Démocratie bourgeoise : note sur la genèse d’un oxymore et sur l’origine d’un cadeau Notions
dimanche 10 novembre 2013Par Antoni Domenech, Université de Barcelone
La vulgarisation de la pensée politique et de son histoire, au XXe siècle, est parvenue à imposer à travers d’amples circuits, y compris universitaires, l’idée que la démocratie est un phénomène fondamentalement moderne. Cette idée s’est imposée à l’aide de deux arguments, mais historiquement, elle est irrecevable. Le premier argument introduit une sorte de « liberté des Anciens » - ces inutiles amants de la vertu dévoués à la vie publique, qui sacrifiaient par abnégation leurs affaires privées – opposée plus ou moins strictement, selon la version canonique du thermidorien Benjamin Constant (1), à la « liberté des modernes », ces gens plus occupés à résoudre leurs problèmes personnels que préoccupés par les questions de la vie politique publique. Le second argument veut que les démocraties de l’Antiquité et, en particulier, l’athénienne n’aient pas été des démocraties au sens « moderne » du terme, et suppose qu’il s’agissait de régimes politiques dans lesquels d’étroites minorités de libres et riches oisifs totalement déchargés des tâches matérielles, pouvaient se permettre de délibérer politiquement, tandis qu’une immense masse d’esclaves s’affairait sans relâche à la production.
Ce qui est sûr c’est que l’historiographie de l’Antiquité et le classicisme germanique, depuis le libéral Burckhardt jusqu’au réactionnaire Edouard Meyer, en passant par le conservateur plus ou moins apolitique Wilamowitz, ont complètement détruit, dans la seconde moitié du XIXe siècle, cette vision libérale vulgaire de la vie politique antique à l’époque classique. Ecoutons Meyer, le maître du marxiste Arthur Rosenberg : « Le préjugé dominant prend cette idée (le mépris général pour le travail productif manuel attribué au monde méditerranéen ancien) pour une attitude spécifique de l’Antiquité, par opposition aux conceptions modernes ; il la considère comme le reflet de l’institution de l’esclavage, cet abandon du travail physique aux mains des esclaves par ceux qui le méprisent. Ce préjugé est totalement erroné car la mentalité moderne ne diffère en rien de l’antique. Si le régime démocratique, aujourd’hui comme hier, gomme les statuts juridiques, l’abîme social entre, d’un côté les riches, les membres des classes supérieures et les professions libérales, et de l’autre les subalternes, les artisans et les ouvriers, est aussi profond que dans l’Antiquité. Un savant d’aujourd’hui, par exemple, considère généralement aussi absurde et dégradant que son fils devienne artisan qu’un sage de l’Antiquité et le commerçant de nos modernes villes démocratiques regarde le petit commerçant et le boutiquier avec autant de mépris qu’à Athènes l’emporos (gros marchand) regardait le kapelos (boutiquier). Ajoutons que le développement récurrent de l’antisémitisme rappelle avec force combien la réprobation du trafic de l’argent est profondément ancrée dans la conscience sociale. En fait, la culture moderne à ce sujet est aussi hypocrite et mensongère que, par exemple, en matière sexuelle. Si les Anciens exprimaient leurs idées ouvertement et sans réserves, nous n’avons pas osé le faire avec les nôtres, ce qui fait qu’il existe, à ce sujet, la même contradiction entre théorie et pratique que celle que nous rencontrons dans le champ de la morale (2). »
Les hellénistes allemands les plus conservateurs tenaient à avertir leurs contemporains des dangers de la démocratie, en s’appuyant sur l’exemple de la démocratie plébéienne antique, en particulier athénienne. Dans la préface à la seconde édition (1912) de son ouvrage devenu classique, Histoire de la question sociale et du socialisme dans le monde antique, Robert von Pöhlmann ne pouvait être plus clair : « En conclusion, se développe sous nos yeux le processus entier qui conduit, dans l’état d’un droit de suffrage égalitaire ( isopsephos polis), non seulement au dépassement de l’aristocratie et de la ploutocratie, nuisibles pour l’Etat, mais aussi à l’exploitation systématique, au silence politique mortel et même à la violation progressive de la minorité, qui peut aller jusqu’à l’expropriation des propriétaires par les masses majoritaires. Une évolution caractéristique, dans laquelle on peut reconnaître clairement la nullité des arguties idéologiques actuelles sur la culture politique de la démocratie ouvrière et la capacité interne de changement du réalisme social-démocrate (3). »
