Les textes d'archive que nous reproduisons, pour rendre compte, de cette place singulière de l'objet en révolution, mettent en scène le 14 août 1792 des ouvriers maçons et tailleurs de pierre qui travaillent à la construction d’une « bastide considérable » aux alentours de Martigues . Motivés par l’effervescence républicaine qui règne alors en Provence, ils décident de planter un arbre de la liberté. L’un d’entre eux, le citoyen Fouque d’Arles dit la douceur « manifesta le dessein de mettre une tête de mort sur l’arbre pour signifier la liberté ou la mort », et se rend de suite au cimetière pour y prendre un crâne. Notons d’emblée la réduction de la formule symbolique, « la liberté ou la mort », - usuellement, écrite, exposée sur un panneau posé dans l’arbre -, à une réalité physique, naturelle, présentement une tête de mort. Deux cultivateurs, Jean-Baptiste Gide, et Etienne Dastre dit le Bordelais s’en inquiètent, et interpellent violemment Fouque en disant que « cette action ne convient pas ». Expression qui résonne, comme un appel à l’analyse en terme d’action située, dans l’esprit du chercheur ! Ces deux cultivateurs vont alors rameuter les cultivateurs du quartier le plus proche de Martigues en leur disant que l’on viole les ossements de leurs parents. Un jardinier, Mathieu Leyda, qui en témoigne (voir ci-après) voyant l’attroupement se former, se précipite vers les ouvriers pour les avertir. Fouque prend alors la tête de mort sur l’arbre, et va la remettre à sa place dans le cimetière de manière à éviter « d’exciter tout ce peuple à se porter à quelque extrémité fâcheuse ».

Trop tard, « les chefs de l’émeute populaire qui eut lieu le 14 août 1792 » Gide et Dastre - c’est ainsi qu’ils seront désignés par les autorités dans l’Etat imprimé des personnes détenues à Martigues - se saisissent alors de Fouque et d’un autre ouvrier, Joseph Chavagnas, - principal dénonciateur de l’action punitive à leur égard devant les autorités par la suite (voir ci-après) -, et leur lient les mains derrière le dos, « dans le dessein de les pendre » à Martigues. La lecture des sources permet alors de suivre la mise en place d'une scène punitive qui se termine de la façon suivante: Cultivateurs et marins traînent Fouque jusqu’au fanal du corps de garde de Martigues ; Dastre en prend la corde, dans une boîte dont il brise le cadenas avec une pierre, pour le pendre. De fait, l’arlésien est pendu sur le champ au milieu de la foule assemblée. Dans le même temps, Gide donne un coup de hache sur le corps, entamant ainsi par la tête le temps punitif de dépècement du corps après pendaison, partie du corps qui fait l’objet du conflit initial. Enfin Gide et Dastre se vantent de leur exploit au cabaret en montrant leur chemise retroussée sur les manches et tâchée de sang, tout en s’écriant « Nous avons pendu celui-ci, mais nous en pendrons bien d’autres ».

Pour qu’une action convienne dans des circonstances données, présentement dans un contexte de « patrie en danger » avec une forte recrudescence des actions punitives, il importe d’abord qu’elle réponde à une « exigence de coordination » (Laurent Thévenot, « L’action qui convient » in Les formes de l’action, Raisons pratiques, 1990) , c’est-à-dire que les actions soient effectuées en commun. Ce critère essentiel à la légitimité de l’action n’est pas rempli dans le cas présent. Si l’on peut admettre que Fouque a bénéficié, dans son action individuelle - même si nul autre ouvrier ne s’est adjoint à lui dans le cimetière -, d’un accord des autres ouvriers, la réaction hostile de cultivateurs, et plus largement de gens du quartier le plus proche de Martigues prouve l’absence d’une coordination préalable entre l’ensemble des citoyens concernés.

Par rapport à la présence d'un "objet dans l’action" qui ne convient pas aux circonstances, des questions se posent alors : qu’en est-il de l’espace dans lequel l’objet est impliqué dans l’action ? Dans quel cadre d’activité l’objet est-il présent, et à quel titre ?

Ces questions appellent bien sûr une description contextuelle. Ainsi, parti d’un geste légitimé en première approche dans le contexte de la défense de la patrie - la concrétisation physique, si l’on peut dire, de la devise « la liberté ou la mort » -, Fouque suscite, par son attitude sacrilège sur le plan local, un mouvement punitif des habitants du quartier concerné par la profanation. Impuissant à différer une telle action punitive, le maire de Martigues ne peut empêcher la pendaison de Fouque, et aussi sa décapitation, rituel d’inversion par rapport au geste initial. La présence de la tête comme objet physique s’avère ainsi particulièrement prégnante au début et à la fin de « cette action qui ne convient pas ». Nous sommes alors très loin de la devise fortement symbolique « la liberté ou la mort ». Cependant, en reproduisant deux témoignages, ceux de Leyda et ceux de Chavagnas, nous voulons aussi montrer qu'il est possible de considérer l’engagement conjoint dans l’action propre à l'existence du peuple, à capacité souveraine reconnue, autant que l’action qui ne convient pas.

