Si de nombreux travaux portent sur le culte des héros au fil des siècles, une étude centrée sur les héros et héroïnes de l’époque révolutionnaire, « ceux que la fortune a couronnés » s’imposait dans le cadre du 134e congrès du Comité des travaux historiques et scientifiques portant sur Célèbres ou obscurs, hommes et femmes dans leurs territoires. Les organisateurs envisageaient a priori cinq grands thèmes, dans un souci de cohérence et de progression logique, en lançant l’appel à communications. Il s’agissait, dans un premier temps, d’identifier un « panthéon pré-révolutionnaire », ceux que la génération 1789 reconnaissait comme des précurseurs des temps nouveaux : législateurs et martyrs antiques, initiateurs de l’esprit républi cain, philosophes de la tolérance et du contrat social, grands hommes dignes de figurer dans les éphémérides du nouveau calendrier révolutionnaire, de Solon à Rousseau, en passant par Guillaume Tell et Benjamin Franklin...

Les deux séquences suivantes concernaient l’émergence et la construc tion de deux panthéons contraires et dialectiques, à la mesure des luttes idéologiques et culturelles provoquées par le cours de la Révolution. À un corpus de héros et héroïnes révolutionnaires, saisis dans leurs caractères constitutifs, leur universalité et leur spécificité (spatiale et individuelle) se serait juxtaposé un corpus héroïque contre-révolutionnaire de victimes et de martyrs ayant combattu la Révolution. L’affrontement semblait important pour définir les anti-héros, et la place des femmes dans les deux corpus. Le quatrième thème portait sur les pratiques et les rites de l’héroïsation, les apothéoses médiatiques et festives, la propagande et la pédagogie mémorielle des cultes. La démarche permettait de s’interroger sur les convergences des célébrations, au-delà de la guerre opposant les deux camps. Le dernier thème proposé concernait la transmission de la mémoire des héros et grands personnages, au fil des anniversaires et des commémorations, à travers la diffusion des mythes et légendes héroïques, mais également des marques symboliques laissées à la postérité ; monu ments, rues, places, hymnes…

Ce canevas, séduisant intellectuellement, a été modifié largement par le contenu des communications retenues pour le colloque, permettant la construction d’un « objet historique » différent, organisé finalement en six séquences progressives, donnant au colloque un rythme et des logiques propres. Il importe de présenter cette construction et les interrogations qu’elle suscite, pour en saisir la portée et comprendre les hypothèses qui terminent cet ouvrage.

La reconstruction du héros, entre mythe et histoire

Il s’agit de voir comment évolue l’image du héros selon les régimes et les époques historiques qui les représentent. Trois « cas » sont évoqués, parmi bien d’autres dignes du même intérêt : en premier lieu, la place ambiguë du Protecteur, Olivier Cromwell, dans les références reliant la révolution anglaise du xviie siècle à la décennie 1789-1799 ; puis, l’identification de Babeuf conduite depuis l’héritage du « héros gracchien » par le Tribun du peuple jusqu’aux relations complexes que le dirigeant de la Conspiration pour l’Égalité entretient avec les Robespierristes ; enfin, les décalages entre l’image idéalisée (la posture) que le groupe des Girondins veut donner au moment de sa chute et les jugements sans complaisance de plusieurs générations d’historiens à leur égard. Une réflexion sur les détournements historiographiques peut dès lors s’amorcer.

Héros et héroïnes de la République

Les communications abordent les points de vue de la nature et de la hié rarchie des processus d’héroïsation. Une analyse approfondie sur les modes de construction des héros révolutionnaires et républicains démontre l’exclusion quasi systématique du genre de toute panthéonisation. Confiner les femmes par leur nature ou leurs croyances dans des rôles subalternes ne leur laisserait plus d’autre choix que la confusion des genres ou le « crime héroïque » de Corday pour accéder au statut d’héroïne. L’exemple de l’« Ami du peuple », Jean-Paul Marat, en contraste, met en valeur les nouveaux critères constitutifs de l’émergence du héros républicain, d’une culture révolutionnaire efficace : la conquête de l’opinion publique par la médiation d’un peuple-citoyen sensible à la presse et à l’image ; l’incarnation de la souffrance physique ; la mise en scène d’un sacrifice assumé.