Il est très significatif que, dès son adhésion au KPD, Arthur Rosenberg ait publié un excellent opuscule destiné à l’école ouvrière du parti, sur la lutte des classes dans le monde antique (4). Deux points méritent d’être retenus de son petit essai et, tout d’abord, sa compréhension, héritée de Meyer et de l’hellénisme germanique, de la « démocratie » antique comme gouvernement du demos, c’est-à-dire des pauvres libres. Le demos était formé de ceux qui travaillaient de leurs mains, selon l’analyse sociologique d’Aristote : les paysans ou georgioi, les artisans ou banausoi, les boutiquiers ou agoroi et les travailleurs salariés ou misthotoi. Depuis la Révolution d’Ephialte en 461 avant J-C, la démocratie plébéienne attique offrait la prédominance politique à la dernière de ces quatre composantes du demos, celle des thètes, journaliers et salariés, ces « esclaves à temps partiel » selon l’expression d’Aristote, inaugurant ainsi la catégorie la plus dangereuse de la démocratie, toujours selon le Stagirite, la démocratie radicalement plébéienne. En second lieu, la démocratie comme gouvernement des pauvres libres s’entendait encore comme un mouvement social réel, fondé sur les luttes et les alliances de classes. Dans le cas de la démocratie plébéienne athénienne, le mouvement populaire dirigé par la partie la plus pauvre, celle des thetes, parvint à entraîner l’ensemble du demos et même, une grande partie des couches moyennes, isolant ainsi politiquement l’oligarchie ploutocratique. Ajoutons un dernier aspect : la formation marxiste d’un jeune –et cela mérite d’être particulièrement souligné aujourd’hui- éduqué dans l’hellénisme allemand conservateur des débuts du XXe siècle, se trouvait facilité du fait que le marxisme d’alors ne concevait pas la démocratie autrement, si ce n’est, il va sans dire, qu’elle lui reconnaissait une valeur diamétralement opposée !
L’expression « démocratie bourgeoise », qui a une résonance si fortement « marxiste » aujourd’hui, ne se trouve ni chez Marx, ni chez Engels ; pour eux comme pour le mouvement socialiste du XIXe siècle et comme pour les courants du libéralisme bourgeois européen continental, qui d’ailleurs était nettement antirépublicain et antidémocratique, elle aurait été comprise comme un oxymore ! On rencontre l’expression chez Rosa Luxembourg, par exemple avant la Guerre de 1914, mais dans un sens tout à fait distinct de celui qui a prévalu, chez les marxistes, après cette guerre. Pour Rosa Luxembourg, l’expression « démocratie bourgeoise » (bürgerliche Demokratie) signifiait ce que Engels et Marx entendaient par « démocratie pure » (reine Demokratie), à savoir : non pas le nom d’un régime politique institutionnellement établi et ayant une existence réelle, mais la caractérisation d’un courant politico-social, ou d’un mouvement si l’on préfère, formé de ce qu’il restait de l’aile petite-bourgeoise - ce secteur du « quatrième état » non prolétarisé - issu du vaste mouvement démocratique de 1848, qui avait échoué dans toute l’Europe ; selon le Manifeste communiste, le socialisme ouvrier et le communisme lui-même et avaient formé une des ailes de ce mouvement. Avec le développement du capitalisme moderne de tendance militaro-impérialiste, dans le dernier tiers du XIXe siècle, le mouvement ouvrier prit une ampleur spectaculaire, tandis que le républicanisme démocratique des classes moyennes entrait en décadence à la fin du siècle. C’est à cette décadence que se référait Rosa Luxembourg dans sa célèbre réponse au « révisionniste » Bernstein, qu’elle publia en 1898 : « Cependant, si la politique mondiale et le militarisme représentent une tendance ascendante de la phase actuelle du capitalisme, la démocratie bourgeoise doit alors logiquement entrer dans une phase descendante. En Allemagne, l’ère des grands armements, qui date de 1893, et la politique mondiale, inaugurée par la prise de Kiao-Tchéou, ont déjà fait deux victimes de cette démocratie bourgeoise : la décomposition du Freisinn (le parti des démocrates petits-bourgeois) et la conversion du Centre (le grand parti