Interpeller les acteurs de la Révolution française : le récit protagonistique Recensions
vendredi 30 août 2013Par Jacques Guilhaumou, UMR Triangle, ENS/Université de Lyon
A propos de Haim Burstin, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013, 443 pages.
A la suite du saut qualitatif et quantitatif des recherches autour de la Révolution française, ces vingt dernières années, nous pouvons constater l’ouverture de voies nouvelles en matière de synthèse. Cette ouverture peut prendre appui sur la réflexivité des discours et des pratiques, donc se situer à relative distance des jugements historiographiques, ainsi que nous l’avons proposé de manière partielle dans notre ouvrage sur L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792). Essais de synthèse sur les langages de la Révolution française (1998). A ce titre, nous avons mis l’accent, dans la lignée de la théorie critique (Gadamer, Habermas) et de l’ethnométhodologie (Garfinkel, Quéré), sur le fait que la connaissance de l’événement révolutionnaire s’appuie désormais en grande part sur la manière dont le langage des révolutionnaires constitue ses ressources au sein d’un contexte d’action. Nous avons été peut-être quelque peu optimiste, au regard des contraintes propres de l’historien dans son travail critique sur les archives.
Cependant la très vaste synthèse de Jean-Clément Martin sur l’histoire de la Révolution française, dont nous avons rendu compte sur Révolution Française.net, a franchi un premier pas dans cette voie, avec d‘autres, en relativisant l’usage des catégories historiographiques. Le chercheur italien Haim Burstin, bien connu pour ses travaux sur les sans-culottes parisiens, franchit un pas de plus. Il déploie, d’un chapitre à l’autre de son ouvrage, un parcours synthétique dans le Paris révolutionnaire où la place de ce que les ethnométhodologues appellent l’observation participante propre aux acteurs est notable. L’historien fait ici un saut épistémologique, par le biais de l’anthropologie, en considérant que les individus-membres d’une société, pris dans des rapports intersubjectifs, utilisent le langage naturel comme contexte, ressource et thème interprétatifs, donnant par là même un sens à leur acte par la médiation d’un discours réflexif. Le rapport à l’événement est par ailleurs privilégié dans la mesure où la portée réflexive du discours et de l’agir est issue de leur insertion spécifique dans une action située. Haim Burstin se propose donc bien d’entrer en empathie avec les acteurs de la Révolution française, mais en conservant une certaine distance analytique vis-à-vis des « illusions » révolutionnaires. Si la réflexivité des acteurs est au centre de ses préoccupations, il continue en tant qu’historien à garder une position critique sur son objet de recherche. Ainsi son approche de l’intentionnalité historique, - c’est-à-dire de la manière dont la réflexivité de l’esprit révolutionnaire, sous forme de pensée, de croyances et d’actions situées, renvoie à un contexte précis -, demeure prudente. Il s’agit bien de faire clivage avec les histoires de la Révolution française qui se nourrissent souvent de rétrospections idéologiques, donc de s’en tenir à des observations concrètes sans poser d’hypothèses interprétatives en préalable, mais sans pour autant renoncer, face aux catégories propres des acteurs, aux notions analytiques. C’est une manière autre que celle de Jean-Clément Martin d’inciter l’historien à la déstabilisation des catégories historiographiques.
Le premier chapitre a pour titre « Repenser la révolution ». Haim Burstin y pose d’emblée les prolégomènes d’une approche globale de la figure déterminée et de l’espace propre qui délimitent l’univers populaire de la démocratie parisienne et de ses acteurs. Il met d’abord l’accent sur l’apparition d’un homme nouveau, le révolutionnaire, figure de l’invention du politique dans le cadre d’une action située. Certes on se qualifie de révolutionnaire sous diverses dénominations, le citoyen, le patriote, le sans-culotte, et bien d’autres. Mais Haim Burstin donne à ces dénominations, à l’exemple du sociologue constructiviste, une valeur idéal-typique, ce qui lui permet, tout au long de son trajet, de conférer un certain niveau de généralisation à ses descriptions. Une fois mises en place les valeurs de l’homme nouveau, en premier lieu la volonté exprimée dans le serment public et le lien de la morale privée à la morale publique dans le quotidien, il est désormais question de la perception chez l’individu d’un moi révolutionnaire. L’indignité civique et politique est un exemple significatif en ce domaine de la conscience de soi, et de son lien à la conscience collective. Anne Simonin s’en est faite l’historienne dans son très bel ouvrage sur Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité (1791-1958), avec en son centre deux personnages ancrés dans le milieu révolutionnaire parisien, Jean-Paul Marat et son « disciple » en la matière, le marquis de Sade révolutionnaire modéré, et Président de la section des Piques. Le propre du « dénonciateur patriotique ou censeur populaire » (Marat) face à l’incivisme est d’avoir recours à aux témoignages de la conscience civique et non à des preuves matérielles. La conscience civique devient ainsi visible et centrale au sein de l’ordre public dans la mesure où elle relève de la seule moralité du moi révolutionnaire.
