Dans la période révolutionnaire française, un certain nombre d’événements peuvent être décrits dans ce déroulement séquentiel. L’histoire de la Révolution française dans son ensemble pourrait en répondre. Lorsque l’historiographie fait du 14 juillet 1789 l’affrontement inaugural suivi de la Grande Peur pour les campagnes, évoque la période constituante et législative comme un moment heureux de pacification, fait de la terreur une période de dépacification massive et de la période thermidorienne et directoriale celle d’une République sans révolution et le moment d’une nouvelle pacification (Troper, 2006), elle emprunte un tel schéma. C’est l’histoire d’une pacification heurtée, c’est-à-dire entravée par l’irruption des pauvres ou du « peuple » sur la scène politique en 1789 comme en 1793. Alors que la Révolution juridique était achevée grâce au langage des élites, le peuple serait venu non seulement dépacifier l’espace public, mais aurait soutenu et rendu possible une politique de la Terreur comme envers absolu de la pacification politique. Il s’agit du fameux dérapage cher à François Furet et à son école (Furet et Ozouf, 1988).

Cette conception historiographique fabrique de fait une représentation où les forces populaires sont les acteurs de l’impossible pacification, acteurs qui devront disparaître de la scène publique politique par le retour du suffrage censitaire, pour que cette pacification advienne enfin.

Je voudrais proposer une lecture des processus révolutionnaires de dépacification à rebrousse poil (Benjamin, 2000) de cette vulgate particulièrement diffusée depuis le bicentenaire (1), et montrer que la dépacification est le fait des puissants et non des acteurs révolutionnaires qui tentent courageusement d’extorquer aux puissants le maximun de justice et de droits sans pour autant vouloir voir couler le sang des leurs et des autres.

En renouant avec ce que Machiavel nous dit des troubles qui agitent les cités, au fondement de la lutte des classes, il s’agit alors de saisir dans le 14 juillet, les effets de la dépacification nobiliaire au moment où la noblesse prend vraiment conscience que la réunion des Etats généraux prend une tournure où elle a beaucoup à perdre. « Le plus souvent », nous dit Machiavel, « les troubles sont causés par les possédants, parce que la peur de perdre engendre chez eux la même envie que chez ceux qui désirent acquérir. En effet, les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité s’ils n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup, ils peuvent plus violemment et plus puissamment susciter des troubles. » (2) Mais ajoute Machiavel, « il y a plus : leur comportement incorrect et ambitieux allume, dans le cœur de ceux qui n’ont rien, l’envie de posséder, soit pour se venger d’eux en les dépouillant, soit pour pouvoir eux aussi atteindre aux richesses et aux charges dont ils voient faire un mauvais usage »(3)(Zaoui, 2009). Ce moment 1789 peut alors être lu comme une réserve empirique des dires de Machiavel. C’est bien l’impéritie nobiliaire et son refus de participer au renflouement des caisses de l’Etat qui obligent à la réunion des Etats généraux, leur arrogance qui radicalise des députés plutôt modérés (Tackett : 1997) et que nombre de députés souhaitaient pouvoir accéder au gouvernement pour l’honneur que cela leur offrirait, pour leur bien être mais également pour le bien de tous persuadés qu’ils feraient un meilleur usage du pouvoir. Enfin pour Machiavel, « si tous les hommes sont « méchants », ils ne le sont pas à part égale. Les grands ou la noblesse le sont par nature bien davantage que les autres car leur désir vise leur bien particulier tandis que le désir du peuple vise par nécessité un « bien » universel — la liberté de tous identifiée à leur sécurité. (Zaoui, 2009) » Machiavel montre enfin que « le peuple désire n’être ni commandé ni opprimé par les grands, tandis que les grands désirent commander et opprimer le peuple »(4). Cette dissymétrie des désirs n’est de fait pas réductible à un antagonisme ordinaire, à un simple conflit d’intérêts, ce qui s’y joue à chaque fois c’est la possibilité d’inventer une conception de la liberté comme non domination (Petit, 2004), de protéger une certaine conception de la cité voire de l’humanité et du droit (Wahnich 2005).

Dans cette communication, je me propose de réexaminer la séquence 1789-1792 afin de comprendre quels outils et quels mécanismes produisent dans cette période révolutionnaire une dépacification comme lutte des classes qui n’est pas seulement conflit d’intérêt mais dissymétrie des désirs. Il s’agit de comprendre en quoi la dépacification de l’événement révolutionnaire est l’œuvre des dominants quand le Tiers Etat d’abord, puis le peuple souverain avaient espéré une révolution de velours.

Il s’agit bien sur avant tout de saisir les mécanismes de la dépacification nobiliaire, ce que je ferai pour le moment inaugural de la Révolution française. Puis de comprendre les mécanismes de la dépacification constituante, ce que je ferai en focalisant l’attention sur la fusillade du 17 juillet 1791. Mais il s’agit aussi de comprendre pourquoi, face à tant de haine les révolutionnaires ne cèdent ni le 14 juillet 1789, ni le 10 août 1792 et de comprendre ainsi les raisons pour lesquelles une historiographie a pu faire des citoyens du peuple les fauteurs de trouble du dérapage révolutionnaire, de la dépacification de l’événement fondateur.

I. Face à l’invention d’un art politique pacifié par le Tiers Etat, la dépacification nobiliaire et royale en 1789

Les événements révolutionnaires inauguraux de mai et juin 1789 ne sont pas des moments chaotiques d’affrontement mais une expérience où s’invente d’emblée un art politique d’assemblée raffiné. La radicalité de l’affrontement ne passe pas alors par un corps à corps mais par des dispositifs de subversion juridique des anciennes pratiques d’assemblée des Etats généraux. Obtenir le doublement du Tiers Etat, puis le principe du vote par tête et non par ordre, la vérification en commun des pouvoirs des députés, la reconnaissance de la partie pour le tout dans la figure du Tiers additionné de quelques curés, la reconnaissance d’un lieu du politique dans la salle des menus plaisirs, voilà ce qui conduit à cette fameuse révolution juridique. Les rapports de force sont vécus dans la chair des mots et des gestes qui prennent place dans l’assemblée.

Lorsqu’il travaille à la Critique de la raison dialectique, (Sartre 1960) Sartre reprend archive en main le dossier révolutionnaire (Sartre 2008). Or pour pouvoir expliquer ce tour de passe- passe politique, faire du peuple avec la part manquante des nobles et des évêques, il se penche sur un point occulté par les historiens marxistes jusqu’à aujourd’hui, la part de « sacré » dans ce qui advient.

Ce sacré ne relève pas du théologico-politique quand il est situé en dehors de la politique royale, il est un sacré du politique.

« La majorité n’existant pas, il y a dans l’assemblée une force étrange et sacrée, sans visage, qui se nomme « on ». (Sartre 2008 : 80) « La volonté de l’assemblée tombe en dehors de chaque individu. La totalité de l’assemblée est transcendante par rapport à ses membres. Pur mythe et représentation de l’assemblée à elle même, elle est incomplète et ouverte. » (Sartre 2008 : 81). Elle se transforme de Tiers ordre en Totalité moins quelque chose. » Sieyès peut ainsi affirmer que sans la noblesse, la nation n’est pas quelque chose de moins mais quelque chose de plus.

