Marx, sa vie durant, a préparé la révolution, il en a déterminé les conditions, prévu les acteurs et les forces motrices, établi les voies, les fins, et suggéré les perspectives, mais il ne l’a pas faite. Quoi qu’il en ait eu, et malgré les engagements épisodiques ou marginaux, il est demeuré spectateur, en 1848, comme sous la Commune. Lénine, dès les dernières années du XIXe siècle, prépare l’Octobre soviétique qui est sa création, l’aboutissement du travail sans relâche de deux décennies. Il a fait la révolution qu’il avait dans la tête et dont l’avènement le surprend en pleine rédaction, aussitôt suspendue, de L’État et la Révolution, qui jetait les bases de son avenir et en exposait les étapes. Il a dirigé la révolution, selon ses principes, fondé un nouveau type de pouvoir, gouverné une société, édicté les règles de ses possibles et mesuré ses contradictions. Davantage : il a pris les moyens, en fondant l’Internationale communiste, de son universalisation. Il en a orchestré la défense, assuré l’exemplarité, mondialisé la pratique. Avec Robespierre, absolument rien de semblable. En 1775, à dix-sept ans, le brillant lycéen de Louis-le-Grand se voit confier l’honneur de réciter le compliment d’usage au jeune couple royal, Louis XVI et Marie-Antoinette. Le 26 avril 1789, c’est un avocat de trente et un ans, jouissant d’une notoriété locale de bon aloi, bien intégré à son milieu, membre de l’Académie d’Arras et fier d’appartenir à la Société des Rosati, où il rimaille gentiment, qui est élu député du tiers état d’Artois aux États généraux. En contraste avec les grands ténors, à la réputation déjà acquise, de quelque nature qu’elle soit, les Condorcet, La Fayette, Barnave, Sieyès ou Mirabeau à la différence d’un Marat, dont il sera si proche, qui a publié quatorze ans auparavant ses Chaînes de l’esclavage (1774), Robespierre n’est qu’un anonyme, parmi des milliers d’autres. Ses interventions, pourtant nombreuses, à la Constituante, passeront inaperçues. Or, il va naître de la Révolution, en même temps qu’elle, et il sera le plus intransigeant à l’incarner jusqu’à sa mort.
Car, il est juste de dire, avec l’ensemble de ses interprètes, que son existence va se confondre de bout en bout avec la trajectoire de la Révolution (1), de 1789 à 1794, de sa première prise de parole, le 18 mai 1789, à la dernière, le 26 juillet 1794 (8 thermidor). Avec son exécution, comme le dira Laponneraye, et tant d’autres après lui : « La Révolution s’arrêta et rebroussa chemin (Robespierre, p. 22). Le 7 janvier 1795, la boulangère Pommier avait déjà fait, à la stupeur de ses clients qui la dénoncèrent, ce constat : « Depuis qu’on a assassiné Robespierre, la contre-révolution est faite (2) ». Entendons-nous : la Révolution dans sa radicalité. À laquelle, consciemment et volontairement, Robespierre a consacré et sacrifié sa vie. Il le ressentait et l’annonçait, dès ses premiers vers chez les Rosati :

Le seul tournant du juste, à son heure dernière,
Et le seul dont alors je serai déchiré,
C’est de voir, en mourant, la pâle et sombre envie
Distiller sur mon front l’opprobre et l’infamie,
De mourir pour le peuple et d’en être abhorré (3).

