Extraits du chapitre II. Les détracteurs de la Révolution et la contre-révolution




Les libéraux se sont appliqués à soustraire au couple révolution/réaction un nouvel espace, celui d’une démocratie rationnelle et légitime qui ne serait pas construite sur les décombres de la Terreur. Mais dans les faits, le règne des partis, des coteries, le clientélisme, se sont substitués au sceptre des masses révolutionnaires ; un système de marchandage à la solde des intérêts privés s’est mis en place, bafouant toute idée d’intérêt général. Ce fut le cas au XIX° siècle sous la Restauration, c’est le cas aujourd’hui où l’élection du Président de la République au suffrage universel direct fait écran aux mécanismes d’appropriation des richesses par une minorité au détriment des acquis sociaux. Dans cette perspective, nulle surprise à ce que le langage des doctrinaires tels Guizot, Tocqueville, Royer Collard, Charles de Rémusat… ait suscité un tel regain d’intérêt, la peur du jacobin ayant été remplacée par la peur du bolchevisme et par celle du totalitarisme (...)

Traditionnellement en France, le terrain privilégié de la pensée réactionnaire est l’histoire et non l’économie. Elle s’est développée à travers des oppositions frontales menées contre des événements historiques, comme les révolutions du XVIII° et du XIX° siècle. Dès 1790, alors que la Révolution française ne faisait que commencer, le parlementaire anglais à la Chambre des Communes, Edmund Burke (1729-1797), rédigea une longue lettre à un correspondant français, texte qui devint pour les opposants à la Révolution française, une référence majeure à l’échelle européenne. Ses Réflexions sur la Révolution de France sont animées par une véritable inquiétude et l’auteur s’efforce de plier son émotion aux exigences de la démonstration. Il redoutait l’effet de contagion que pouvaient entraîner auprès de quelques compatriotes, les soutiens répétés aux événements français. La monarchie anglaise pouvait être atteinte par cette vague de radicalité (...)

Considération sur la révolution française , l’ouvrage posthume de Madame de Staël (1766-1817), protestante, libérale, fille du banquier Necker, paru au lendemain de sa mort, obtint un succès considérable. En quelques jours, les 60 000 exemplaires de la première édition sortie en avril 1818, furent épuisés. Ce succès amena des commentaires. Bonald dans sa critique, remet à sa place l’auteur passionné de Delphine et de Corinne. Elle écrivait sous le coup de l’émotion ce qui était, aux yeux de Bonald, incompatible avec la politique. Sa condition de femme la rendait incompétente :

« Les femmes, circonscrites par la nature dans le cercle étroit des soins domestiques ou la plupart, quand elles en sortent, livrées à la dissipation, ne parlent guère de politique que par ouïe dire ».

Cette misogynie teintée de fatuité était également partagée par le chantre des finesses de l’amour et de l’ambition politique que Stendhal deviendra. Aiguillonné par le succès du livre, Stendhal qui à cette date avait entrepris une vie de Napoléon et publié quelques récits de voyages, se laissa aller à un petit texte sur les Considérations de la Baronne, véritable condensé d’une ironie jalouse, qu’il ne jugea pas bon de publier (édité par Henri Martineau en 1933).

« Je suis loin d’avoir la plus petite partie des talents qu’il faudrait pour discuter les mérites des Considérations de Madame de Staël. Est-ce un bon ouvrage ou seulement un ouvrage à la mode que ce livre dont l’Europe vient de dévorer 60 000 exemplaires ? C’est ce que je me garderais bien de décider : Je me borne à avancer que deux cent quarante huit pages du second volume (de la page 172 à la page 420) contiennent plus de puérilités, d’absurdités, de non sens de tout genre et si j’ose le dire, de calomnie qu’aucun autre livre vendu au même nombre d’exemplaires. Il me semble voir une femme dépourvue de sensibilité, et surtout de la pudeur de la sensibilité mais pleine d’imagination et d’esprit, sans aucune instruction autre que celle d’avoir lu Hume et peut-être Montesquieu sans y rien comprendre ».

Les pages que stigmatise Stendhal concernent les conquêtes de Bonaparte, l’enivrement du pouvoir personnel, les déboires et l’abdication de l’Empereur. Elles prennent à revers l’admiration du jeune écrivain pour le général révolutionnaire. (...)

On a volontiers caricaturé les allers retours d’Albert Mathiez (1874-1932) entre la situation française de son temps et l’époque révolutionnaire; il semble pourtant que cette disposition d’esprit l’ait amené à trouver son chemin de prédilection, désormais la marque de son travail d’historien, au cours duquel il rencontre l’action « fascinante » de Robespierre. Pour lui, la fascination qu’exerçait le révolutionnaire était un moteur de création. La joie avec laquelle il accueillit la Révolution russe – la Société robespierriste envoya en 1917 un télégramme de félicitations à la Douma - stimula sa démarche comparatiste : deux articles, « Le Bolchevisme et le Jacobinisme », « Lénine et Robespierre », publiés en 1920, signent cet enthousiasme. En 1921, il s’engage aux côtés du Parti Communiste Français et il écrit pour le journal L’Humanité. Mais dès 1923, son intérêt pour la Révolution russe se refroidit. En 1930, il soutient publiquement la défense d’historiens soviétiques emprisonnés par le régime. Yannick Bosc et Florence Gauthier, dans leur introduction écrite à l’occasion d’une réédition de La Réaction thermidorienne, soulignent la perspicacité de Mathiez qui « trouva les forces pour résister aux dogmatismes de son temps grâce à sa méthode critique des sources comme des interprétations et refuser une histoire manipulée ».