Mais au-delà de ce fantôme, Sartre insiste sur le lieu et retrouve ce que les anthropologues appellent depuis le lieu du politique (Marc Abélès, 2003). « La salle des menus était prévue pour tous ; ceux qui n’y sont pas et sont donc considérés comme absents (...) en tant que le public regarde le lieu comme sacré et regarde le Tiers comme Assemblée nationale, le tiers se considère déjà à titre d’objet pour l’autre comme assemblée nationale (...) le public l’a déjà saisie comme salle de tous . Attente sacrée de tous par le lieu» (Sartre, 2008 : 84). Or ce rapport spécifique au public (l’Autre) pour constituer les députés en acteurs révolutionnaires a depuis été mis en évidence par l’historien Thimoty Tackett (Tackett, 1997) qui souligne du côté des émotions vécues la possibilité de trouver le courage d’être révolutionnaire dans l’acclamation et l’attente du public. La salle poursuit Sartre est « la société comme réalité au milieu du monde et comme exigence. Elle est sacrée. » (Sartre 2008 : 85) C’est pourquoi quand on les chassera de la salle, ils (les députés) tenteront de reconstituer cette unité en se sacrant par le serment. Ce serment du Jeu de Paume, c’est l’intériorisation de cet espace sacré. Une société c’est d’abord le lieu qui la contient. » (Sartre 2008 : 85)

De fait la première expérience de rapport de force exercé sur les corps a bien consisté en effet à soustraire ce lieu du politique aux protagonistes révolutionnaires qui se sont réfugiés au Jeu de Paume. La violence des armes est alors euphémisée, les députés évoquent la volonté du peuple face à la force des baïonnettes, et le serment donne une consistance à un engagement qui prend une dimension sacrée qui ne sera jamais oubliée par le public. Le nouage révolutionnaire de la lutte des classes est ainsi indissociablement invention d’un dispositif politique, invention d’une nouvelle sacralité politique qui se passe de Dieu, permanence d’un théologico-politique qui reste du côté de la monarchie d’Ancien Régime. Ce sont alors dans les faits deux sacralités politiques qui s’affrontent dans l’événement révolutionnaire avec des effets d’action et de réaction.

Tant que les tenants de l’Ancien Régime peuvent croire qu’ils tiennent les rennes de la situation historique, ils ne répliquent pas violement et se montrent arrogants. Ils ont accepté la convocation des Etats généraux non pour renoncer à leurs privilèges mais bien pour extorquer un renflouement des caisses par le Tiers Etat, extorquer au Roi un plus grand pouvoir de la noblesse. Or lorsque qu’ils sentent que la partie politique peut être perdue, que ce qui s’y joue est un ordre social et que leur manière de vivre peut disparaître, ils regimbent et c’est alors que la Révolution auto-pacifiée par l’art politique est « dépacifiée » par ces adversaires.

La fermeture de la salle des menus plaisirs avait ainsi été réclamée par la noblesse suite à l’auto proclamation le 17 juin de l’Assemblée nationale alors constituée du Tiers additionné de 12 curés. Consciente de la possible répression de ce coup de force discursif, cette assemblée avait immédiatement décidé de lui opposer la grève des impôts. Quand le 19 juin, l’ordre du clergé décide par 149 voix contre 135 de se réunir au Tiers, la noblesse adresse au roi une vigoureuse protestation contre les actes révolutionnaires du Tiers Etat et obtient la fermeture de la salle de l’assemblée. « Le 20 juin, lorsque les députés se rendent à la salle des séances, des hérauts d’armes et des affiches leur apprennent que les séances ont été suspendues par le roi. Les députés indignés se demandent les uns aux autres quelle puissance a le droit de suspendre les délibérations de la Nation. On proteste contre les ordres arbitraires, on s’encourage et en marchant vers le jeu de Paume, on se promet de ne jamais se séparer et de résister jusqu’à la mort. Le peuple couvre ses représentants de bénédictions. Des soldats désobéissent pour venir garder l’entrée de ce nouveau sanctuaire de la liberté. Une voix s’élève et demande que chacun prête le serment de ne jamais se séparer et de se rassembler partout jusqu’à ce que la constitution du royaume et la régénération publique soient établies. Tous le jurent, tous le signent hors un, et le procès-verbal fait mention de cette circonstance remarquable. »(5) C'est le serment du jeu de Paume. On remarquera que ce qui est alors engagée c’est la vie comme telle et que le vocabulaire du sacré est immédiatement présent la bénédiction, sanctuaire, serment.

Cette révolution juridique n’est complètement achevée que le 27 juin à l’issue d’un long bras de fer avec la noblesse et le roi, mais l’Assemblée ne se proclame constituante que le 9 juillet.

Sartre parle alors de « période sacrée de métamorphose » du Tiers « comme corps sacré et libre dont l’invention, la création est la Constitution. »

La dépacification par la fermeture de la salle des menus plaisirs échoue, mais fonde un engagement sacré des constituants. Conjointement une rumeur étayée par l’expérience (6) affirme que le roi a fait rassembler des troupes étrangères et nationales autour de Paris et souhaite, selon l’expression de Camille Desmoulins une « Saint Barthélemy des patriotes ». Camille thématise ainsi le conflit politique dans une analogie aux guerres de religions. Dès la fin de juin, des bruits sinistres de dissolution des Etats généraux à main armée circulent. Le 8 juillet, Mirabeau propose une motion qui met le roi en garde sur les conséquences désastreuses qu’aurait une telle répression et demande que le maintien de l’ordre soit assuré par une « levée de gardes bourgeoises qui suffiront pleinement à remplir ce but ». Le 10 juillet, les délégués des assemblées primaires, qui avaient élu les députés, décident d’organiser une garde bourgeoise tandis que l’ensemble des Parisiens cherche à détacher les soldats de métier de l’obéissance au roi pour les attacher à la cause de la Révolution. La ville bruisse des cris de « Vive la Nation ! ». Le 11 juillet, le roi renvoie Necker, le 12 la ville se soulève, promène les bustes de Necker et de d’Orléans dans un immense cortège. Le royal allemand charge, le peuple jette des pierres, les femmes et les enfants effrayés poussent mille cris, le canon tire, le tocsin sonne. »(7) La dépacification du côté de la monarchie est consommée. Celle des révolutionnaires s’amorce. Jusque là la garde bourgeoise devait maintenir l’ordre désormais, les citoyens enfoncent les boutiques des armuriers pour résister à l’oppression, résister à la répression, défendre la Révolution. Le 13 juillet, les électeurs s’emparent des pouvoirs municipaux, enrôlent et arment 48 000 hommes. Aux Invalides on s’empare dans la fureur de 12 pièces de canons, de 40 000 fusils et de la poudre nécessaire.

Le petit peuple qui s’attroupe devant la Bastille, symbole du despotisme et de l’arbitraire monarchique, est convaincu qu’il ne peut compter pour se défendre que sur ses propres forces. C’est l’imaginaire du féodalisme qui est ainsi de fait obsolète. Si chacun doit devenir citoyen, il n’y a plus de partage des taches et l’impôt du sang doit être également réparti, l’honneur des armes aussi. Les canons sont amenés tandis que des députations réclament au gouverneur De Launay des armes. Lorsque les Suisses tirent sur l’une d’entre elles, les hostilités commencent. Quatre heures plus tard la Bastille est prise ayant fait parmi les assiégeants une centaine de morts et 75 blessés. Les rédacteurs de « la Bastille dévoilée » insistent sur la bravoure des vainqueurs de la Bastille : « Jamais on n’a vu plus d’actions de bravoure dans une multitude tumultueuse. Ce ne sont pas seulement les gardes françaises, les militaires, mais les bourgeois de toutes les classes, des simples ouvriers de toute espèce qui mal armés et même sans armes, affrontaient le feu des remparts et avaient l’air d’y insulter (…) chacun était chef et suivait sa fougue. »

Comment expliquer une telle fougue ?

