Toutefois, malgré les avancées de ce chantier, celui-ci présente encore de nombreuses faiblesses. Si certaines concernent l’étude de thématiques comme la question de l’impact social et culturel de la traite et du fait esclavagiste sur les mentalités des habitants des villes directement confrontées à cette histoire qui retient notre attention (5), plus importantes encore selon nous sont celles, dans le contexte de l’intérêt des chercheurs pour la démarche heuristique, qui ont trait à la réflexion méthodologique.

C’est avec l’objectif de commencer à pallier le manque d’approche générale concernant cet aspect de la recherche que se situe la publication de cet ouvrage qui est l’aboutissement d’une réflexion stimulée par le colloque organisé à l’université du Havre les 6 et 7 mai 2010. Il est aussi, plus globalement, le fruit du projet impulsé dans le cadre des activités de recherche du CIRTAI depuis 2008, et intégré aujourd’hui dans les programmes du grand réseau de recherche piloté par la Région Haute-Normandie (6).

Le choix de l’axe méthodologique impliquait deux obligations. La première résidait dans la sélection d’une vaste thématique. De cela découle le choix d’un regard sur la diversité des formes de la présence de l’esclavage dans les sociétés concernées depuis le XVIIIe siècle, moment qui vit le décollage de la traite. La seconde obligation était la nécessité d’une ouverture pluridisciplinaire, laquelle émerge dans des contributions émanant aussi bien d’historiens que de spécialistes des études anglophones, de littérature, de sociologie et d’histoire de l’art.

La première partie de l’ouvrage, « Présence de l’esclavage, du port de traite transatlantique au monde indien (XVIIIe-XXIe siècle) », vise à réfléchir aux questions méthodologiques à partir de travaux qui mettent en avant la place des victimes de la traite, mais aussi des capitaux et la question de la mémoire de l’esclavage dans les sociétés concernées. En dépit de la diversité des thèmes abordés par les contributions qui la composent – celles-ci vont de la connaissance de l’identité des gens de couleur dans les ports de traite à la capacité de l’esclavage à investir les sociétés des villes qui, comme Rouen, étaient les centres de commandement de l’activité de traite, en passant par l’intégration des gens de couleur dans l’armée ou, à partir d’une enquête menée au printemps 2009 auprès de classes de quatrième de collèges réunionnais, les effets de l’enseignement de l’esclavage récemment réintégré dans les programmes scolaires de l’Éducation nationale –, toutes ont comme point commun de montrer les acquis liés aux nouveaux modes d’exploitation de sources qui, comme les registres d’armement et de désarmement des navires, furent le socle des travaux pionniers de Jean Mettas et de Serge Daget (7).

Les deux premières contributions de Thomas Raffin et de Sylvie Barot sur la présence des gens de couleur à l’époque moderne à Nantes et au Havre, qui proposent une analyse des résultats issus d’une enquête conduite dans le cadre de l’étude récemment publiée sous la direction d’Erick Noël (8), montrent ainsi les potentialités offertes par une exploitation renouvelée de sources d’archives mobilisées jusqu’alors pour présenter le mouvement des expéditions, l’identité des armateurs ou la géographie de la traite française.

Parce qu’elles mettent en lumière l’inclination des gens de couleur à investir l’ensemble du tissu sociétal et professionnel de ces villes au-delà du seul monde de la domesticité et la propension des rois africains à établir des relations avec les ports européens dans le but d’optimiser les apports des échanges commerciaux occasionnés par la traite, ces approches contribuent en effet à réévaluer l’influence exercée par la présence du fait esclavagiste dans les sociétés portuaires. Bien que quittant le territoire du quantitatif au profit de l’étude de cas, les contributions de Richard Flamein sur les stratégies d’investissements de la famille Le Couteulx au temps de l’apogée du commerce négrier havrais, et de Bernard Gainot sur le parcours de l’affranchi Annecy s’inscrivent in fine dans une perspective comparable.

