Jaurès/Kautsky : socialisme et Révolution française Annonces
vendredi 3 décembre 2010Nous publions l'introduction et la table des matières de l'anthologie de Jean-Numa Ducange sur Jean Jaurès et Karl Kautsky, Socialisme et Révolution française, Paris, Démopolis, 2010 (préface de Michel Vovelle).
La Révolution (toujours) en question
Qui, aujourd’hui, n’a pas entendu parler de Jaurès ? De tout bord, on s’en réclame ; de tout bord, on le cite. Peut être est-il temps de le relire, au-delà de quelques citations issues de textes clairsemés (1). Son Histoire socialiste de la Révolution française, pourtant son ouvrage le plus élaboré, n’est guère mobilisée par la « citomanie ». Dans sa vaste fresque de l’histoire révolutionnaire, Jaurès entend siéger à côté de Robespierre aux heures difficiles de la Convention : « Ici, sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux jacobins (2) ». Parmi ses héritiers présumés, combien assumeront, avec Jaurès, de s’asseoir aux côtés de Maximilien Robespierre ?
On signale trop rarement que Jaurès n’a eu de cesse de confronter ses conceptions politiques avec la social-démocratie allemande (le SPD) « parti frère » en quelque sorte du début du xxe siècle, modèle de nombreux partis socialistes. Sa force militante et électorale comme son impressionnant dispositif théorique lui valent alors l’admiration dans toute l’Europe via une Deuxième Internationale dans laquelle le parti allemand occupe une place prédominante. Le parti social-démocrate allemand avait derrière lui, entre autres, les illustres noms de Lassalle, fondateur du premier parti ouvrier de l’histoire en 1863 (l’ADAV, Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein, Association générale des travailleurs allemands), Marx et Engels. Depuis les années 1870, ces derniers considèrent que le centre de gravité du mouvement ouvrier s’est déplacé de la France vers l’Allemagne. Lorsque Jaurès commence à publier son Histoire socialiste au début du vingtième siècle (3), Engels est mort depuis cinq ans et deux grandes figures occupent une place décisive dans le parti : Eduard Bernstein et Karl Kautsky. Le premier est resté dans l’histoire comme le père de la révision du marxisme ; le second a quant à lui une postérité plus complexe.
Né en 1854 à Prague, Kautsky fait ses premières armes dans la social-démocratie autrichienne avant de rejoindre l’Allemagne où il devient rapidement une figure majeure, estimée de Friedrich Engels, dont il sera le secrétaire pendant plusieurs années. À moins de trente ans, il lance en 1883 – l’année de la mort de Marx – la revue Die Neue Zeit qui deviendra bientôt incontournable dans les débats théoriques du socialisme à l’échelle internationale. Faisant partie des principaux rédacteurs du programme d’Erfurt en 1891 – le célèbre programme du SPD –, il inscrit le marxisme dans un cadre directement politique et devient à la fin du siècle le gardien du temple contre la révision de Bernstein. De ce fait il conserve un grand prestige jusqu’à la Première Guerre mondiale. Mais son hostilité à la révolution d’Octobre de 1917 fera de lui le « renégat » par excellence voué aux gémonies pour des générations de communistes tandis que son attachement à un certain marxisme lui vaudra une marginalisation progressive dans la social-démocratie allemande. Nombre de ses écrits sont ainsi tombés dans l’oubli, alors même que ses ouvrages ont eu une très grande influence et formé des dizaines de milliers de cadres militants socialistes et sociaux démocrates. Surnommé un temps le « pape » du socialisme international, aucun ne peut prétendre à un tel écho dans les gauches européennes d’avant 1914. Avec August Bebel et quelques autres, son nom est des plus respectés parmi les militants allemands, son portrait figure en première page d’agendas ouvriers et nombre de brochures diffusées sont des versions abrégées de ses ouvrages. En Russie, Lénine admire son œuvre : même après sa rupture violente de 1917, il considérera toujours les écrits du Kautsky d’avant-guerre (4). Et lorsque Trotsky raconte sa rencontre avec lui en exil dans Ma vie – mémoires pourtant écrites à une époque où il le combattait avec férocité – c’est le souvenir de la fascination exercée sur lui qui l’emporte encore : « Pour nous autres Russes la social-démocratie allemande fut la mère, l’éducatrice, le vivant modèle. Nous l’idéalisions à distance. Les noms de Bebel et de Kautsky étaient prononcés avec vénération. Quels que fussent, théoriquement, les pressentiments inquiets, dont j’ai fait mention ci-dessus, que j’éprouvais à l’égard de la social-démocratie allemande, j’étais encore, en cette période, indiscutablement, sous son empire (5). »
Relire Jaurès c’est avant tout le comprendre dans ce contexte, dans le cadre de controverses avec ceux qui, au sein du socialisme international, ne partageaient pas toujours ses conceptions politiques, ses options théoriques ou encore sa lecture de l’histoire. Notamment celle de l’histoire de la Révolution française, décisive pour comprendre sa pensée. Il faut ainsi rappeler l’importance de Karl Kautsky non pour le réhabiliter contre Jaurès, mais pour saisir les interactions entre les deux, la façon dont leurs échanges et controverses ont obligé l’un et l’autre à préciser leurs positions. En effet avant 1914, le marxisme venu d’Allemagne – à part quelque textes de Marx et Engels – c’est principalement Karl Kautsky et Jaurès, lecteur de l’allemand, le sait mieux que tout autre.