Nous sommes donc, de la dénonciation au témoignage visuel avec une présence cognitive initiale de l'objet, dans un continuum d’énoncés qui permet d’évaluer à des niveaux différents et successifs les protagonistes de l’événement et leurs arguments. De la cognition perceptive à la cognition située, ainsi appréciées, nous avons un large champ de vision sur l’événement qui évite l’effet de clôture propre au choix du témoignage le plus réflexif, qui tend en particulier à sous-estimer les modalités diverses de nomination du peuple.




Les témoignages que nous présentons se trouvent dans le dossier L 1819, relatif au comité de surveillance de Martigues, des Archives départementales des Bouches-du-Rhône

- Dénonciation de Joseph Chavagnas

L’an 2 de la République française une et indivisible et le trente messidor à neuf heures du soir s’est présenté devant nous, membres du comité de surveillance de la commune de Martigues, Joseph Chavagnas de la Commune d’Eyguières, résidant dans celle-ci, lequel nous a requis de recevoir la dénonciation qu’il vient de nous faire des faits ci-après ; a quoi avons procédé d’après les déclaration ainsi que suit.

A dit que le quatorze du mois d’août mille sept cent quatre vingt douze, il se trouvait au quartier de Ponteau à la campagne d’André Quillés dans laquelle il faisait une bâtisse considérable, laquelle il occupait beaucoup d’ouvriers maçons et de tailleurs de pierre, tous ces ouvriers et laboureurs ayant eu envie de planter un arbre de la liberté, ils coupèrent un pin, et disposèrent de la plante devant la maison de campagne./…/, le citoyen Fouque d’Arles dit la douceur, un des ouvriers, manifesta le dessein de mettre une tête de mort sur l’arbre pour signifier la liberté ou la mort et courut au cimetière pour y prendre un crâne. Sur cela les nommés Jacques Gides dit le noir, et Dastre dit le bordelais s’emportèrent contre le dit Fouque Arlésien en disant que cette action ne convenait pas et en excitant tous les cultivateurs du vallon de Saint-Pierre de s’opposer à laisser violer les ossements de leurs parents, et ils furent les premiers à s’engager à s’armer tout en les animant contre les ouvriers, ils saisirent le dit Fouque et le lièrent eux-mêmes ainsi que lui dénonçant pour les mener à Martigues dans le dessein de les pendre, ce qu’ils manifestèrent à tout le peuple.

Le capitaine de la garde nationale du quartier, appelé Jean-Pierre Fouque, voit tous les habitants armés et le désordre qui régnait, et voulant l’apaiser fit battre la générale et criait aux citoyens de rester tranquilles, que l’action de ces ouvriers ne méritait pas la mort, qu’il se chargeait lui-même de les faire punir s’ils étaient coupables, mais qu’il ne fallait pas se porter à les tuer eux-mêmes. Les dit Gide et Dastre, auteurs du désordre, répondirent au capitaine que s’il ne les laissait pas faire, il y passerait lui-même à leur place, et qu’il n’avait qu’à venir à Martigues avec la compagnie pour les conduire, le dénonçant qui avait déjà reçu une grêle de coups de fouet de la part du bordelais était déjà attaché sur un mulet pour être conduit au Martigues, le /cœur/ lui manqua, et alors le dit Jean Pierre Fouque Capitaine s’avance des dits Gide et Bordelais en leur disant cet homme est presque mort, laissez le ; ou plutôt tuez moi ce qu’il dit en ouvrant sa veste et leur présentant son estomac. Ces propos ayant écarté ces furieux, le dit Fouque le détache lui-même, dans cet instant toute la troupe amena le dit arlésien Fouque au martigues, ne pouvant donner lui-même les détails de cet instant attendu sa situation, que tout ce qu’il en sait, c’est que le pauvre arlésien Fouque y fut pendu, et que lorsque cette troupe retourna, le dit bordelais avait sa chemise et sa culotte tâchée de sang, il aborda sa femme en lui disant, vois tu ce sang, eh bien nous en ferons de même à tous ces bougres, en désignant les ouvriers. Ajoute que les témoins qu’il va produire de tous ces faits sont mathieu Leyda, François Planguin, Bertrand dit la tendresse, tous résidants dans cette commune, qu’il nous requiert de fait appeler pour certifier sa dénonciation. Tous lesquels faits il a affirmé être tels qu’il les a déclarés et a déclaré ne savoir signé et avons signé.