catholique ouvrier et paysan d’Allemagne du Sud) en parti d’opposition (5). » Si l’on ne comprend pas cet usage, ou plutôt ce malencontreux anachronisme, des termes « démocratie bourgeoise » avant Rosa Luxembourg, on prend le risque de passer à côté de sa critique si forte et, dans un sens, prémonitoire, qui a ruiné l’argumentation de Bernstein : « Du fait que les objectifs d’un libéralisme bourgeois, terrorisé par l’ascension du mouvement ouvrier, ont rendu l’âme, il s’ensuit qu’aujourd’hui, le mouvement ouvrier socialiste est devenu le seul et unique soutien de la démocratie et que les destinées du mouvement socialiste ne sont pas liées à celles de la démocratie bourgeoise. Bien au contraire, le développement démocratique est lié aux mouvements socialistes. La démocratie n’a aucune chance si la classe ouvrière abandonne sa lutte pour sa libération et si le mouvement socialiste n’est pas suffisamment fort pour combattre les conséquences réactionnaires des politiques impérialistes et de la désertion de la bourgeoisie (6). »
Cet emploi de l’expression « démocratie bourgeoise » n’est pas propre à Rosa Luxembourg ni aux marxistes sociaux-démocrates d’avant la Guerre de 1914, Max Weber en fait un usage similaire comme dans son célèbre essai de 1906, Sur la situation de la démocratie bourgeoise en Russie, qui a été une étude importante, bien qu’oubliée, de l’échec du mouvement de la bourgeoisie anti-autocrate russe (7). Dix ans plus tard, dans son étude perspicace sur la Révolution de février 1917, qui anticipait avec lucidité la chute du gouvernement Kerenski, il en vint à la question de la « démocratie » en Russie et mit en pleine lumière le fait que l’on ne pouvait pas même espérer une « démocratie bourgeoise » avec un mouvement politique réduit à une bourgeoisie apeurée : « Ce que la « République », grâce à la bêtise et à la mesquinerie de la dynastie des Romanov, pourrait établir formellement et de façon durable, mais que ces cercles (bourgeois) ne veulent pas, fait objectivement défaut. La question actuelle est de savoir si les éléments réellement démocratiques, paysans, artisans, ouvriers d’usines en marge de l’industrie d’armement, peuvent exercer le pouvoir réel. La chose n’est pas impossible, même si pour le moment, ce n’est pas encore le cas. (…) L’obstacle principal à une telle démocratie réside dans l’actuel gouvernement bourgeois (8). »
Pour mettre les choses au point, cette « démocratie bourgeoise » qu’a répandu le marxisme vulgaire et oublieux du XXe siècle, au sens d’une forme d’Etat et de gouvernement introduite par la bourgeoisie à l’époque du triomphe du capitalisme, ou encore en tant que « superstructure » politique, déterminée par le développement de la vie économique capitaliste, ne se trouve ni chez Bernstein, ni chez Rosa Luxembourg et pas davantage dans le Que faire ? de Lénine (1902). Pour trouver des « marxistes » prêts à faire le cadeau de la « démocratie » à la « bourgeoisie » et au « libéralisme », pourtant tous deux foncièrement antidémocrates, et à négliger les combats longs et difficiles du mouvement ouvrier pour la conquérir, il a fallu les conditions historiques de la fin de la Guerre de 1914. Il a fallu encore la propagande bolchevique désespérée d’autodéfense, face au harcèlement des puissances de l’Entente ; une propagande tellement réussie sur le plan lexical, qu’elle parvint à gagner jusqu’à la vieille social-démocratie (9) ! Cette image d’agit-prop du grand caricaturiste communiste américain Gropper, qui date de 1919, en est un témoin exceptionnellement réussi :
Les “Républiques sœurs alliées” : les Etats Unis et la France, coiffées du bonnet rouge et morbidement décadentes, tirent sur la jeune République révolutionaire soviétique. (Paru dans The Revolutionary Age été 1919).
La normalisation dyscrasique (10) du « marxisme », accomplie ultérieurement par le stalinisme, fit le reste (11).
(Traduit par Florence Gauthier)
Cet article, publié dans la revue espagnole Viento Sur en 2009 pour célébrer son n° 100, est un fragment d’un essai beaucoup plus développé sur l’historien et classiciste allemand marxiste Arthur Rosenberg (1889-1943), encore inédit.
Notes :
(1) Benjamin Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », discours prononcé en 1819, rééd. in Ecrits politiques, Paris, Folio, 1997.
