans une démocratie ou une aristocratie, les citoyens sont la multitude, tandis que le Conseil est le peuple (Quelle différence entre Démocratie et Aristocratie, par le fait ?). Dans une monarchie, les sujets sont la multitude et (bien que ce soit un paradoxe) le roi est le peuple. Les hommes du commun, et d’autres, qui ne remarquent absolument pas qu’il en est ainsi, parlent toujours d’un grand nombre d’hommes comme s’il s’agissait du peuple, c’est-à-dire de l’État, et ils déclarent que l’État s’est rebellé contre le roi (ce qui est impossible) ou que le peuple veut ou ne veut pas ce que des sujets mécontents et maugréant veulent ou ne veulent pas ; or ces derniers excitent, sous le titre usurpé de peuple, les citoyens contre l’Etat, c’est-à-dire la multitude contre le peuple'' (47) . »

La lutte autour de l’« abus des mots » débute donc avec Hobbes. Avec la chute de la monarchie de Charles Ier puis la fin des volontés absolutistes en 1689 consacré par le Bill of Rights, d’autres philosophes « répondent » à Hobbes, notamment sur la question de la langue.

C’est le cas notamment de Locke qui, dès la même année, l’évoque dans son Essai philosophique sur l’entendement humain. Comme Hobbes, Locke aborde le caractère équivoque de la langue, lié notamment aux définitions. Mais il n’arrive pas aux mêmes conclusions que son prédécesseur. Il ne limite ainsi jamais l’usage de la langue et retourne même au modèle aristotélicien de l’homme vu comme animal social :

« Dieu ayant fait l’Homme pour être une créature sociable, non seulement lui a inspiré le désir, & l’a mis dans la nécessité de vivre avec ceux de son espèce, mais de plus lui a donné la faculté de parler, pour que ce fût le grand instrument & le lien commun de cette société (48).

(…) l’usage que l’on en doit faire pour donner des notions précises des choses, & pour exprimer en propositions générales des vérités certaines & indubitables sur lesquelles l’esprit peut s’appuyer, & dont il peut être satisfait dans la recherche de la vérité (49) .

Un dictionnaire fait de cette manière, enseigneroit peut-être plus facilement & en moins de tems la véritable signification de quantité de termes (…) & fixeroit dans l’esprit des hommes de plus justes idées (50) (…) »

Ce modèle lockien influence grandement les philosophes des Lumières et plus tard les révolutionnaires qui déconstruisent le modèle contre-révolutionnaire hobbesien.

Annexes

Ordonnance de Villers-Cotterêts :

art. 110. Que les arretz soient clers et entendibles Et afin qu’il n’y ayt cause de doubter sur l’intelligence desdictz arretz. Nous voulons et ordonnons qu’ilz soient faictz et escriptz si clerement qu’il n’y ayt ne puisse avoir aulcune ambiguite ou incertitude, ne lieu a en demander interpretacion.

art. 111. De prononcer et expedier tous actes en langaige françoys Et pour ce que telles choses sont souventesfoys advenues sur l’intelligence des motz latins contenuz es dictz arretz. Nous voulons que doresenavant tous arretz ensemble toutes aultres procedeures, soient de nous cours souveraines ou aultres subalternes et inferieures, soient de registres, enquestes, contractz, commisions, sentences, testamens et aultres quelzconques actes et exploictz de justice ou qui en dependent, soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternel francoys et non aultrement.

Cratyle, Dialogue de Platon :

SOCRATE.
Tu ne peux dire qui nous fournit les mots que nous employons ?
HERMOGÈNE.
Non vraiment.
SOCRATE.
Ne penses-tu pas que c’est la loi qui nous les donne ?
HERMOGÈNE.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Quand donc le maître emploie les noms, c’est de l’œuvre du législateur qu’il fait usage ?
HERMOGÈNE.
Je le crois.
SOCRATE.
Penses-tu que tout homme soit législateur, ou bien celui-là seulement qui possède l’art de la législation ?
HERMOGÈNE
Ce dernier seulement.
SOCRATE.
Ainsi, Hermogène, il n’appartient pas à tout homme d’imposer des noms aux choses, mais à un véritable artisan de noms. Ce faiseur de noms, c’est, à ce qu’il paraît, le législateur, de tous les artisans le plus rare parmi les hommes.

Notes

(1) SKINNER Quentin, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, Albin Michel, Paris 2009, p. 24.