Témoignage de Mathieu Leyda

L’an second de la République française une et indivisible et le douze du mois thermidor par devant nous membres du comité de surveillance de la commune de Martigues est comparu Mathieu Leyda témoin cité par Joseph Chavagnas à l’effet de déclarer ce qu’il sait sur la dénonciation du Chavagnac.

Mathieu Leyda demeurant au quartier du Ponteau terrois dee cette commune, âgé de trente trois ans n’être parent, ni allié du dénonciateur ou des prévenus, a déclaré que le jour de la pendaison du patriote Fouque d’Arles, il se trouvait lui-même dans le quartier de Ponteau, où il travaillait en qualité de jardinier. Que le citoyen Fouque ayant été dans le cimetière pour prendre une tête de mort qu’il voulait mettre sur l’arbre de la liberté, que les ouvriers maçons allaient planter, les cultivateurs du quartier animés par le nommé bordelais et en outre par Gide dit le noir, à ce que plusieurs personnes lui ont assuré, s’attroupèrent et complotèrent de le mener au martigues pour le pendre, alors lui déposant pour prévenir ce désordre a couru avertir le dit Fouque et le prier de remettre la tête de mort dans le cimetière de peur d’exciter tout ce peuple à se porter à quelque extrémité fâcheuse. En effet Fouque se rendit et fut remettre la tête dans la place où il l’avait prise, cela fait, ils revinrent tous les deux auprès du cabaret et trouvèrent grand nombre d’habitants qui /../ querelles Fouque, est d’une raison à l’autre le saisirent et le lièrent les mains derrière le dos, le nommé bordelais s’était mis à la tête de tout le peuple et avait à la main un gros morceau de bois, en disant il faut le mener aux martigues pour le pendre. Là-dessus, comme il vit que le tumulte allait toujours en augmentant, il craignit d’être enveloppé avec le dist Fouque et il s’esquiva vers la maison de campagne du dit Guien. Mais quelques moments après, on vient l’appeler de la part du capitaine de la garde nationale et étant parvenu auprès de tout ce monde, le capitaine lui demanda si Fouque avait retourné la tête, cette même question lui fut faite par Genest Ventron, le lieutenant de la compagnie et il les assura tous les deux que Fouque avait effectivement remis la tête de mort dans le cimetière. Là-dessus tant le capitaine que le lieutenant disent à la troupe qui s’était armée de fusils et de bâtons : si vous nous croyez, vous laisseriez cet homme puisqu’on vous assure qu’il a remis la tête dans le cimetière, mais la troupe ne voulut pas les écouter et cria qu’il fallait le mener au martigues.

Lui déposant vint avec les autres à cause des menaces qu’on lui faisait. Dans le chemin, un officier municipal accompagné de deux gendarmes se présenta et demanda de lui remettre cet homme, mais le dit Bordelais dit que non et, à son exemple, la troupe cria qu’ils étaient assez bons pour se conduire eux-mêmes, et on fit mettre les gendarmes à la queue de la compagnie, qui continua toujours son chemin. Arrivée au martigues dans la grande rue de jonquières vis-à-vis de la maison du juge de paix, il vit que le maire et le juge s’avancèrent dans la troupe pour arracher le pauvre Fouque à la fureur du peuple, le maire se porta même à se mettre à genoux devant Gide en le priant de le lâcher, mais Gide lui répondit insolemment, nous ne le lâcherons pas a moins que tu veuilles tenir sa place, d’un autre côté le juge voulait à toute force faire rentrer le Fouque dans sa maison, mais le bordelais ayant toujours dans les mains un gros morceau de bois commence à frapper Fouque en criant au fanal et le pousser avec le bâton. Là-dessus, tout le peuple de martigues parmi lequel se trouvait un grand nombre de marins excités par la troupe du quartier et surtout par bordelais et Gide qui étaient les plus furieux, entraîna Fouque vers le fanal qui se trouve devant le corps de garde, et lui déposant vit que le bordelais se détacha de la troupe et courut vers la boîte qui enferme la corde, l’enfonça avec une grosse pierre et descendit la lanterne, et attendit que toute la troupe fut arrivée avec le Fouque qui fut pendu sur le champ.

Ajoute qu’il ne lui est pas possible de savoir qui fut celui qui passa la corde au col de Fouque, ni reconnaître les marins, ni les cultivateurs qui coopérèrent à cette pendaison parce qu’il était lui-même fort troublé et que dans une telle cohue on ne pouvait pas facilement distinguer les gens. Mais qu’il assure avec certitude que le dit Gide dit le noir et le dit bordelais n’ont pas cessé d’être depuis le commencement jusqu’à à la fin les plus furieux, et qu’ils ont excité /…/ par leur exemple et leurs discours. Le dit de sa main a signé sa déclaration.