À partir de l’exploitation des fonds départementaux, notamment des fonds notariés, des correspondances ou des registres pénitentiaires, ces textes sont en effet un fort témoignage de la manière dont, en remobilisant des sources exploitées de longue date, il est possible d’approcher des questions aussi importantes que la présence des capitaux rouennais dans la dynamique qui toucha la traite havraise de 1783 à 1791 ou les conditions de la rencontre entre la situation coloniale et la crise révolutionnaire. Toutefois, si elles mettent en évidence des apports liés à ce nouveau mode d’exploitation de ces sources, ces contributions témoignent également des carences méthodologiques majeures affectant celles-ci. On retiendra ainsi également de l’étude de cas présentée par Bernard Gainot l’apport potentiel des études prosopographiques (9) qui, malgré la généralisation dont elles sont l’objet dans le domaine de l’histoire sociale, ont encore fait trop peu d’émules s’agissant de celle de l’esclavage. Proposant un regard plus contemporain fondé sur le recours à la méthode orale, le sociologue Philippe Vitale, s’il offre une réflexion stimulante sur les effets dommageables d’un enseignement de l’histoire de l’esclavage décontextualisé, souligne également, en dépit de l’ancienneté de l’application de la méthode dans le cadre des études historiques, la rareté de son utilisation s’agissant des études sur l’esclavage. Bien que revisitées avec bonheur, ces sources d’archives présentent cependant de sérieux problèmes d’exploitation qui incitaient à réfléchir aux écueils inhérents au traitement méthodologique de l’histoire de l’esclavage.

C’est à cette réflexion que répond la deuxième partie : « Paroles d’esclaves, du tribunal au récit de vie ». Certes, les quatre contributions qu’elle rassemble confirment aussi les apports liés au réexamen de sources qui, comme les archives judiciaires ou les récits d’esclaves, sont l’objet d’une mobilisation de longue date. En restituant la parole d’esclaves des colonies françaises où le récit d’esclaves est absent à travers l’étude de trois procès intentés en Guadeloupe, Frédéric Régent met en lumière la capacité de l’archive judiciaire à éclairer les conditions de vie réelles des populations serviles et la montée des contestations face aux violences quotidiennes. L’étude de la production des récits autobiographiques d’esclaves, à partir des récits de William Wells Brown (1847) et d’Harriet Jacobs (1861), proposée par Anne Wicke, Claire Parfait et Marie-Jeanne Rossignol montrent quant à elle les éclairages précieux fournis par ces sources pour la connaissance de sujets aussi importants que le fonctionnement de la traite intérieure aux États-Unis ou la place des femmes dans les sociétés esclavagistes, sujet dont l’ouvrage d’Arlette Gautier vient de rappeler l’importance (10).

Toutefois, toutes ces contributions permettent avant tout de souligner, par le biais de l’analyse des conditions de production de ces récits, les dangers d’interprétation liés à la tendance de la parole des esclaves à être utilisée dans une perspective de propagande abolitionniste, dont l’objectif était de faire entendre la « voix » d’une individualité singulière face à la déshumanisation de l’esclavage. La nécessité de considérer les préventions face à l’utilisation de ces sources émerge de la façon la plus éclatante dans l’étude des phénomènes d’appropriation de la parole des figures emblématiques du combat antiesclavagiste. Achevant cette partie par une étude des interprétations possibles des célèbres Mémoires de Toussaint Louverture, Jacques de Cauna montre ainsi, dans une comparaison entre le sens donné au texte par le militant Saint-Remy et celui donné par l’historien à partir d’une lecture du texte original récemment réédité, la façon dont un récit conçu originellement comme un plaidoyer contre le général Leclerc et montrant la conscience du devoir militaire fut transformé en récit d’héroïsation.

Cette critique de l’utilisation des sources écrites était une invitation naturelle à se pencher vers les apports potentiels d’autres types de sources. C’est l’objet de la dernière partie : « Les représentations de l’esclave, des sources d’archives à l’image ». Elle commence, paradoxalement, par une contribution fondée sur les apports des textes écrits produits par les détenteurs du pouvoir. Étudiant ces textes, Prosper Eve parvient à montrer l’immense intérêt de ce type de sources pour connaître l’état sanitaire des populations et cerner les stratégies liées au combat pour l’abolition. Toutefois, à travers ce constat, l’historien souligne implicitement la difficulté de celles-ci à nous renseigner véritablement sur le thème des représentations de l’esclavage et des mentalités de ceux qui, bénéficiaires ou victimes, en furent les acteurs.