(2) Cité par Jean TERREL dans Hobbes vies d’un philosophe, P. U.R., Rennes, 2008. p. 145. Les trois thèmes philosophiques qu’Hobbes énumère donneront leur titre aux trois livres qu’il se décide à écrire. Il s’agit du De Corpore en 1655, du De Homine en 1658 et du De Cive en 1642 et 1646 pour sa deuxième édition.

(3) SKINNER Quentin, op. cit., p. 11.

(4) Dans la « préface aux lecteurs » du De Cive, Hobbes écrit ainsi qu’il s’est : « interdit de donner l’impression de croire que l’obéissance due par les citoyens à un État aristocratique ou démocratique était moindre que l’obéissance qu’ils doivent à un État monarchique. (…) on doit accorder à tout État un pouvoir suprême égal.» p. 91.

(5) Une version numérique en espagnole est disponible ici : http://www.antoniodenebrija.org/prologo.html. La citation est tirée du prologue : « siempre la lengua fue compañera del imperio ».

(6) COLOMBAT Bernard, FOURNIER Jean-Marie, PUECH Bernard, Histoire des idées sur le langage et les langues, Klincksieck, 2010. p. 146.

(7) MERLIN-KAJMAN Hélène, L’excentricité académique. Littérature, institution, société, Les Belles Lettres, 2001.

(8) Disponible ici : http://www.academie-francaise.fr/sites/academie-francaise.fr/files/statuts_af.pdf

(9) TERREL Jean, op. cit., p. 22.

(10) Cité par Jean TERREL dans op. cit., p. 151.

(11) SKINNER Quentin, op. cit., p. 37.

(12) HOBBES Thomas, Du citoyen, Flammarion, Paris, 2010. p. 226.

(13) HOBBES Thomas, Leviathan, Folio Essais, Gallimard, 2001. p. 289.

(14) ZARKA Yves-Charles (sous la direction de), Hobbes et son vocabulaire, J. Vrin, 1992. p. 9.

(15) HOBBES Thomas, De Cive, op.cit., p. 78.

(16) Ibid, p.109.

(17) HOBBES Thomas, Leviathan, p. 102-103.

(18) Ibid., p. 143.

(19) RICKEN Ulrich, Réflexions du XVIIIe siècle sur « l'abus des mots », Mots, mars 1982, n°4. p. 29-45.

(20) HOBBES Thomas, Leviathan, p. 98.

(21) Ibid, p. 193.

(22) HOBBES Thomas, De Cive, p. 82.

(23) HOBBES Thomas, Leviathan, p. 803.

(24) HOBBES Thomas, De Cive, p.76.

(25) Ibid., p. 96.

(26) Ibid., p. 102.

(27) Ibid., p. 105.

(28) HOBBES Thomas, Leviathan, p.229.

(29) Ibid., p. 231.

(30) HOBBES Thomas, De Cive, p. 105.

(31) HOBBES Thomas, Leviathan, p. 222.

(32) ALEXIS-MELLET Paul, Et de sa bouche sortait un glaive. Les Monarchomaques au XVIe siècle, Droz, Genève, 2006. p. 10.

(33) HOBBES Thomas, Leviathan, p. 929.

(34) Ibid., p. 227.

(35) HOBBES Thomas, De Cive, p. 257.

(36) Ibid., p. 161.

(37) HOBBES Thomas, Leviathan, p. 792.

(38) HOBBES Thomas, De Cive, p. 179.

(39) Ibid., p. 241.

(40) HOBBES Thomas, Leviathan, p. 932.

(41) Ibid., p. 959.

(42) Ibid., p. 485.

(43) Ibid., p. 485.

(44) Ibid., p.339.

(45) Ibid., p. 892.

(46) SAINT-JUST Louis-Antoine de, Œuvres complètes, Folio histoire, Gallimard, Paris, 2004. p. 782.

(47) HOBBES Thomas, De Cive, p.248.

(48) LOCKE John, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Livre III, chapitre 1, 1, Pierre Mortier, 1735. p. 322.

(49) Ibid., Livre III, chapitre 9, 3, p. 386.

(50) Ibid., Livre III, chapitre 11, 25, p. 425.


Félix Mangano, « Hobbes de la langue à la parole politique (1640-1651) », Révolution Française.net, Juillet 2014, http://revolution-francaise.net/2014/07/07/576-hobbes-de-la-langue-a-la-parole-politique