Ce manuel a l’ambition de proposer des synthèses qui ne fassent plus de cette dimension sensible un objet à part mais bien le cœur de ce qui peut renouveler le regard porté sur un événement où la rupture ne peut trouver son sens et sa dynamique qu’entre raison et émotion. C’est ainsi qu’il faut entendre la belle expression des révolutionnaires : « raison sensible ».
Les conflits politiques sont alors certes des conflits d’arguments, de conceptions du monde à venir et à bâtir, mais tout autant des conflits de situation et de sensibilité à ces situations.
Ce manuel restitue donc arguments, situations et sensibilités à l’œuvre dans ce moment où chaque jour offre sa brassée d’inquiétude, d’enthousiasme, de déceptions, où le chemin est constamment à frayer, où aucune victoire ne paraît irréversible.
Les chapitres chronologiques mettent de ce fait en valeur de nouveaux points de bascule comme celui de la fusillade du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791. Elle fait suite à la fuite du roi et est désormais bien mise en valeur par l’ensemble des courants historiographiques français et anglo-saxons. Les premiers pas des États généraux devenant Assemblée nationale constituante étaient apparus aux contemporains comme quasi miraculeux tant ils étaient à la fois attendus et improbables. Nous les avons ici remis en valeur pour comprendre que toute transformation radicale comporte une dimension intentionnelle et une dimension qui échappe aux acteurs mêmes, mais qui résulte malgré tout, de leur capacité à faire face à ce qui paraît alors inouï. La question de l’attente comme espérance et comme patience est constitutive de l’événement révolutionnaire, où les moments décisifs sont longuement mûris pour pouvoir être assumés malgré l’incertitude. Nous avons de ce fait mis en valeur le moment mai-juin 1789 qui précède la constitution d’une Assemblée nationale constituante et la prise de la Bastille, mais aussi le moment 1792 qui précède l’insurrection du 10 août 1792 et la chute de la monarchie.
Enfin, il nous a paru important de reproblématiser l’épisode de la Terreur, qui loin d’être inéluctable, résulte de dynamiques d’affrontements irréconciliables qui certes surgissent dès 1789, mais deviennent irréductibles dans le cours de l’événement révolutionnaire. Le moment thermidorien et le Directoire sont ici revisités à l’aune de cette problématique. Les chapitres sur les questions religieuses sont au cœur d’enjeux qui peuvent paraître assez proches des nôtres. Ils permettent de rouvrir les répertoires d’action possible pour faire cohabiter différentes manières de croire ou de ne pas croire, inventer une religion civile commune afin justement de prévenir ou de combattre toute guerre civile religieuse. « Vie, bonheur, justice », ce sont là les mots du projet révolutionnaire. Les nouer dans des réalisations effectives est son ambition ultime. Nous avons veillé à montrer comment les utopies rêvées au xviiie siècle par l’esprit des Lumières ont produit à la fois des conflits de modèles et des conflits de pratiques. Pourtant, tous avaient la prétention feinte ou sincère de faire advenir un monde neuf fait « pour le bonheur et pour la liberté ».
Enfin la Révolution française était apparue aux contemporains dans sa dimension à la fois singulière et universelle. Nous avons voulu décrire comment des mondes avaient adhéré, sympathisé avec cette double dimension, soit pour avoir connu déjà des révolutions du droit naturel dans la fameuse Révolution atlantique, soit pour espérer les connaître à l’avenir. Les mondes coloniaux sont alors concernés au premier chef et d’une manière spécifique. La recherche a été beaucoup renouvelée sur ces questions et cela méritait d’être mis en valeur.
Mais nous avons voulu également montrer que des « mondes » avaient fortement résisté à ce mouvement révolutionnaire dans une Contrerévolution qui s’inscrit dans une dimension locale jamais complètement déliée d’une dimension européenne. L’émigration nobiliaire, cléricale, a souvent relayé, attisé les fronts du refus, les ennemis coalisés également. Nous avons adopté le parti pris de faire tenir ensemble toutes les guerres des révolutionnaires face à la contre-révolution examinée également sous toutes ses formes.
Enfin ce manuel espère offrir dans ses approfondissements, les approches les plus novatrices de la recherche française et anglo-saxonne, et dans ses bibliographies les références les plus établies comme les références plus récentes de ces historiographies frottées désormais aux autres sciences humaines et sociales.
Que chaque lecteur y trouve de quoi nourrir son désir de savoir comme son désir de comprendre un événement qui irrigue encore notre présent.


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Table des matières

Avant propos

1. La conscience historique de la Révolution française, de 1789 à aujourd’hui
Approfondissement – L’histoire en partage (G. Mazeau)

PARTIE 1 - Devenir libre et souverain : une rupture démocratique ?

2. Les nœuds d’une dynamique politique extraordinaire : la convocation des États généraux
Approfondissement – « Enfin le peuple pense » : du stigmate à la Révolution (D. Cohen)
3. Subvertir l’Ancien Régime, créer la Nation
4. La fabrique d’un nouveau monde politique : normes juridiques et institutions sociales, de 1789 à l’été 1791
5. L’attente républicaine : de la fusillade du Champ-de-Mars au 9 août 1792
Approfondissement – Dossier sur le réseau des Roland (N. Perl-Rosenthal)
6. La vengeance souveraine ou l’énigme de la Terreur, 10 août 1792-27 juillet 1794 (9 thermidor an II)
7. Une République sans vertu ni terreur, 9 thermidor an II-18 brumaire an VIII
Approfondissement – Penser l’après coup de la Terreur en interrogeant le concept de trauma (R. Steinberg)

PARTIE 2 - Religions, Révolution et Contre-révolution

8. Les catholiques entre Révolution et Contre-révolution, de 1789 à 1793
9. Transports sacrés révolutionnaires, volontés déchristianisatrices et liberté religieuse, de 1789 à 1794
Approfondissement – L’investissement symbolique et financier comme forme d’adhésion au décret du 18 floréal an II (7 mai 1794) (J. Smyth)
10. Le pluralisme religieux, de Thermidor au Concordat

PARTIE 3 - Vie, bonheur, justice

11. Les économies politiques du moment révolutionnaire
12. L’individu révolutionnaire, membre du peuple souverain
13. À la vie à la mort, l’ardeur patriotique
14. L’inquiétude du bonheur, l’inquiétude d’une liberté à transmettre

PARTIE 4 - Une révolution universelle ?

15. La Révolution française, un modèle pour le monde ?
Approfondissement – Révolution française, révolution atlantique ? (M. Belissa)
16. Faire la guerre à la Contre-révolution
17. Questions coloniales et abolition de l’esclavage
Approfondissement – Barnave et la question coloniale (S. Degachi)


L’AUTEUR : SOPHIE WAHNICH, directrice de recherche au CNRS, Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain CNRS-EHESS. Avec des approfondissements historiographiques thématiques rédigés par des historiens français et étrangers. GUILLAUME MAZEAU, maître de conférences à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. DÉBORAH COHEN, maître de conférences à l’université de Provence. NATHAN PERL ROSENTHAL, professeur, University Southern California. RONEN STEINBERG, professeur à Michigan University. JON SMYTH, docteur en histoire, London University. MARC BELISSA, Maître de conférences à Paris-Ouest. SOUAD DEGACHI, doctorante en histoire, Paris-VII.