(2) Eduard Meyer, Kleine Schriften zur Geschichtslehre und zur wirtschaftlichen und politischen Geschichte des Altertums, Halle. Meyer a encore été un des premiers à rechercher le nombre des esclaves dans l’Athènes classique, et a pu corriger « le préjugé si répandu et exagéré qui croyait que la société antique était formée de grandes masses d’esclaves assurant tous les travaux et de citoyens vivant dans l’oisiveté et l’abondance ». Ses estimations chiffrées, révisées par des recherches ultérieures, mais non substantiellement modifiées, étaient les suivantes : « Nous pouvons estimer de façon cohérente le chiffre de la population de l’Attique au début de la Guerre du Péloponnèse à, environ, 170.000 personnes libres, dont 55.000 citoyens et 14.000 métèques, pour 100.000 esclaves. »
(3) Robert von Pöhlmann, Geschichte der sozialen Frage und des Sozialismus in der antiken Welt, Munich, 1925.
L’idée que la démocratie et le suffrage des travailleurs conduisaient directement au socialisme était très courante même chez les académiques vivant dans les monarchies constitutionnelles de l’Europe au tournant du XIXe siècle : en Allemagne, Autriche, Espagne Italie, mais non en Grande-Bretagne qui connaissait une monarchie parlementaire. Le libéral Gaetano Mosca, par exemple, écrivait à cette époque : « La croyance en un gouvernement émanant de la majorité, la foi dans l’incorruptibilité de cette majorité (…) a produit la démocratie parlementaire (…) qui conduit inexorablement au socialisme et, en son point ultime, à l’anarchie. », Elementi di scienza politica, 2e éd., Rome, 1925, vol. I, p. 470.
(4) Arthur Rosenberg, Demokratie und Sozialismus, Berlin, 1937.
(5) Rosa Luxembourg, Réforme ou révolution ?, (1898), trad. de l’allemand, Paris, Maspero, 1972, Œuvres I, 1ère Partie, 2, p. 46.
(6) Rosa Luxembourg, Ibid., p. 47.
(7) Max Weber, « Zur Lage der bürgerlichen Demokratie in Russlan », Gesammelte politische Schriften, Tubingen, Mohr, 1988, p. 33-68.
(8) Id., « Russlands übergang zur Scheindemokratie », ibid., p. 210, 213. Ce texte a été écrit en avril 1917 , soit, à peine six mois avant que se produise ce qu’il disait n’être « pas impossible », la prise du « pouvoir réel » par ces « éléments réellement démocratiques ». On notera que les « éléments démocratiques » webériens relèvent de la meilleure tradition de la sociologie politique aristotélicienne, qui décompose analytiquement le demos en classes sociales : les georgioi ou paysans, les banausoi ou artisans, les agoroi ou boutiquiers et les misthotoi ou travailleurs salariés.
(9) Otto Bauer, le grand théoricien de la social-démocratie autrichienne, exprima son anxiété dans un intéressant texte de 1936 sur La crise de la démocratie : « L’histoire de ce siècle prouve avec quelle habileté la classe capitaliste de tous les pays démocratiques est parvenue à mettre la démocratie au service de ses intérêts. Partout (sic ! en 1936 !) la démocratie s’est convertie en une forme de pouvoir de la classe capitaliste. Et si la démocratie bourgeoise est une forme de la domination de la classe capitaliste, elle n’est pas pour autant une dictature, une domination sans limites de cette classe. », Zwischen Zwei Weltkriegen ? Die Krise des Weltwirtschaft, der Demokratie und der Sozialismus, Bratislava, 1936, p. 94.
(10) Dyscrasie, selon la médecine de Galien, est une pathologie due à une mauvaise composition des tissus. Ndt.
(11) Même Staline ne s’y est pas trompé comme on peut le voir dans le Journal de Dimitrov, un des documents les plus importants, récemment publié, sur l’histoire du communisme. Dimitrov relate une conversation qu’il a eu avec Staline le 6 décembre 1948, dans laquelle ce dernier dit, sans détour, que pour Marx et Engels : « la meilleure forme de la dictature du prolétariat » était « la république démocratique, ce qui signifiait pour eux une république démocratique dans laquelle le prolétariat joue le rôle principal, à la différence des républiques suisse et américaine » ; et cette république à prépondérance ouvrière, avait une « forme parlementaire », in Ivo Banac ed., The diary of Georgi Dimitrov, New Haven-London, Yale Univ. Press, p. 450 et s. Autre exemple, le 7 avril 1934, Dimitrov notait cette observation de Staline : « Les ouvriers européens sont historiquement attachés à la démocratie parlementaire (…) ils ne comprennent pas que nous n’ayons pas de régime parlementaire », p. 12.