La Révolution juridique a fait l’objet d’une attention soutenue de la part du public et d’un investissement symbolique (Lantz, 1996) majeur tant l’espérance était forte depuis la rédaction des cahiers de doléances et tant l’enjeu de cette transformation est perçu par les non nobles comme la possibilité d’obtenir comme le disait Machiavel « de n’être plus opprimé et dominé par les grands», c’est-à-dire la possibilité d’être libre et en sécurité. Mais la prise de la Bastille n’est pas seulement défensive, elle est aussi vengeresse. Le symbole du despotisme est abattu, les prisonniers du roi libérés, de Launay, Berthier et un peu plus tard Foulon décapités. Ce dernier en déclarant « si le peuple n’a pas de pain, qu’il broute de l’herbe », au moment des grandes disettes avait affirmé son mépris pour un peuple considéré comme un troupeau de bêtes. Le retournement de ce mépris s’était exprimé en mettant dans sa bouche une touffe d’herbe représentée ensuite sur les estampes qui évoquèrent la scène de sa mort.

L’Assemblée nationale constituante incarnait un transfert de souveraineté par les pouvoirs qu’elle s’était octroyés de rédiger une Constitution et des lois au nom de la Nation. La prise de la Bastille est l’expression claire de la volonté du peuple de défendre cette première révolution et de se donner les moyens de son salut en affirmant qu’il est pertinent de mourir pour la défense de la liberté naissante, de devenir ainsi le souverain en portant les armes. L’exécution de de Launay, de Foulon et Berthier expriment les compétences punitives du peuple souverain capable de juger et d’exécuter ceux qui se moquent de la misère du peuple. C’est ainsi dans un triple mouvement sacré que s’affirme la souveraineté de la Nation. D'abord l’échange des serments du jeu de Paume et de l’enthousiasme pour défendre quotidiennement « le temple des lois », ensuite l’échange de la vie et des valeurs patriotiques quant il s’agit de défendre la liberté et tous les patriotes en danger-tous les citoyens de la ville de Paris ont risqué leur vie pour qu’aucun massacre ou qu’aucune répression monarchique ne puisse mettre un terme à la régénération tant attendue-, enfin, l’expression d’une scène de justice où le corps de l’adversaire doit supporter l’abjection d’un corps sacré.(Wahnich, 2008 a)

Cette triple dimension sacrée de l’événement fondateur sera constamment rappelée par les acteurs révolutionnaires et permet de comprendre que l’épargne de la mort nouée au renoncement et à la servitude, n’ait pas été préférée à la volonté de vivre libre ou de mourir. Si les Constituants se sont sacrés eux mêmes par le serment du jeu de Paume, le peuple s’est sacré lui même en fabriquant la figure héroïque du « vainqueur de la Bastille ». Ces deux événements font d’emblée l’objet de rituels civiques. (Mathiez, 1977)

Les nobles commencent alors à émigrer. L’été 1789 les révolutionnaires obtiennent le 4 août l’abolition des privilèges et le 26 août 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ces décrets d’août sont le signe même d’une possible pacification puisqu’ils vont donner les nouvelles règles du jeu politique et social. Mais la pacification se heurte au refus du roi de les ratifier. Il faut les journées d’octobre 1789 pour conduire le roi à enfin admettre qu’il doit apposer sa signature sur ces décrets qui déclarent que le monde a changé.

Ces décrets affirment la valeur d’un droit bien connu dans une version spécifique, le droit naturel (Gauthier, 1992). Au sein de ce corpus jus-naturaliste, deux outils permettent de penser que l’excès de désir des dominants ne pourra qu’occasionner une âpre lutte des classes et de grands troubles. La théorie de la résistance à l’oppression fait de cette résistance un droit nécessaire et vital pour la liberté, il est consigné à l’article 2 de la Déclaration des droits. La théorie du salut public autorise à prendre toutes les mesures nécessaires en cas de nécessité vitale et donc autorise à inventer en situation un droit adhoc pour se sauver soi-même ou sauver le droit gouvernement. La loi suprême, celle qui norme tous les droits, c’est le salut public.

Le statut du droit naturel est ainsi celui d’un droit capable de fournir non seulement des normes au droit positif, mais des normes aux décisions à prendre en situation pour sauver la vie libre. L’enjeu du salut public n’est pas celui d’un sauvetage des populations mais bien celui d’un sauvetage de la cité libre. Avec un tel corpus, la paix et la pacification ne valent que si elle sont promesses de liberté immédiate ou à venir. Mais si la servitude, la domination, l’oppression sont nouées à cette pacification et à cette paix, alors il s’agit de ne pas se rendre et pour défendre une vie libre identifiée aux bonnes lois et à la notion de patrie, de se battre jusqu’à la mort. « Vivre libre ou mourir » est alors l’énoncé qui permet de comprendre les enjeux politiques et symboliques de la dépacification révolutionnaire. Face à la dépacification contre-révolutionnaire, ce qui est engagé dans le combat ce sont les choses sacrées : la vie comme telle et donc également la mort, le droit naturel déclaré sous les auspices de l’être suprême, le droit comme promesse de protection identifié à la patrie sacrée, la vie libre identifiée à une citoyenneté pleine, à une souveraineté entière. Cette sacralité du politique n’a désormais nul besoin d’un corpus religieux qui fournirait sa grammaire. Cette grammaire du sacré politique s’invente en situation, comme elle s’est inventée en 1789 qui devient la référence sacrée incontournable.

II. La dépacification du 17 juillet 1791 au 20 avril 1792

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prise à la lettre produit l’efflorescence d’un espace public démocratique pacifique et pacifié (Monnier, 1994). Les citoyens s’honorent de ce titre et agissent en conséquence en devenant des êtres politiques. Or face à cette pacification par le droit naturel, l’assemblée constituante invente une fiction dépacificatrice : la citoyenneté passive, une loi de répression politique : la loi martiale. Lorsqu’il s’agit de nier le droit pour les rassemblements de citoyens de faire des pétitions, les sociétés politiques réagissent avec véhémence, débattent et concluent à la non constitutionnalité d’une telle loi non conforme à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le citoyen Nicoleau de la section de la Croix rouge avait défendu l’idée d’un peuple « véritable souverain et législateur suprême », qu’aucune autorité ne pouvait priver du droit d’opiner, de délibérer, de voter et par conséquent de faire connaître par des pétitions le résultat de leurs délibérations, les objets et motifs de leurs vœux ». Apparaissent alors des menaces précises. Il espère en effet « que les Français ne se trouvent pas dans la fâcheuse nécessité de suivre l’exemple des Romains, et d’user contre les mandataires, non du droit humble et modeste de pétition, qu’on a cherché à leur ravir, mais du droit imposant et terrible de résistance à l’oppression, conformément à l’article 2 de la déclaration des droits »(Monnier, 1994 : 45).

Le moment dit heureux, de la constituante puis de la législative laisse en fait latent l’affrontement puisque les puissants fabriquent des armes pour contrôler et déposséder de leurs droits non seulement les plus démunis avec la constitution censitaire, mais ceux qui pensent pouvoir agir collectivement pour défendre leurs droits avec la loi martiale interdisant toute réunion publique de plus de vingt personnes et tout les interdits qui en découlent. Les citoyens fortement politisés depuis 1789 (Wahnich, 2009) ont pleinement conscience de cette confiscation de l’espace public et se battent politiquement avec ardeur sans obtenir gain de cause (Monnier, 1994, Wahnich 2008,c). La pacification de ce moment dit heureux ressemble alors à une trahison politique pour ceux qui dominent la situation, à une volonté de différer l’affrontement radical pour ceux qui la subissent tout en la dénonçant. Aucune insurrection ne se prépare en 1791 avant que la fuite du roi ne vienne relancer les dés et provoquer par ce qu’elle représente comme « excès » la relance de l’imaginaire politique révolutionnaire. Bien qu’ayant perdu la partie, les révolutionnaires radicaux avaient accepté les règles du jeu et espéraient que progressivement les élus feraient mieux coïncider l’espérance politique portée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la réalité empirique des institutions politiques et du droit positif. La volonté de refuser que les constituants puissent se représenter à la Législative participait de cette espérance. Un personnel politique neuf devait conduire à faire progresser le droit universel.