Cette culture républicaine peut se hiérarchiser dans l’espace et dans les médiations. L’ancrage local et l’activité de réseaux proches ne peuvent suf fire pour inscrire tel martyr ardéchois dans la postérité, à la différence d’un enfant héroïque du Luberon, dans des représentations décalées. L’élévation civique du « héros national » vers le Panthéon se manifeste dans les apothéo ses théâtrales, mettant en scène les corps martyrisés des héros républicains, de Mirabeau à Viala. Dans les villes et villages de la France du Centre, les fêtes consulaires et impériales tendent à imposer aux populations civiles le culte de Napoléon, sauveur, à la fois pacificateur et conquérant, intégrant l’ensemble des qualités des héros républicains passés, à part peut-être certains généraux charismatiques.

Les soldats citoyens, des héros en armes ?

Passant des civils aux militaires, les historiens présentent « l’héroïsme en armes » de ceux qui sont « morts pour des idées » et pour la Nation. Leurs vertueux sacrifices sont donnés en exemple dans les recueils des actions héroïques de l’an II et de l’an VI, comme dans les cérémonies du Directoire pour les « défenseurs de la patrie » morts au champ d’honneur. La question est posée d’une évolution vers l’élitisme directorial ou de la permanence d’une conception restée démocratique du service. La reconnaissance d’exploits militaires « picaresques » ne suffit pas à assurer la gloire d’un « inconnu » du pays niçois, « célèbre » dans un cercle étroit d’initiés. Elle ne profite guère plus au fameux général Lecourbe, que Napoléon sacrifie sur l’autel des causes de l’amitié et de l’esprit républicain, tandis que leur mort pré­maturée ou tragique immortalise les Hoche et les Marceau. Le sacrifice militaire pourrait-il finalement devenir la voie par excellence du passage vers la célébration héroïque, entre patriotisme et chauvinisme, du citoyen lambda ou du chef de guerre auréolé de ses succès ?

Les anti-héros, d’autres héros ?

Rien ne semblait plus efficace, pour cerner l’essence du héros en Révolution, que de se pencher sur son antithèse, l’anti-héros, saisi dans des variantes spatiales, politiques et sociales qui peuvent défier l’entendement, mais dessinent, par effet de miroir inversé, le portrait idéal du héros. L’anti-héros pourrait prendre le visage d’un procureur général syndic, tant négligé par la grande histoire, mais tellement présent (et « célébrable ») dans l’émergence et l’affirmation d’une identité départementale pérenne, entre 1790 et 1793. L’anti-héros naît de la réputation forgée par ses adversaires politiques, ne voyant que cabales et intrigues dans la quadruple élection qui mène Robespierre sur les bancs de la Constituante, marchepied vers la dictature, alors que ses partisans y voient les prémisses du destin national de l’Incorruptible, distingué pour ses mérites et vertus par les suffrages de ses concitoyens. Dans les régions de guerre civile, les historiens peuvent épouser les causes de leurs personnages, faire et défaire des réputations, tirant le mythe vers les légendes, dorée du héros, noire de l’anti-héros. En pays chouan, ils peuvent construire à la hache les figures d’un anti-héros exécuté froidement par son héros-exécuteur, si d’autres historiens ne nuan çaient, jusqu’à les inverser (?) de telles interprétations. Mais la réputation du héros dépend étroitement des caprices et variations de la mémoire : tel « martyr de la foi » franc-comtois, immolé sur l’autel de la République, disparaîtrait peu à peu de la mémoire collective régionale, sans basculer jusqu’à l’image de l’anti-héros, face aux mutations contemporaines com binées de la hiérarchie catholique et de l’esprit républicain, alors que les « tombes de mémoire » restent vivaces en pays chouan. Et si l’anti-héros républicain pouvait concentrer l’essentiel des qualités définissant le héros contre-révolutionnaire ?