Il le répétera constamment, non sans un certain masochisme, jusqu’aux ultimes discours aux Jacobins (« Vous ne me verrez plus longtemps ») et à la Convention (« Quel ami de la patrie peut vouloir survivre…»). Au point que sa fin est assimilable à un suicide politique délibéré. Il n’est pas moins exact de reconnaître que l’Incorruptible – épithète qui s’impose dès septembre 1791 – fut l’objet, pour cette raison, d’une popularité inégalée, et peut-être, comme l’assure Massin, « aimé du peuple de France comme aucun chef politique, aucun gouvernement de son temps » (p.6) (4). En témoignent ses élections, dont la dernière, à la quasi-unanimité, à la présidence de la Convention (6 juin 1794) et ce fait qu’il circule toujours, même aux pires heures, à pied, sans aucune garde. La pensée de la révolution, il faut y insister, la pensée d’un phénomène aussi global que celui de la Révolution française, n’a, à strictement parler, pas de prédécesseur. D’où l’emprunt, de la part des hommes de 1789, aux figures légendaires de l’Antiquité romaine. De cette nouveauté, Robespierre a été parfaitement conscient. En avril 1789, dans sa Dédicace aux mânes de Jean-Jacques Rousseau, il évoque « la périlleuse carrière qu’une Révolution inouïe vient d’ouvrir devant nous » (souligné par moi G.L.). Il déclare, le 25 décembre 1793 : « La théorie du gouvernement révolutionnaire est aussi neuve que la Révolution qui l’a menée. Il ne faut pas la chercher dans les livres des écrivains politiques, qui n’ont point prévu cette Révolution, ni dans les lois des tyrans qui, contents d’abuser de leur puissance, s’occupent peu d’en rechercher la légitimité ». Le neuf, c’est l’auto-création révolutionnaire, « la première république du monde » (novembre 1793), qui donne à la France, dit-il, dans son enthousiasme, « deux mille ans d’avance sur l’espèce humaine ». C’est « l’ère française » et son absolue nouveauté, que Destutt, dans sa Grammaire, oppose à Montesquieu. La primauté et l’originalité de la Révolution française, par rapport à la Révolution américaine, ont été également saluées par Condorcet et par Burke. Nul n’en a été plus convaincu que Robespierre : « Les Français sont le premier peuple qui ait établi la véritable démocratie, en appelant tous les hommes à l’égalité et à la plénitude des droits du citoyen » (4 février 1794). Dernier trait enfin, lui aussi adéquat à l’inédit qui nous sollicite : l’éloquence de Robespierre, c’est-à-dire son œuvre. Il n’est pas question de considérer ici son style oratoire, sujet controversé, encore que, s’il est vrai, comme le dit Korngold, qu’il « fut l’idole du beau sexe plus que tout autre homme de la Révolution » et que « chaque fois qu’il devait prendre la parole, les femmes s’écrasaient dans les tribunes » (p.27; également p. 64, 85, 245), il faille au moins lui attribuer « l’éloquence du cœur ». Et, après tout, un ascète, un puceau, qui suscita quelques passions (celle de sa sœur, Charlotte, celle de Mlle Duplay), dont la vie sentimentale fut sans doute inexistante, pour cause de révolution, n’est-ce pas significatif qu’il ait séduit, par son verbe, les femmes de son temps ? Mais il s’agit de prendre acte de ce que Robespierre fut, par excellence, un homme de parole et uniquement cela. De ses plaidoyers de jeune avocat à ses longs exposés de la Convention : 100 interventions, à l’Assemblée, en 1790, plus de 300 en 1791 (Guillemin, p.71), de 250 à 300 sous la Convention, 200 en 144 séances au Conseil général de la commune (Bouloiseau, A), p.18-19), voilà l’œuvre, complétée des articles de son journal, Le Défenseur de la Constitution, de Lettres, d’un Carnet et de Notes, publiés par Mathiez. Au total, un millier de discours, souvent rédigés avec soin, répétés au moins deux fois le même jour, au Club et à l’Assemblée, reproduits avec le label officiel et diffusés dans toute la France, parfois improvisés, au gré des conjonctures et des débats. Mais pas d’œuvres en forme, encore que plusieurs textes, notamment ceux de la Convention (nous le verrons), méritent amplement ce statut, alors que Marat, de quinze ans son aîné, avait écrit plusieurs livres avant et pendant la Révolution, ainsi que Saint-Just, de neuf ans son cadet. Voilà bien une autre singularité, la pensée de la Révolution, sa parole, épouse son cours, fait de soubresauts, colle à ses actes, en discourt, la soutient et la désavoue, cherche sa cohérence et tente de la prendre aux rets de la théorie, sans avants qui la préfiguraient, sans après qui en arrêteraient la figure. La chansonnette populaire de 1792, Dernier compliment à M. Pétion, a sans doute raison : C’est l’homme le plus éloquent Après Robespierre (5)… À ces spécificités avérées qui définissent la pensée politique du principal acteur de la Révolution, ce livre est consacré.

Notes

(1) Ce ne fut le cas, on le sait, ni de Mirabeau, ni de Condorcet, ni de Danton, ni de Marat, ni d’Hebert, disparus, en cours de route, de diverses façons… ; non plus celui de Saint-Just, absent à l’ouverture.
(2) Citée par D. Godineau, Les tricoteuses, Paris, Alinéa, 1988, p. 292.
(3) M.R. Œuvres, t.I, p.246.
(4). Il « fut – écrit Soboul – et demeure l’Incorruptible, seul parmi nos hommes politiques, depuis bientôt deux siècles, à avoir mérité ce titre » (p.225).
(5) Chansonnier révolutionnaire, éd. de M. Delon et P.-E. Levayer, Paris, Gallimard, 1989, p.83.