Et lorsqu’il publie son Histoire socialiste, il existe déjà ainsi une autre lecture de la « Grande Révolution » de 1789.
La première synthèse marxiste sur la « Grande Révolution française »
Priorité ici en premier lieu à Les luttes de classes en France pendant la Révolution française : ce texte, parfois mentionné, reste fort méconnu de l’historiographie de la Révolution française et du grand public. Paru une première fois en 1889, il fut pourtant traduit dans toute l’Europe et même jusqu’en Asie ; au total dans une quinzaine de langues étrangères ; en France il n’a pas été republié sous forme d’ouvrage depuis 1901 (6). Nombre de militants ont ainsi connu l’histoire de la « Grande Révolution » à travers ce texte entre 1889 et les années 1920, voire au-delà, le « premier » Kautsky d’avant la révolution russe ayant gardé un certain prestige dans le mouvement communiste. En 1889 l’objet de Karl Kautsky est de rendre accessible la nouvelle conception du monde portée par la social-démocratie à des centaines de milliers de militants dépourvus de culture théorique et historique. La social-démocratie vit ses derniers mois de « loi antisocialistes (7) » : privé de ses moyens d’action, le parti a néanmoins renforcé son influence sous les coups de la répression et édite une impressionnante littérature à des fins de formation
militante.
La publication de Die Klassengegensätze von 1789 (littéralement « les contradictions de classes en 1789 (8) ») doit se comprendre dans ce cadre : à l’occasion du centenaire de 1789, Kautsky entend décrire la complexité des affrontements de classe pendant la Révolution française. À l’origine une série d’articles parue dans la revue Die Neue Zeit, ils deviennent un petit ouvrage après l’intégration de quelques remarques formulées par Engels (9). Karl Marx n’ayant pas rédigé l’histoire de la Convention qu’il avait projetée, la social-démocratie allemande se devait d’avoir, à l’image des différents courants politiques du XIXe siècle, un texte de référence et une vision claire sur un des événements
majeurs de l’histoire, bientôt considéré, à côté de la philosophie allemande et de l’économie anglaise, comme une des « trois sources du marxisme (10) ». Il fallait ainsi un ouvrage qui puisse faire office de référence pour les militants sociaux-démocrates, exposant la Révolution à la lumière de la conception matérialiste de l’histoire. Les luttes de classes en France pendant la Révolution française remplit cette fonction ; il est à ce titre typiquement « marxiste » terme qui, comme celui de « marxisme », connaît alors une diffusion importante et renvoie à un objectif essentiel, transmettre quelques concepts clefs des textes de Marx et Engels.