Construction de la mémoire locale et régionale

Du local au national, la construction de la figure du héros (ou de l’anti-héros) peut varier à l’infini, mais chaque cas nous rapproche de la légitimation et de l’approfondissement de notre objet d’étude, dans un parcours hiérarchisé qui nous mène de la commune de Palaiseau à la mémoire guadeloupéenne. Ainsi, les commémorations « sensibles » de l’enfant-héroïque, Joseph Bara, de la panthéonisation manquée de l’an II à une polémique haute en couleur de 2008, illustrent les basculement d’imaginaires collectifs toujours réactifs, si éloignés du fond historique, palaisien ou vendéen, dont l’authenticité doit être sans cesse rappelée. L’échelle départementale est une focale suggestive, quand la mémoire des « grands révolutionnaires » de l’Eure – les Buzot, Lindet, Turreau – subit les adaptations successives des édiles et des historiens, jusqu’aux traces sélectives que la postérité leur octroie, dans l’onomastique et les monuments. Comme une mise en garde face aux interprétations globalisantes, une région comme la Picardie peut, selon les cas de figure, explorer des voies mémorielles contrastées, entre une typologie d’héroïnes hostiles à la Révolution (les Carmélites) et une autre de combattantes pour la République. Par ancrages successifs, par touches « impressionnistes » se dégagent insensiblement les caractères constitutifs des processus d’héroïsation et de la pérennisation de la mémoire des héros. Les basculements de cette mémoire rendent exemplaire le cas du rebelle mulâtre Louis Delgrès, déchiré entre le service loyal de la République et le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, en 1802. Comme pour Toussaint-Louverture en Haïti, son sacrifice et son manifeste lui confèrent l’aura d’un résistant et d’un héros (tardivement reconnu) de la « résistance à l’oppression ». On a basculé ainsi dans une problématique de reconstruction de la mémoire longue des grands personnages de la Révolution, celle qui sélectionne les héros et les anti-héros d’aujourd’hui.

Les voies de la mémoire longue et de l’historiographie

Il a semblé judicieux de terminer le colloque en évoquant les crédits et les discrédits de la mémoire longue des héros, à travers les filtres et les pièges de l’historiographie, pour confirmer bien des hypothèses soulevées dans les communications précédentes. Fabre d’Églantine, acteur essentiel d’une Révolution qu’il a marquée depuis la prise de la Bastille jusqu’au calen drier républicain, est tour à tour diabolisé, victimisé, réhabilité, avant de basculer dans une héroïsation paradoxale, ou l’amnésie nationale le dispute à la postérité locale. Dans un autre registre, le centenaire de 1789 aurait dû consacrer l’érection d’« un des plus beaux monuments du siècle » à Versailles, à la gloire des députés de la Constituante, mais l’usure des hommes et des temps n’a laissé que des croquis et un immense bas-relief pour témoigner de l’échec symbolique de ce beau projet. Nous avons tenu à conclure ce colloque par la confrontation de deux modélisations héroïques, échos puissants d’une guerre civile fondatrice. Les héros vendéens et chouans – unis par la foi et la fidélité – sont-ils célébrés régionalement comme des chefs de guerre victorieux et charismatiques, ou comme les martyrs subalternes d’une cause perdue, dans les épopées ou dans des chansons populaires qui tiennent plus du registre nostalgique que de l’apologétique ? Très différent est le regard porté sur la mémoire et la culture communistes de la Révolution française, déclinant ses héros et ses anti-héros selon les poids des héritages, des idéologies, des stratégies, exerçant une influence décisive dans la popularisation de figures emblématiques, des années 1920 à nos jours.

À la convergence de toutes ces influences, les postérités des héros et héroïnes de la Révolution française s’inscrivent sur les frontons des bâtiments publics, dans l’univers monumental et la statuaire, dans l’onomastique des rues et des lieux-dits, comme dans les images sélectives d’Épinal, nuançant le portrait idéal de militaires doués d’autres vertus que leurs victoires.

Pendant trois journées bien remplies, ces séquences ont mobilisé un auditoire nombreux, éclectique, attentif et souvent passionné, soulevant des questions multiples, qui seront approfondies dans les perspectives des conclusions. Les contenus des communications ont progressivement modifié les schémas – intellectuellement séduisants – que les organisateurs avaient imaginés au départ. Ils ont reflété les renouvellements et la complexification des recher ches en cours, sur un thème où la Révolution a apporté des contributions décisives – Panthéon, martyrs de la Liberté et de la Foi, généraux et soldats charismatiques, enfants héroïques –, mais déclinées selon des variantes locales, régionales et nationales spécifiques.