S’agissant de cette question, les quatre dernières contributions, lesquelles reposent sur des approches valorisant le recours au visuel et à l’imaginaire littéraire, montrent les apports indispensables des sources non écrites. Parmi ceux-ci, deux méritent particulièrement d’être retenus. Le premier, qui émerge notamment à travers les contributions d’Erick Noël, de Nick Nesbitt et de Harry Bannais, a trait à la complexité et à l’ambivalence du regard porté sur l’esclavage. On retiendra ainsi de l’étude des mascarons figés dans les « folies » périurbaines (Erick Noël), des tableaux et dessins figurant Toussaint Louverture (Nick Nesbitt), ou de la place du Noir dans la production cinématographique, la prégnance avec laquelle ces sources révèlent l’imbrication étroite des acceptations et des résistances.

Le second apport a trait à l’intérêt concernant la question fondamentale de la « désancestralisation », thème dont on connaît, au-delà de la nécessité de l’approcher pour comprendre les violences psychologiques de la traite, l’importance pour connaître les motivations du marronnage. Autour de cette thématique, la peinture du Haïtien Duval-Carrié, celle du Béninois Julien Sinzogan mettent en évidence avec une force inégalable la violence vécue par les esclaves, le sentiment de mort psychologique éprouvé lors du « passage du milieu » et la perte d’identité africaine née du déracinement. C’est là un constat qui confirme l’urgence d’approfondir le travail sur ces sources afin – et cela sans renoncer au travail sur les sources écrites – d’éclairer la part d’ombre d’une histoire en plein renouvellement.

NOTES

(1) Eric Williams, Capitalism and Slavery, Londres, Deutch Ltd, 1944. Parmi les travaux récents attentifs à réinvestir le chantier de l’étude du système de la plantation, au centre de la célèbre thèse d’Eric Williams, citons notamment : Philippe Hrodej, L’esclave et les plantations de l’établissement à la servitude à son abolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

(2) Le thème, investi de longue date par l’historiographie anglo-saxonne, n’a été exploré que très récemment par l’historiographie française. Voir notamment : Nelly Schmidt, La France a-t-elle aboli l’esclavage ?, Paris, Fayard, 2009, et Olivier Pétré-Grenouilleau (dir.), Abolir l’esclavage. Un réformisme à l’épreuve (France, Portugal, Suisse, XVIIIe-XIXe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Collection histoire », 2008.

(3) Sur le contexte de la production historiographique française, voir notamment : Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2004, p. 7-13.

(4) Sur cette question, voir notamment Silvia Marzagalli, « Sur les origines de l’Atlantic History : paradigme interprétatif de l’histoire des espaces atlantiques à l’époque moderne », Revue du XVIIIe siècle, no 33, 2001, p. 17-31.

(5) Voir notamment Éric Saunier (dir.), Villes portuaires du commerce triangulaire à l’esclavage, Cahiers de l’histoire et des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie, no 1, 2009 ; Les abolitions de la Normandie aux Amériques, Cahiers de l’histoire et des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie, no 2, 2010.

(6) La recherche sur l’esclavage est l’une des trois thématiques recouvertes par le programme : « La Haute-Normandie : une tradition d’ouverture sur le monde ». Le programme structurant la thématique rassemble à la fois un projet éditorial concernant les récits d’esclaves, dirigé par Anne Wicke, et un axe de recherche sur l’originalité du développement de l’activité négrière dans les villes de Basse-Seine, que nous pilotons.

(7) Voir Jean Mettas, Répertoire des expéditions négrières françaises au XVIIIe siècle : ports autres que Nantes, édité par S. et M. Daget, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1984, 2 volumes ; Serge Daget, Répertoire des expéditions françaises à la traite illégale (1815-1850), Nantes, Centre de recherche sur l’histoire du monde atlantique, 1988.

(8) Erick Noël (dir.), Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne. Paris et son bassin, Genève, Librairie Droz, « Bibliothèque des Lumières », vol. LXXVII, 2011, 578 pages, p. 358-372.

(9) Bernard Gainot, Les officiers de couleur dans les armées de la République et de l’Empire (1792-1815), Paris, Karthala, 2008.

(10) Arlette Gautier, Les sœurs de Solitude. Femmes et esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Collection Histoire », 2011, 271 pages.