A vrai dire Haim Burstin avait déjà franchi une étape importante dans la compréhension du phénomène du révolutionnaire en action lorsqu’il s’est fait, dès les années 1980, l’historien du protagonisme, catégorie d’inspiration gramscienne, avec pour objectif de caractériser la trajectoire des acteurs révolutionnaires. Il s’agit de circonscrire dans l’action une conscience de soi à l’horizon d’une démocratie participante pleine d’aléas, prise en effet dans des hauts et des bas qu’il décrit avec précision. Cette conscience singulière pousse l’homme révolutionnaire à agir du fait d’une nouvelle manière de percevoir le temps (le temps perçu) et de situer son action (action située). Le temps s’accélère, les transformations se multiplient. En parlant, par extension, même de « protagonistes extra-muros », Haim Burstin retrouve les « missionnaires de la République » étudiés par Michel Biard dans l’ensemble de la France et les « missionnaires patriotes » en Provence dont nous avons par ailleurs dressé le portrait républicain. Cependant Haim Burstin y voit plus un processus d’auto-légitimation individuelle, voire parfois même une forme de prévarication au sens d’exagération, qu’une modalité communicative essentielle de la diffusion d’une conscience républicaine. Le débat est ouvert.
L’approche anthropologique, de nature essentiellement descriptive, va donc prendre appui, dans la suite de l’étude, sur une telle base psychologique avec en son centre un « imaginaire politique populaire ». Nous entrons là dans l’univers d’une psychologie expérimentale en quelque sorte, dans la mesure où c’est une perpétuelle épreuve de soi qui se manifeste dans les événements. Qui plus est, les attentes ne sont pas seulement utopiques, mais sociales, concrètes dans le cheminement de l’adhésion à la participation démocratique. Haim Burstin met d’ailleurs ici l’accent, comme il l’avait déjà fait, sur le poids décisif des modérés dans les assemblées et les postes publics des premières années de la révolution et de leur attitude foncièrement réformatrice ce qui rend, selon lui, le processus de radicalisation des années 1793-1794 quelque peu énigmatique. L’imputation au politique de la conscience citoyenne dès 1789 est donc soulignée avec force. Avec son revers négatif, la théorie du complot qui marque les limites du système de la pensée révolutionnaire. Peut-on parler, avec l’homme révolutionnaire, de la conscience d’une participation démocratique à l’histoire en qualité de sujet historique à part entière ? François Furet y répondait par la négative en considérant que l’indéniable « hypertrophie de la conscience historique » des acteurs révolutionnaires est source de mythes et de volonté mystificatrice. Plutôt proche d’Albert Soboul, de Richard Cobb et de Michel Vovelle, Haim Burstin répond à cette question de façon plus nuancée. Sensible au poids des facteurs sociaux, il met l’accent sur la participation élargie à la démocratie politique, tout en en marquant ses limites dans une indéniable montée de la passivité par le fait de la délégation souveraine. Reste le phénomène notable de la personnalisation, à tous les niveaux de la politique, dans le contexte du révolutionnaire qui impose son action dans le champ politique, en oscillant entre conformisme et transformisme, selon ses propres termes d’historien. D’une telle mise en valeur des trajets individuels, l’événement ressort d’autant plus retentissant, jusque dans le maintien du protagonisme à l’orée de la Révolution. De telles prolégomènes appellent en fin de compte l’historien à une attention plus soutenue pour les destins individuels et leur lien au collectif. D’autant plus que ces destins sont aussi mis en scène dans des fictions héroïques et théâtrales auprès d’un public sans cesse mobilisé, à l’exemple des fêtes révolutionnaires. De cet ouvrage, un nouvel objet de recherche se dégage donc, « le récit protagonistique » (page 194).
Considérant qu’il est temps de « donner la parole aux protagonistes ... et de les voir en action », Haim Burstin, dans la seconde partie, intitulée « Faire la Révolution », entre dans une grande variété de descriptions, certes dans les termes problématiques déjà posés antérieurement. Il choisit les événements (des journées d’octobre 1789 au 20 juin 1792) où se manifestent des acteurs précis, sous la contrainte des possibilités archivistiques de mettre en valeur tel ou tel révolutionnaire, mais aussi par le fait que ces acteurs, pris dans les filets de la suspicion, se sont souvent justifiés postérieurement devant les autorités de leur « conduite politique ». Nous sommes donc plus que jamais dans le récit protagonistique, forme révolutionnaire du récit de soi A vrai dire, Il est difficile de résumer des descriptions d’acteurs appréhendés dans le déroulement même des événements révolutionnaires. Nous laissons donc le soin au lecteur de l’ouvrage d’en prendre connaissance. Notons cependant l’intérêt marqué de l’historien pour la composante féminine du protagonisme, dont il montre qu’elle n’a rien d’homogène y compris sous le regard d’autorités hostiles ou non. Ainsi, Haim Burstin met l’accent sur le clivage entre femmes modérées et militantes radicales, du fait de la quête du mérite révolutionnaire, par exemple sous la forme de médailles distribuées aux femmes les plus respectueuses des autorités, ce qui leur confère le titre de « bonne citoyenne ». Dès les journées d’octobre 1789, la modalité nouvelle prise par la conflictualité féminine introduit une interrogation spécifique sur « le protagonisme féminin ». Présentement les citoyennes révolutionnaires participent tout autant que les citoyens d’un protagonisme individuel, - voir les conduites de trois d’entres elles décrites aux pages 292-304 -, formidable accélérateur de l’énergie patriotique.