Place donc à ces contributions dont nous venons de retracer l’ordre et les cheminements. Mais nous tenons au terme d’une manifestation scientifique de cette qualité à remercier le Comité des travaux historiques et scientifiques pour avoir parrainé un colloque homogène, accepté de l’accueillir et de le publier, la Société des études robespierristes et l’Institut d’histoire de la Révolution française pour leurs apports intellectuels et financiers, le public et surtout les chercheurs qui ont contribué à l’accomplissement de ce chantier fécond – l’héroïsation révolutionnaire –, à la convergence de la construction historique de la France contemporaine, des destinées individuelles et de la mémoire collective, du local au national.

Serge Bianchi, Bernard Gainot, Pierre Serna

Table des matières Introduction

Première partie L’invention et le processus d’héroïsation, entre mythe et histoire

Alan Forrest "Un anti-héros de la Révolution française : Olivier Cromwell"

Serge Bianchi "Caïus Gracchus ou la construction d’un héros sous la Révolution française"

Anne de Mathan "Grandeur et misère des Girondins, entre illusion héroïque et instrumentalisation historiographique"

Deuxième partie Héros et héroïnes de la République

Geneviève Dermenjian, Jacques Guilhaumou, Karine Lambert, Martine Lapied "L’autre Panthéon. Femmes et héroïsation sous la Révolution"

Guillaume Mazeau "Marat ou la naissance d’un héroïsme républicain (1789-1793)"

Nathalie Alzas "La formation d’un panthéon révolutionnaire, entre stratégies locales et stratégies nationales"

Claude-Alain Sarre "Le petit tambour d’Arcole : André Estienne, enfant de Cadenet en Luberon"

Philippe Bourdin "Les apothéoses théâtrales des héros de la Révolution (1791-1794)"

Cyril Triolaire "Fêtes officielles et culte du héros Bonaparte en province entre Directoire et Consulat"

Troisième partie Héroïsme en armes : les soldats-citoyens, des héros ?

Bernard Gainot "La persistance d’une culture de l’héroïsme républicain sous le Directoire : le Recueil des actions héroïques ou le Livre du soldat français par le général Championnet (1798-1799)"

Quentin Reynier Le héros militaire, la mort et l’honneur sous le Directoire : quelle menace pour la République ?

Michel Bourrier Un truculent Brigasque, le général Rusca

Jacques Macé Un héros atypique : le général Lecourbe (1759-1815)

Quatrième partie Les anti-héros, d’autres héros ?

Gaïd Andro Le procureur général syndic : un anti-héros de la Révolution française

Melvin Edelstein Anti-héros ou « Incorruptible » ? L’élection de Robespierre aux états généraux vue par les Thermidoriens

Matthieu de Gélis Joseph de Boulainvilliers, anti-héros de la chouannerie bretonne

Danièle Pingué "Parcours posthume d’un « martyr de la foi », le père Grégoire de Saint-Loup"

Cinquième partie Construction de la mémoire locale et régionale

Rachel Jaeglé "Bara : un enfant de Palaiseau entré dans l’Histoire"

Bernard Bodinier "L’Eure ne célèbre guère ses (grands) révolutionnaires"

Jacques Bernet "De l’héroïsme au féminin dans la Révolution française. Exemples picards"

Gérard Richard , Max Etna "Guadeloupe, 1802. Le colonel Louis Delgrès, héros ou rebelle ?"

Sixième partie Construction de la mémoire longue et historiographie

Anne-Marie Duport "Fabre d’Eglantine, héros discrédité"

Annie Lagarde-Fouquet "Commémorer le centenaire de 1789. L’histoire inachevée d’un monument commémoratif à la gloire de l’Assemblée constituante"

Roger Dupuy "Héroïsations vendéennes et chouannes, quelques réflexions"

Claude Mazauric "De la Révolution française dans l’imaginaire communiste français du xxe siècle : savoirs, figures, symboles"

Jean-Paul Rothiot "Quels héros pour les images d’Épinal ?"

Bernard Gainot, Serge Bianchi Conclusions

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