Lorsque le roi prend la fuite le 20 juin 1791 puis est arrêté le 21 juin, les Parisiens viennent de célébrer une fête civique qui commémore tous les ans le serment du jeu de Paume (Mathiez, 1977 : 47). Les lendemains, ils attendent que leurs députés soient à la hauteur de la situation et renouvellent leur engagement face à une fuite entendue comme une trahison qui mérite jugement (Tackett, 2004). La fuite du Roi, comme trahison majeure visant à livrer son peuple aux ennemis, et comme rupture de la sphère sacrée des serments, vient dépacifier l’arrangement déjà bancal des Constituants. Les opprimés réclament justice contre leur roi. Cependant l’Assemblée nationale refusant de laisser s’écrouler l’édifice constitutionnel en voie d’achèvement, invente le 15 juillet 1791, la fiction de l’enlèvement du roi, pour maintenir la constitution censitaire. Des pétitions sont alors portées à l’Assemblée pour réclamer justice et un appel à pétitionner au champ de mars est lancé d’abord par les Jacobins et les Cordeliers puis par les seuls Cordeliers. Ce champ de mars est un lieu du politique par excellence depuis la Fédération du 14 juillet 1790, mais c’est aussi un lieu de ralliement populaire, lieu de promenade du dimanche, pour pique-niquer, se reposer, se rencontrer, s’amuser. Le rendez-vous du dimanche 17 juillet 1791 a été accompagné de recommandations, venir sans bâtons et sans armes. Les Parisiens pétitionnaires sont dans l’espérance d’une fête politique et d’une résolution démocratique sans affrontement des corps, sans violence sur les corps, grâce à la puissance du seul langage pétitionnaire. Ils croient pouvoir obtenir le jugement du roi par intimidation symbolique, parce qu’ils se savent être « le souverain peuple ».

Or ce champ de mars devient le lieu de la guerre politique, l’adversaire devient un ennemi, car en fin de journée, le maire de Paris, Bailly, pressé par l’Assemblée nationale qui lui demande de choisir entre la populace et l’Assemblée, déclare la loi martiale. Après trois sommations réglementaires la garde nationale pourra tirer sur le peuple assemblé et ainsi le disperser, le faire disparaître, nier ainsi par la force le pouvoir souverain populaire. La fusillade surprend les six mille pétitionnaires, on dénombre une cinquantaine de morts, des centaines de blessés. Jaurès évoque une première lutte des classes. Les adversaires étaient devenus des ennemis et la politique ressemblait à la guerre civile. Le champ de mars endeuillé par les morts du 17 juillet, endeuillé par l’échec du mouvement républicain devenait un lieu tabou, un lieu sacré.

Dès le 14 septembre 1791, s’organise un oubli actif par une double amnistie. D’un côté oubli de la fuite du roi, de l’autre oubli des faits de Révolution. Ce décret a pour objectif de tourner une page d’histoire et d’empêcher même qu’elle puisse être revisitée. C’est pourquoi l’événement de la fusillade suivie de la répression des républicains n’y est pas même évoqué explicitement. Il est l’événement qui doit disparaître des récits souhaités. On parle donc de tous les faits de révolution et non de ce fait saillant.

Symboliquement cette amnistie en se focalisant sur la protection absolue de cette Constitution justifiait la répression du peuple républicain au Champ-de-Mars (8). Ce peuple par son affirmation même d’un désir vivant d’une autre Constitution qui se passerait de roi et ne distinguerait plus entre citoyens actifs et citoyens passifs, avait effectivement mis en danger la réconciliation avec le roi et la Constitution. Mais l’attitude des constituants a fragilisé le lien qui unit les citoyens à leurs représentants, produit non seulement une dépacification de fait violente au champ de mars mais une dépacification potentielle du régime parlementaire. Amnistier le roi de fait, et choisir la répression contre le droit gouvernement face à un crime de lèse nation, semble rendre caduque l’art politique pacifié de la pétition et de la manifestation désarmée, l’art du débat politique d’assemblée. Les Législateurs devront faire leurs preuves pour obtenir les bénédictions des constituants de 1789. Les serments ont été trahis à trois reprises : par l’élaboration et le vote de la loi mariale, par l’élaboration d’une constitution censitaire, par l’usage de la loi martiale le 17 juillet pour protéger l’excès du roi, sa fuite, sa trahison. Si les dépacificateurs sont apparemment tranquilles, une dette d’honneur et de sang sépare maintenant ce peuple réprimé et ses représentants.

Le 17 juillet 1791, la fusillade répressive contre les pétitionnaires est une dépacification violente contre le peuple, l’amnistie du 14 septembre 1791 qui exonère et la fuite et cette violence extrême, une dépacification structurelle. La dépacification antipopulaire et anti républicaine ne conduit cependant pas à un recours immédiat à la violence ou à l’insurrection. Robespierre qui n’est pas un modéré appelle malgré tout à défendre la Constitution car elle contient la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui devient un objet sacré et un bréviaire politique pour faire progresser le droit dans des luttes politiques âpres. Il encourage même à travailler avec cette constitution malgré ses imperfections, et rédige immédiatement un journal intitulé Le défenseur de la Constitution qui souhaite maintenir des procédés pacifiés pour lutter contre la dépacification des oppresseurs. « Français, représentants, ralliez vous donc autour de la Constitution ; défendez-la contre le pouvoir exécutif ; défendez-la contre tous les factieux. Ne secondez point les vues de ceux qui prétendent qu’elle est inexécutable parce qu’ils ne veulent pas l’exécuter ; sachons en supporter quelque temps les imperfections, jusqu’à ce que les progrès des lumières et de l’esprit public amènent le moment où nous pourrons les effacer au sein de la paix et de l’union. Ses défauts appartiennent aux hommes, mais ses bases sont l’ouvrage du ciel ; et elle porte en elle-même le principe immortel de sa perfection. La déclaration des droits, la liberté de la presse, le droit de pétition, celui de s’assembler paisiblement ; des représentants vertueux, sévères envers les grands, inexorables pour les conspirateurs, indulgents pour les faibles, respectueux pour le peuple, protecteurs ardents du patriotisme, gardiens religieux de la forme publique (…) il n’en faut pas davantage pour forcer la royauté à marcher dans le sentier que la volonté du souverain lui a tracé (…). » (Le défenseur de la Constitution n°1, Robespierre 2000, t 4 :13-14) Un peu plus tard, il exprime également très clairement, le fait que le rapport de forces ne permet pas le recours à la résistance par des voies frontales. Le point de référence restant le 14 juillet « depuis le 14 juillet, les temps sont changés. Le peuple était alors souverain de fait ; aujourd’hui, il l’est de nom. Le despotisme tremblait, aujourd’hui, il menace. L’aristocratie fuyait, aujourd’hui, elle insulte. Le patriotisme donnait la loi, aujourd’hui, c’est l’intrigue. »(11 janvier 1792, Robespierre, 2000, t. 8 :104)