Le choix du thème historiographique « Terminer la Révolution » de la dernière partie peut étonner : l’historien saute, semble-t-il, la période dite jacobine, soit les années 1793-1794, comme il l‘a fait d’ailleurs dans la partie précédente en passant du 20 juin 1792 à Thermidor an II, sans doute par prudence face à la qualité des études sur la période jacobine impulsées d’abord par Albert Soboul, puis par Michel Vovelle, pour en venir à ma génération de chercheur(e)s ou de chercheur(e)s plus jeunes, présents sur ce site et sur celui de l’Institut d’histoire de la Révolution française. Cependant il faut attendre la réflexion d’Haim Burstin sur « l’énigme de la radicalité » pour en comprendre la vraie raison. Par radicalité, l’historiographie proche de Furet entendait l’extrémisme qui tourne à la terreur. Un récent colloque sur « Extrême » ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe, XVIIIème-XXème siècle (Presses Universitaires de Rennes, 2012) a marginalisé une telle approche idéologique. De son côté, considérant que l’homme révolutionnaire est radical par définition, selon la tradition progressiste de la Révolution française, Haim Burstin s’intéresse prioritairement à son apprentissage, à son vécu concret, ce qui lui permet là aussi de sortir à sa manière des jugements historiographiques. Cependant, en considérant qu’il existe un équilibre difficile dans le lien des autorités aux révolutionnaires radicaux saisis par l’hétéronomie des parcours, Haim Burstin dégage un projet hégémonique au sein de ces parcours, dont la cohérence relève selon lui de la seule abstraction, ce qui incite le révolutionnaire à se détacher de la réalité. Il peut alors affirmer qu’une telle emprise de l’idéologie suscite de manière paradoxale un affaiblissement de la force cohésive du mouvement révolutionnaire. Cette vision de la réalité révolutionnaire n’abandonne-t-elle la dimension organique du concept d’hégémonie propre à la tradition marxiste, par le fait de s’en tenir à des constats, certes nourris par les archives ? On peut considérer autrement que la Révolution radicale se construit dans une maîtrise de l’expérience où la pensée des acteurs n’est pas une simple représentation idéologique. Cet esprit révolutionnaire constitue alors une force active en elle-même, ne serait-ce que dans sa capacité à penser l’émancipation, donc à avoir prise sur la réalité actuelle en devenir. On peut le voir dans les travaux historiques et les perspectives conceptuelles des chercheurs français présents sur ce site, et mobilisés tout particulièrement autour du chantier sur les Montagnards, Robespierre en premier lieu.
Cependant l’indéniable acquis de la synthèse d’Haim Burstin sur le processus radical de formation de l’homme révolutionnaire permet d’affirmer qu’on ne peut parler, dans la chronologie des événements, d’un tournant propice au déclenchement de la radicalité, donc d‘un moment précis de basculement. Le processus révolutionnaire commence dès 1789, et c’est à ce titre que les révolutionnaires modérés y participent en nombre, certes à leur manière et avec leur espace propre. Mais ils sont très vite exposés à la suspicion, avec une accélération des attaques contre eux en 1793. Ils doivent alors rendre compte de soi sous la forme de leur conduite politique, donc argumenter sur la légitimité de leur récit protagonistique. Les militants radicaux sont pris dans le même processus narratif soit dès la terreur, soit après la chute du gouvernement montagnard, donc dans un contexte assez différent, ce qui donne une tonalité singulière à leur récit. Ils ont tendance à circonscrire un espace discursif où il essaye de faire reconnaître leur mérite propre, au titre de l'estime de soi qu'il situe dans leurs actes civiques, et leur traduction, d'événement en événement, par le fait d’une participation commune qui devraient leur valoir, par effet de réciprocité, l'estime publique. Ils s’efforcent de rendre compte de soi et des autres en situation révolutionnaire plus que de parler de soi, nous semble-t-il.
En fin de compte, il est indéniable que l’étude minutieuse des révolutionnaires en action ouvre une perspective nouvelle sur la connaissance de leur personnalité à l’horizon de la catégorie analytique de récit protagonistique. D’un point de vue épistémologique, nous pouvons parler ici avec André Charrak (Rousseau. De l’empirisme à l’expérience, Paris, Vrin, 2003), et au titre d’un nouveau retour à Rousseau dont on connaît l’impact décisif au cours de la Révolution, d’un entendement empirique propre aux acteurs de l’événement révolutionnaire, dont Marx et les marxistes se font l’écho (voir Rousseau et le marxisme, sous la direction de Luc Vincenti, Publications de la Sorbonne, 2011). Il s’agit là d’un univers mental tout à fait concret, dans la mesure où il se présente sous la forme d’un esprit révolutionnaire dans la manière même de se construire dans les limites de l’expérience.