« Je n’écris pas pour catéchiser, pour recruter des adhérents à tel ou tel mais pour instruire et renseigner. Je croirais déchoir à mes propres yeux si je me préoccupais, quand je prends la plume, du parti que tireront de mes écrits les politiques du jour, en France et à l’étranger ».

Ainsi répondait-il par anticipation à François Furet qui a voulu stigmatiser, dans Penser la Révolution, sous le titre général de « catéchisme révolutionnaire » une histoire de croyant. La notice nécrologique que Jean Fréville a consacré à l’œuvre de Mathiez dans l’Humanité du 28 mars 1932 expédie le maître historien dans l’enfer de la petite bourgeoisie : « Mathiez fut un démocrate petit bourgeois, un jacobin pétrifié en dehors du mouvement de l’histoire vivante ». (...)

Anne Simonin, en braquant la lumière sur « les acquittés de la grande Terreur » laisse entrevoir les possibilités d’un retournement du discours thermidorien que tiennent à l’envi nos contemporains. Nombreux, 17,8%, 19,5% ou 21% selon les sources, les jugements d’acquittement émanant du Tribunal révolutionnaire apparaissent comme la possibilité d’une « révolution heureuse, certes débarrassée de ses ennemis ». (...)

Aujourd’hui la culpabilisation qu’exerce le discours sur les victimes quelles qu’elles soient, produit dans la vie intellectuelle des effets non maîtrisés. Dans sa petite histoire de « la Terreur, la part maudite de la Révolution », Jean-Clément Martin regrette le sang versé : « De la compréhension de la Terreur découle aujourd’hui plus qu’hier, l’appréciation des acquis révolutionnaires. Valait-il la peine de tant de sang ? Faut-il recourir à la violence en politique ? Les utopies sont-elles toutes meurtrières ? ». Regrette-t-il en fait l’abolition des droits féodaux, la sécularisation des biens du clergé, le massacre des gardes suisses lors de la prise des Tuileries le 10 août 1792 ou la mort de Louis XVI ? (...)

Furet utilisait par bravade des sources comme les travaux d’Augustin Cochin sur le jacobinisme, qui faisaient sursauter la gauche bien pensante. Il n’hésitait pas à manifester son rejet de Saint-Just, en « l’oubliant » dans la première édition du Dictionnaire critique de la Révolution française. Avec dévouement, Mona Ozouf prit en charge cet oubli qu’elle s’impose de réparer dans la seconde édition (1992). Pourtant la personnalité du plus jeune acteur de la Révolution française ne trouve pas grâce à ses yeux : la logique des discours de Saint-Just soit disant inflexibles, est grevée de nombreuses incohérences ; il apparaît, à l’image de sa prose, comme un être hybride, monstrueux, dans lequel Quinet (encore Quinet) croit voir « la tête du Moyen-Âge mise sur le corps de l’Antiquité » ; il semble dépourvu de courage dans ses missions auprès des armées, « il couche à l’hôtel » et non pas au milieu de la mitraille sur le terrain « sous la tente ». Plus grave, il est accusé d’inconstance idéologique à propos des lois de Ventôse auxquelles son nom est attaché, passant de l’idée novatrice « d’un partage gratuit des terres à celle d’une indemnisation » qui ressemble à une loi d’assistance. Enfin sommet du réquisitoire, « ce théoricien et praticien de la Terreur » manifeste plus d’empressement « à suspendre le droit » plutôt que d’accomplir la révolution sociale appelée de ses vœux. Dans ce procès en sorcellerie, nous reconnaissons la marque de Furet, sa haine viscérale du jacobinisme et de ses mentors, la neutralisation des thèses socialistes défendues par les historiens universitaires, la référence à l’inévitable Quinet et grief suprême à l’encontre de Saint-Just, celui d’avoir ridiculisé les possibilités d’un « compromis entre royauté et révolution, entre le passé et le présent ». Dans sa « Révolution », en écho avec ces partis pris, Furet refuse à Saint-Just toute autonomie, il est le simple satellite de Robespierre, un « faiseur de poésie pour dame » (...)

Table des matières

Introduction

Chapitre I. Tocqueville au poste de commande

La renaissance de Tocqueville avec Raymond Aron et Jacob Peter Mayer.
Le « modérantisme » de Tocqueville
Tocqueville et le peuple
Victor Hugo en 1848
Une génération d’écrivains encombrante
Aron joue Tocqueville en mai 68
Pierre Nora et la dénégation historique de mai 68
L’entreprise de démolition de Luc Ferry et Alain Renaut
Le volet philosophique de la controverse
Le Débat, vivier de l’anti mai 68
La revue Libre : la liberté sans le libéralisme
Mimétismes tocquevilliens

Chapitre II Les détracteurs de la Révolution et la contre-révolution



La révolution des mœurs
L’effet pervers
Les œuvres des contre-révolutionnaires
Les mouvements antirévolutionnaires n’ont pas de maître à penser
L’amour de la Révolution au XX° siècle
L’histoire accusatoire ou les stratégies neuves de la contre-révolution

Chapitre III. Le désir de justice

Les oubliés de la collaboration sortent du secret
Les avatars dans l’application de la loi de 1964 : l’affaire Touvier
Comme Diane chasseresse : Beate Klarsfeld
Mai 68 et le retour du refoulé
Les paradoxes d’une situation : contre et pour une philosophie accusatoire
De la démocratie politique à la démocratie humanitaire



Conclusions