Du côté du mouvement populaire, faire de la politique reste de fait arc-bouté à l’amour de la vie et l’on s’énorgueillit de n’avoir pas besoin d’armes pour en faire. Ainsi le 15 avril 1792, Paris côté gauche fête la liberté. L’esprit de la fête se nourrit de l’image des morts pour la cause de la République du 17 juillet 1791. Elle se nourrit aussi d’une conviction forte, l’événement endeuillé était une fête rassemblant hommes, femmes et enfants dansants. Il ne faut pas renoncer à cette manière d’être citoyen. Marat, lorsqu’il raconte cette fête, souligne cette compétence populaire à mettre à distance la violence. « Au milieu d’une foule immense, pas une chiquenaude donnée, pas une épingle volée, pas un mot d’injure articulé. Il est vrai que pas un seul alguazil à cheval, pas un seul satellite à pieds, pas un seul pousse-cul stipendié n’ont paru pour mettre le désordre, sous prétexte de mettre le holà. L’union fraternelle des citoyens amis de la liberté a tenu lieu de tout frein et a très bien fait voir la parfaite inutilité de ces moyens répressifs, imaginés par la police pour étouffer tout mouvement populaire et tenir la nation sous le joug. Les voilà donc ces citoyens paisibles que les ennemis de la révolution ne cessent point de calomnier (...) et que le général exécrable a fait égorger au Champ-de-Mars comme des brigands (…) Quoique peu porté pour les parades, j’ai été enchanté de la fête populaire de dimanche dernier et j’en ai été témoin. J’ai vu des citoyens de tous états (…) unis par les liens du patriotisme, j’ai vu les feux du civisme animer tous les yeux. »(Marat, 1995, t.7, p.3381)

La vengeance du peuple invente de nouvelles armes, le dédain et la joie, et invente de ce fait un nouvel art politique qui pourrait se passer des effusions de sang (Wahnich, 2009).

Les girondins, très éloignés de Marat, louent la fête dans des termes analogues. Soit que la fête se soit réellement déroulée d’une manière religieuse sous les feux du patriotisme et l’amour de la vie, soit que ces deux sensibilités politiques souhaitent affirmer cette compétence politique populaire. Ce qui est loué n’est pas la pacification comme maintien de l’ordre, mais l’art de vivre en paix sans renoncer à l’énonciation politique. « La fête de la liberté a été célébrée hier avec (…) une effusion franche de joie et de bienveillance populaire qui doit laisser un souvenir doux dans l’âme de tous les patriotes, un sentiment de confusion dans celles des ennemis impuissants du bien public, et un regret cuisant dans le cœur de quelques écrivains qui, opposant à cette fête une contradiction aussi absurde qu’opiniâtre, ont risqué de la rendre sanglante. » (Le Moniteur universel, t 12, p. 138).

Il s’agissait bien de faire la démonstration que la fusillade du champ de Mars ne devait plus se répéter tout en défendant la liberté comme divinité sacrée. Cependant cette reconquête d’un art politique paisible est à nouveau remise en question par la guerre voulue par la cour et les Brissotins.

III. La guerre, accélérateur de l’histoire

La guerre étrangère vient comme la fuite du roi relancer les dés. L’art d’une politique pacifiée consistait une fois la guerre déclarée, à protéger la Révolution et les révolutionnaires, les Français, de l’invasion ennemie. L’art de la dépacification consiste au contraire à les exposer à l’anéantissement en refusant les mesures protectrices, c’est-à-dire les décrets de mise en défense de Paris par l’installation de 20 000 fédérés, le décret contre les prêtres réfractaires identifiés à la contre-révolution. Face aux veto du roi, la journée du 20 juin offre un observatoire de choix pour saisir les formes que prend la dépacification politique, les mécanismes qui y sont à l’œuvre.

Ce 20 juin 1792, Santerre porte la voix du faubourg Saint-Antoine qui se veut alors l’incarnation de la voix de la Nation entre offrande plaintive et demande vengeresse. Il réclame que les décrets soient ratifiés que les ministres patriotes soient rappelés, que la patrie soit déclarée en danger, que les législateurs renouvellent le geste du jeu de Paume et agissent en fait au nom du salut public. La demande s’adresse donc avant tout à ces représentants dans ce qui est encore nommé sanctuaire de la loi. « Ce jour rappelle au peuple l'époque mémorable du 20 juin au jeu de Paume, où les représentants du peuple affligé se sont réunis et ont juré à la face du ciel de ne point abandonner notre cause, de mourir pour la défendre. Rappelez vous, Messieurs ce serment sacré et souffrez que le peuple, affligé à son tour ne se demande si vous l' abandonnerez. (…) » (Archives parlementaires, t.45 :411)

Ce peuple devient alors capable de menaces car si les représentants sont défaillants, le peuple devient le souverain agissant sans médiation selon les théories de la souveraineté nouées au droit naturel. On pourrait considérer qu’une des formes de la dépacification consiste justement à remettre en question les médiations les plus établies, les plus reconnues au profit de ce pouvoir souverain en actes. Or ces menaces martèlent la commémoration du 14 juillet et l’argument de la déclaration des droits « Forcera-t-on le peuple à se reporter à l’époque du 13 juillet, à reprendre lui-même ce glaive et à venger d’un seul coup la loi outragée, à punir les coupables et les dépositaires pusillanimes de cette même loi ? Non, Messieurs, vous voyez nos craintes, nos alarmes et vous les dissiperez. »» (Archives parlementaires, t.45 :411)

« Au nom de la nation qui a les yeux fixés sur cette ville, nous venons vous assurer que le peuple est debout, à la hauteur des circonstances et prêt à se servir des grands moyens pour venger la majesté nationale outragée. Ces moyens de rigueur sont justifiés par l’article 2 des Droits de l’homme et du citoyen « Résistance à l’oppression ». Quel malheur cependant pour des hommes libres qui vous ont transmis tous leurs pouvoirs de se voir réduits à tremper leurs mains dans le sang des conspirateurs ! (…) Les ennemis de la patrie s’imagineraient-ils que les hommes du 14 juillet sont endormis ? S’il leur avait paru l’être, leur réveil est terrible. Ils n’ont rien perdu de leur énergie. Les hommes du 14 juillet n'ont rien perdu de leur énergie. L'immortelle déclaration des droits de l'homme est trop profondément gravée dans leur coeur. Ce bien précieux, ce bien de toutes les nations sera défendu par eux, et rien ne sera capable de leur ravir. » (Archives parlementaires, t.45 :411). Ce « bien précieux » ressemble alors aux choses sacrées déclarées comme patrimoine inaliénable de l’homme. Elles ne peuvent être ni rendues, ni données mais offrent, quand on les possède, une part de la puissance des dieux.(Hénaff, 2002) Ici la déclaration des droits de l’homme et du citoyen offre une puissance souveraine qui s’apparente à la puissance divine de Walter Benjamin (Benjamin, 2000, Critique de la violence et du droit).

La déclaration des droits est ainsi en situation le fondement de l’ardeur patriotique, les valeurs auxquelles les patriotes s’identifient, le texte sacré qui permet de border, cerner les dangers qui environnent le hors-droit positif. Ce droit naturel déclaré permet de contrôler l’effroi de cette perte des médiations protectrices des représentants mais aussi du droit positif.

Cet effroi latent explique l’intensification des menaces qui s’expriment dans cette pétition par une série d'injonctions impératives.

Mais la demande de loi reste malgré tout une demande pacifique, elle permettrait du même mouvement d’éviter d’avoir à tremper ses mains dans le sang, et de réparer la dette d’honneur qui sépare encore les citoyens et leurs représentants. Le 20 juin oscille donc entre menaces et espérances :« Nous avons déposé dans votre sein une grande douleur, nous avons soulagé nos cœurs ulcérés depuis longtemps, nous espérons que le dernier cri que nous vous adressons se fera sentir au vôtre. Le peuple est debout, il attend dans le silence une réponse digne de sa souveraineté. » (Archives parlementaires, t.45 :411)

Cette pétition qui précède le mouvement vers les Tuileries où les pétitionnaires demandent directement au roi de ratifier les décrets et où ce dernier ne cède sur rien et se contente symboliquement de porter le bonnet rouge et de trinquer avec le peuple est très vite incriminée. Le processus de dépacification reste du côté des dominants. Face à une pétition et à une manifestation, une incrimination. La patrie est finalement déclarée en danger le 11 juillet 1792 sans que le processus d’incrimination du peuple des Tuileries ait été abandonné par le côté droit de l’Assemblée. Les réactions locales face à cet événement normatif tout autant que défensif divisent également l’espace public.

Ainsi à Limoges un prêtre réfractaire protégé jusqu’alors par le veto du roi posé sur le décret pris contre ces prêtres insermentés, est tué le 20 juillet 1792.(9)

« Plusieurs particuliers s’étaient présentés chez lui pour savoir s’il avait des armes et les lui enlever, il est vraisemblable que c’est lorsqu’on voulu s’emparer du fusil double dont il est fait mention dans le procès verbal du corps de garde qu’il se permit de donner le coup et de faire des menaces mentionnées au procès verbal du juge de paix, qu’elles furent la cause qu’il fut transféré avec le fusil au corps de garde sur les quatre heures du soir. »

Ce transfert décidé pour protéger le prêtre « de la fureur qui le menaçait » n’empêche pas un attroupement de plus en plus dense de se constituer avec des cris « à la lanterne » et « des menaces ». « Une trentaine de personnes ayant escaladé par les fenêtres ouvrirent la porte. On s’empara du sieur Chabrol prêtre et malgré tous les efforts du juge de paix et de l’officier municipal qui appelaient en faveur de la loi quelques bons citoyens à l’effet d’amener le sieur Chabrol en prison et le soustraire au péril imminent qui le menaçait, à une centaine de pas de la maison, le sieur Chabrol succomba sous les coups redoublés qui lui furent portés. »

Le procès verbal adopte un ton qui neutralise les responsabilités de la municipalité en mettant en scène un affrontement impossible à maîtriser. Toutes les mesures mises en œuvre ont échoué à prévenir l’événement qui prend un caractère inéluctable. Le peuple n’est pas incriminé par la municipalité sous prétexte que les « corps administratifs ne peuvent en aucune manière se mêler de ce qui concerne les corps judiciaires ». C’est le commissaire qui observe « que ceux qui se sont rendus coupables de ce crime doivent être punis selon toutes les rigueurs des loix. »

Or c’est justement la question du suspens de la loi ou de sa bascule que cet événement permet d’appréhender comme mécanisme de dépacification. La loi n’est plus garante de la situation légitime. Elle n’a plus d’effet sur les citoyens attroupés qui ne l’entendent plus. La capacité de la loi à contraindre les comportements vacille et ce vacillement est perçu par tous les acteurs de l’événement. Par les citoyens qui exercent le pouvoir de châtier en faisant violence au corps de celui qui refuse de tout faire pour la patrie en danger. Par les acteurs de l’ordre public qui ne réussissent plus à le maintenir, mais ne font pas usage de la loi martiale pour disperser le peuple. Ce 20 juillet 1792 personne ne peut prendre la décision de faire tirer sur le peuple car ce que ce peuple défend est une chose sacrée : la patrie. Le prêtre réfractaire en refusant de donner son fusil pour la défendre avait déclaré la guerre aux patriotes qui avaient ainsi exercé comme sur Foulon en 1789 leur droit de justice punitive.

Un membre du conseil municipal n’a cependant pas senti et compris que la situation ne permettait plus de disqualifier frontalement la violence punitive du peuple.

« un membre a proposé pour justifier des citoyens de cette ville et perpétuer la mémoire de leur indignation contre le crime, une inscription à mettre sur une pierre angulaire au coin de la rue où l’attentat dont il s’agit a été consommé, portant ces mots : Citoyens, frémissez d’horreur, icy le sang d’un homme a été tout versé , ce ruisseau en a été rougis, au nom de l’humanité partagez la douleur et l’indignation des habitants de ce canton. »

Or cette proposition, loin de faire l’unanimité du conseil municipal construit un partage houleux. « Cette proposition ayant été longuement débattue et la matière discutée, le conseil de département considérant qu’une pareille inscription pourrait être regardée comme un monument qu’il n’appartient qu’au pouvoir législatif de déterminer que d’ailleurs en perpétuant ainsi la mémoire de la douleur que les citoyens manifestent, ce serait éveiller trop longtemps un sentiment pénible et retarder le retour de la consolation dans les cœurs. »

Cette décision montre que politiquement il n’est plus prudent de ne pas tenir compte du point de vue des acteurs du châtiment. Cela conduit à tolérer de fait un non dit protecteur, un voile sur l’événement de manière à ne pas produire de réactions de dépacification en chaîne. De fait, le motionnaire de la pierre angulaire et sa femme sont insultés le lendemain devant leur maison. Il est devenu inacceptable pour certains citoyens de Limoges de s’indigner du châtiment d’un traître avant de s’indigner de sa trahison quand la patrie est déclarée en danger.

Il n’empêche qu’entre la déclaration de la patrie en danger et le 10 août, le mouvement pétitionnaire ne cesse de s’amplifier montrant à quel point les révolutionnaires espéraient une solution sans véritable dépacification, une insurrection de la loi plutôt qu’une insurrection ordinaire, une action des législateurs plutôt que la reprise du glaive de la loi.

Le 10 août, les insurgés espéraient encore une fois ne pas avoir à faire usage de la violence physique. L’insurrection était rêvée comme une insurrection de velours, on espérait que la démonstration des forces en présence conduirait chacun des camps à renoncer à tirer.

La section des Quinze-vingt du faubourg Saint-Antoine avait fixé la date de l’insurrection. Si le 9 août à 11 heures du soir, « justice et droit n’est pas faite au peuple par le corps législatif, le tocsin sonnera (…) et tout se lèvera à la fois à l’instant. »

Walter Benjamin dans ses thèses sur le concept d’histoire, rappelle que pour Karl Marx la « classe combattante est la classe opprimée (…) « dernière classe asservie, cette classe vengeresse, au nom de générations de vaincus mène à son terme l’œuvre de libération. » Il ajoute alors que « la haine et l’esprit de sacrifice nécessaire à cette libération se nourrissent de l’image des ancêtres asservis, non de l’idéal d’une descendance affranchie. »(Benjamin, 2000 : t.3 :438)

L’événement doit ici « venger » les morts du Champ de Mars. Chaumette raconte dans ses Mémoires du 10 août que le comité secret qui devait militairement diriger l’insurrection avait fabriqué un nouveau drapeau rouge portant les mots suivants « loi martiale du peuple contre la révolte de la cour. (Bossut, 1998 :124)

Ce drapeau rouge et son inscription annoncent que la peur doit changer de camp, que désormais les insurgés feront usage de la force qu’ils appellent à leur tour « loi martiale ». C’est dire qu’ils sont entrés en guerre contre leurs ennemis. Le 10 août est un événement qui est porté par un projet de transformation radicale : la déchéance du roi, la fin du suffrage censitaire, et l’élection d’une Convention qui doit renouveler le processus constituant. Mais il est aussi cet événement-vengeur qui comme la fête de la Liberté permet d’affirmer que les normes politiques ont changé. La mémoire de ceux qui ont été réprimés et écrasés au nom de la loi martiale le 17 juillet 1791 conduit ce comité à retourner la violence contre ceux-mêmes qui en ont trop souvent fait usage.

Cette part vengeresse est constitutive de la possibilité de transcender la peur qui s’empare des militants politiques. Ils ont tant espéré que la loi seule serait insurrectionnelle. Comment ne pas avoir peur quand on aime la vie libre et que l’on sait d’expérience que le slogan « la liberté ou la mort » n’est pas seulement un signe de ralliement, mais un risque à courir tant la répression a laissé des traces et des deuils profonds ?

Car de fait, le propre de l’événement vengeur est de fabriquer des groupes vindicatoires parfaitement disjoints, de les rendre lisibles, dans une certaine mesure de déchirer le voile du consensus en identifiant des unités sociales. Si l'ordre de la peine suppose que l'offenseur et l'offensé appartiennent au même groupe, l'ordre de « la vengeance s'inscrit dans un espace social intermédiaire, entre celui où la proximité des partenaires l'interdit et celui où leur éloignement substitue la guerre à la vengeance (…). Une telle approche met à mal l'opposition vengeance/peine en termes évolutionnistes. » (Verdier, 1980 :24)

Comme événement vengeur et préparé, le dix août produit la lisibilité du clivage politique maintenu latent tant qu’on pouvait encore espérer de la fabrique de la loi. Le 10 août produit ainsi l’ouverture d’un cycle de la vengeance où l’on déclare face au groupe adverse qu’il y a des dettes d’honneur et de sang. La vengeance affirme la distinction entre les groupes sociaux et construit leur identité respective, ici l'identité du peuple souverain face à ceux qui lui dénient cette souveraineté ou qui ne la respectent pas : les responsables du déni de justice et les coupables restés impunis, à commencer par Lafayette, « égorgeur du champ de mars ». Il s'agit d'appréhender la vengeance comme un moment de justice constitutif de l'identité de chacun des groupes sociaux qui s'affrontent dans une même société. Cet appel à la vengeance s’exprime avec force à l’Assemblée pendant l’insurrection. Des porte-parole viennent la réclamer : « Apprenez que le feu est aux Tuileries et que nous ne l’arrêterons qu’après que la vengeance du peuple sera satisfaite. Je suis chargé encore une fois, au nom de ce peuple, de vous demander la déchéance du chef du pouvoir exécutif; c’est une justice que nous réclamons nous l’attendons de vous. » (Le Moniteur universel, tome 13, p. 380)

La violence du feu cessera quand cessera le déni de justice. La vengeance est alors un système d'échange et de contrôle social de la violence, violence symbolique et violence sur les corps. Pour les anthropologues, la vengeance est de ce fait « une partie intégrante du système social global »(Verdier, 1980 :19). Elle est l’instrument de régulation des dettes d’honneur et de sang, dettes de la violence symbolique, dette de la violence sur les corps. Elle est à ce titre « une éthique mettant en jeu un ensemble de représentations et de valeurs se rapportant à la vie et à la mort, au temps et à l'espace. »» (Verdier, 1980 :16). Si l’on rapporte le patriotisme des insurgés à la définition double de la patrie comme espace de vie libre où il y a des lois et comme communauté des affections, cette dimension éthique s’éclaire d’un jour nouveau. L’éthique défendue par les insurgés est celle d’une communauté fondée sur l’amour des droits de l’homme et du citoyen. Cette définition anthropologique de la vengeance éclaire d'un jour nouveau, l'appel révolutionnaire à la vengeance. En effet elle nous montre que loin d'être disqualifiant, cet appel à la vengeance se réclame d'une éthique où l'on commence à entendre la question déroutante du devoir. Le dommage est toujours un affront fait au groupe de la victime, et la demande de vengeance est une obligation de réaction pour faire respecter l'identité du groupe. « En ce sens la dette d'offense peut être définie comme une dette de vie et la vie comme un capital spirituel et social que les membres du groupe ont charge de défendre et de faire fructifier. (…) Ce capital vie est figuré par deux symboles, le sang symbole d'union et de continuité des générations, l'honneur symbole de l'identité et de la différence qui permet à la fois de reconnaître l'autre et d'exiger qu'il vous respecte. »»(Verdier, 1980 :19).

Lorsque se dessinent ainsi un groupe social des offensés et un groupe social des offenseurs qui divisent la société en deux, le mot d’ordre d’union devient le signe même de la trahison. Le 10 août comme action décidée vise à dire le clivage pour pouvoir refonder l’état politique et espérer qu’il soit réunifié par la qualité d’une nouvelle Constitution.

Les offensés sont les patriotes qui ont voulu avoir l’honneur et le courage de se battre pour vivre libres comme l’annonçait la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen et à qui les offenseurs ont longtemps refusé l’honneur d’un titre de citoyen complet par la fiction de la citoyenneté passive. La dette d’honneur est aussi celle d’une parole populaire bafouée. La voix du peuple a été négligée, n’a ni été entendue ni retraduite. La demande de loi émanant des pétitions populaires n’a pas été légitimée. Enfin les offensés estiment avoir été sacrifiés sur des champs de bataille d’une guerre impréparée par trahison. Lorsque la vie des patriotes est inutilement en danger, la résistance à l’oppression est aussi vengeance des morts pour rien à cause d’un roi qui « avait juré de protéger tous ses enfants et qui les exposent à être anéantis » (Pétition de la section du Luxembourg, le 18 juin1792, Le Moniteur)

Les offenseurs sont les traîtres de la cour, les Feuillants, certains Jacobins qui se sont dissociés du mouvement populaire. « Des députations de différentes sections de Paris, (…) rendent compte des mouvements des faubourgs, et de la fermentation des esprits. Toutes déclarent que l’agitation du peuple provient de ce qu’il regarde la cour en état de contre-révolution, et qu’il s’irrite lui-même de sa longue patience à supporter les trahisons du pouvoir exécutif. » Lamarque parle encore de « la lassitude du peuple et de la certitude où il était que (…) des intrigants s’agitaient pour le perdre » (Le Moniteur universel, t.13 : 378.)

La patience ne sera plus désormais à l’ordre du jour. Toute manœuvre dilatoire ou tout délai pris entre une demande populaire et sa réalisation effective est entendue comme une tentative de trahison. La paix suppose que cette dette d’honneur et de sang puisse être réparée. Le régime temporel d’une situation dépacifiée est celui de l’urgence.

Conclusion

La dépacification pendant la période révolutionnaire est nouée avant tout à la dissymétrie des désirs des dominants et des dominés.

Lorsque les dominants risquent de perdre leurs excès de richesse ou de pouvoir, ils sont prêts à déclarer la guerre, ce qu’ils font en juillet 1789 dans les personnes des nobles et du roi, ce qu’ils font en 1791 dans les personnes de la majorité des constituants et du roi. Les premiers risquaient de perdre la société d’ordre, mais échouent à la conserver, les seconds la société censitaire et parviennent à la conserver momentanément.

Lorsque les dominés sentent que leurs adversaires veulent anéantir la liberté et l’espérance d’un progrès politique, ils y répondent par la résistance à l’oppression qui peut prendre une forme violente. Mais s’ils résistent à l’oppression alors qu’ils risquent d’y laisser leur vie, c’est qu’ils sont convaincus d’une part de venger les générations opprimées et d’autre part de défendre des choses sacrées. « Il me semble que les mânes des générations passées viennent se presser dans ce temple pour vous conjurer au nom des maux que l’esclavage leur a fait éprouver, d’en préserver les générations futures dont les destinées sont entre vos mains. Exhaussez cette prière ; soyez à l’avenir une nouvelle providence ; associez vous à la justice éternelle qui protège les Français, en méritant le titre de bienfaiteurs de votre patrie, vous mériterez aussi celui de bienfaiteurs du genre humain. » (Vergniaud, Le Moniteur universel t. 11 :159).

Les textes révolutionnaires utilisent à l’évidence le vocabulaire des choses sacrées, affirment que désormais l'Assemblée est un « sanctuaire des lois », que les législateurs en sont les gardiens, et que les adresses sont sans aucun doute des offrandes nécessaires pour que ce sanctuaire soit bien celui de la souveraineté nationale et non celui d'une souveraineté confisquée par les législateurs. Accueillir l’amour du peuple pour la loi, pour son sanctuaire et ses gardiens, c’est accepter que la relation politique qui se noue entre les législateurs et le peuple qu’ils représentent ne soit pas une relation « algébrique » (Descombes, 1980). Avec cet « amour » qui fait lien entre le corps social, ses représentants et la loi, une nouvelle traduction de l’amour politique, qui existait entre le roi et la nation, prend place au cœur du dispositif d’assemblée. Cet amour ne repose ni sur le langage comme procédure d’argumentation, ni sur les dispositifs d’institutionnalisation de la représentation. Le chapitre du lien social et de sa production ne peut être clos par la simple analyse de ce que l’on pourrait appeler la manipulation des symboles. Il faut alors bien chercher à comprendre ce que recouvre ce mot « sanctuaire », comprendre si le vocabulaire des choses sacrées est un vocabulaire métaphorique ou s’il faut accepter d’y entendre plus qu’une métaphore, un investissement sur la loi qui, loin de relever d’une rationalité qui se passe d’imaginaire, ne pourrait relever que d’une rationalité qui s’ancre dans un imaginaire préalable. Cet imaginaire expliquerait alors cette sanctuarisation de la loi. Il s’agirait ainsi de renoncer à l’échange opéré par la sociologie française entre les notions de symbolique et de sacré, l’une « ayant été purifié de tous mystère »(Descombes, 1980) et préférée à l’autre toujours aussi « inquiétante » pour saisir à nouveau ce qui fait lien « efficace »(Descombes, 1980), mais aussi ce qui conduit ce lien à ne plus l’être quand on touche justement à ces choses sacrées qui sont aussi à ce moment noués à des événements historiques régulièrement commémorés.

La dépacification n’est plus alors nouée à l’irruption du peuple, mais à la rupture des serments, à la trahison des choses sacrées, à la loi bafouée. Face à ces actes terribles, des citoyens résistent à l’oppression, y perdent la vie pour défendre une sacralité du politique qui repose alors sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et d’une manière plus exceptionnelle sur la loi suprême du salut public. Mourir pour la patrie en résistant à l’oppression ce n’est pas alors dépacifier une sphère politique, mais lui donner les caractères d’une paix véritable, indissociable de la vie libre. à ce titre, ce ne sont pas seulement les désirs qui sont dissymétriques mais bien la conception d’une pacification acceptable. Il faut qu’elle laisse une vraie place à l’imaginaire d’une justice sinon présente, du moins à venir, sinon la pacification n’est que l’autre nom de la profanation des principes fondateurs de l’événement révolutionnaire. Isnard peut ainsi déclarer « si la classe des ennemis de la Constitution persiste dans son incivisme, dans sa haine pour les patriotes, si elle cherche à entraver la machine, à favoriser en secret le retour de la noblesse, et un changement quelconque dans la Constitution, alors je crains que la guerre civile ne s’allume. » (Isnard , 5 janvier 1792, Moniteur universel, t. 11 : 46-47). Roland va jusqu’à affirmer que c’est la noblesse qui a fabriqué la haine qui l’entoure . Le peuple « aurait cessé de haïr la noblesse si elle n’avait fortifié toutes les raisons possibles de la redouter et de la combattre comme une irréconciliable ennemie, si elle avait accepté de reconnaître les idées de justice et d’égalité universellement répandues, (…) qui ont pénétré partout, et qui sont devenus une doctrine sacrée» (Roland, 1792) Il ajoute que « la déclaration des droits est devenue un évangile politique, et la constitution française, une religion pour laquelle le peuple est prêt a périr. » (Roland, 1792) Mais cette religion n’est pas abstraite. Il ne s’agit pas de défendre un dieu caché qui a soif de sang mais de défendre un art de vivre en société .

S’il fallait refaire le récit de la séquence révolutionnaire, l’année 1789 serait celle de l’invention des outils politiques pacifiants, c’est-à-dire permettant d’atteindre plus de bien commun : abolition des privilèges, déclaration des droits, affirmation de la souveraineté nationale. 1789 serait aussi l’année de la tentative de dépacification nobiliaire et de résistance à l’oppression nationale qui conduit par les sacrifices demandés à une sacralisation des événements et des outils ayant fondé la souveraineté nationale parmi lesquels un dialogue réglé et efficace entre l’assemblée et le peuple souverain. L’année 1790 ne serait pas l’année heureuse, mais celle où ont été forgés les outils de la dépacification à venir : loi martiale et usage de la loi martiale, constitution censitaire, déni de la souveraineté populaire pourtant déjà à l’œuvre depuis juillet 1789. Une autre version du chant révolutionnaire bien connu «Ah ! ça ira » était chantonné en 1791 après la fuite du roi :

« ah ! ça ira !, ça ira !, ça ira !,
je ne comprends pas d’où vient ma tristesse,
ah ! ça ira !, ça ira !, ça ira !
Est ce que toujours on nous trahira ? »

Aucun militant ne souhaitait se passer de médiations politiques, mais chacun espérait simplement que ces médiations seraient loyales et respecteraient les règles du jeu mises en place de mai à juillet 1789.

Mais ce qui demeure marquant, c’est que pour pousser un peuple plutôt paisible que pacifié à résister à l’oppression, il faut des excès de trahison, une armée royale qui tire sur un peuple désarmé, la fuite du roi, une répression illégitime et qui tue, l’impéritie d’une guerre qui tue aux frontières trop de patriotes inutilement, des veto scandaleux qui exposent à l’anéantissement.

La dépacification a bien été l’œuvre des « grands ». Ce que l’historiographie qui vénère l’époque thermidorienne ne pardonne pas aux citoyens du peuple, c’est de n’avoir pas cédé sur leur désir de droit, leur désir de n’être ni dominé, ni opprimé, en un mot leur désir de liberté réciproque, autre manière de nommer l’égalité inscrite à l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

NOTES

(1) Cette interprétation vulgarisée au moment du bicentenaire lui préexiste cependant ne serait-ce que chez Hannah Arendt, quand elle s’atèle à la question révolutionnaire (Arendt, 1967)

(2) Machiavel, Discorsi, cité par Pierre Zaoui (Zaoui , 2009)

(3) idem

(4) Le Prince, Machiavel, cité par Pierre Zaoui (Zaoui, 2009)

(5) Récit d’après Rabaut Saint Etienne, (Mathiez, 1989 : 10)

(6) La répression des émeutes de juillet à Lyon (du 3 au 5 juillet) par une armée de métier de dragons et de Suisses permet de saisir le caractère crédible de la crainte d’une répression armée de l’Assemblée nationale et de Paris qui s’est emparé du peuple parisien. (Wahnich 2005)

(7) Récit d’après Rabaut Saint Etienne, (Mathiez, 1989 : 29)

(8) Sur les discours tenus sur la fusillade du Champ-de-Mars, le travail de David Andress est éclairant Il montre en particulier que le débat porte sur la responsabilité populaire. Les pétitionnaires ont-ils lancé des pierres et provoqué la répression, ou bien le peuple est-il innocent et réprimé injustement, les pierres ayant été lancées par des brigands manipulés pour autoriser cette horrible répression. Ce débat est alors symptomatique du déni du conflit social en tant que tel dans la Révolution française. (Andress, 1999)

(9) L’événement est relaté dans les procès-verbaux du conseil général de la Haute-Vienne inclus dans la série C des Archives nationales (carton 158, liasse 329, pièces 13,14,15), papiers reçus à l’Assemblée pour assurer la correspondance et le débat entre les administrations, les appareils politiques, les citoyens et les représentants de la nation souveraine.

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