C’est l’époque des abrégés de toute sorte, parfois à distance des développements subtils des pères fondateurs, mais dont l’efficacité est peu contestable (11). Kautsky signe ainsi le premier ouvrage à étudier « classe par classe » les causes de la Révolution française et son déroulement. Il n’a pas travaillé sur les sources – il était alors à Vienne – et ses analyses peuvent paraître empreintes de schématisme, notamment l’emploi répété du « nouveau mode de production » capitaliste ; emploi que lui reproche Engels et qu’il corrige d’ailleurs à la marge pour la publication sous forme d’ouvrage. L’inspiration du darwinisme que Kautsky a lui-même reconnu, très répandu dans les écrits des sociaux-démocrates des années 1880, influence parfois sa lecture des événements. Lorsqu’il décrit la fatalité de l’échec d’un processus révolutionnaire qui ne pouvait aller plus loin que les exigences de l’époque, il ne s’attarde guère sur les aspects les plus novateurs de certaines « anticipations » sociales ou conceptions politiques. Il est néanmoins le premier dans un cadre marxiste à porter une attention soutenue au rôle des forces populaires, en particulier la paysannerie et les sans-culottes ; et certaines de ses remarques sur les contradictions entre le mouvement populaire et le gouvernement révolutionnaire ou encore sa recherche des racines sociales du conflit vendéen apparaissent des plus pertinentes (12). Il constitue un document de premier ordre pour comprendre les origines d’une lecture de la Révolution française qui entendait devenir aussi internationale que l’événement auquel elle s’appliquait.
Le socialisme jaurésien et le marxisme
Lorsque paraît Die Klassengegensätze, Jean Jaurès, né en 1859, n’en n’est qu’à ses premiers pas vers le socialisme. Normalien, enseignant en lycée puis à l’université, député républicain, il reste pendant longtemps éloigné du socialisme et n’y « vient que lentement (13) » entre 1885 et 1892. Il écrit chaque semaine dans La Dépêche de Toulouse à partir de 1887, y commente l’actualité politique et développe ses nouvelles orientations qui le rapprochent du socialisme. Il adhère progressivement à celui-ci à travers un travail intellectuel – sa thèse complémentaire de philosophie est consacrée aux origines du socialisme allemand (14) – et en se confrontant à la réalité de la misère ouvrière. Jaurès esquisse ce qu’il développera plus tard dans l’Histoire socialiste : le socialisme se comprend comme un prolongement de la République et de l’expérience fondatrice que représente la Révolution française. Deux de ses articles de 1890-1891 de La Dépêche qui exposent cette vision sont reproduits ici (15).
Pendant ces années 1889-1890, il est difficile de comparer Kautsky et Jaurès : quoi de commun entre l’évolution progressive vers le socialisme d’un Jaurès et celui qui est déjà considéré comme le principal théoricien du marxisme, proche collaborateur d’Engels ? Il est pourtant passionnant de lire l’un et l’autre à quelques mois d’écart. À l’heure où vient de se fonder la Deuxième Internationale, qui entend coordonner l’action des partis et donc dans une certaine mesure leur donnerdoctrine commune, leurs différences d’analyses, liées à leurs trajectoires respectives, sont nettes. L’expérience des années 1789-1799, en particulier de ses épisodes les plus radicaux, constitue-t-elle un héritage à s’approprier pour le mouvement ouvrier ? Ce qui peut nous apparaître en France comme un lien naturel n’a alors rien d’une évidence hors de l’hexagone. Il existe en effet une situation qui dure au moins jusqu’à l’unification de 1905.
Face à un parti allemand déjà puissant et unifié, les multiples groupes socialistes français apparaissent comme une force tout à fait marginale tandis que la République bourgeoise que Jaurès admire laisse circonspect Kautsky qui y voit une héritière peu glorieuse de la Révolution… surtout que le Reich bismarckien semble plus avancé sur certains points avec la promulgation précoce de lois sociales. L’importance historique de 1789 ne fait aucun doute pour Kautsky. Mais s’inscrire dans son strict prolongement sans tenir compte des nouvelles conditions politiques et sociales peut s’avérer fatal d’autant que le niveau d’éclatement du socialisme français – cinq tendances séparées au moins à l’époque ! – semble faire écho aux déchirements des révolutionnaires. Plus largement, et le débat n’aura de cesse de rebondir au vingtième siècle, la Révolution française est considérée, malgré tous ses mérites, comme une révolution qui a profité avant tout à la bourgeoisie. Or, pour Kautsky, pas de parti ouvrier sans stricte indépendance de classe ; celle-ci implique des références nouvelles et singulières qui vont au-delà des principes de 1789. Jaurès n’ignore pas ces différences et s’intéresse de près au socialisme allemand : on l’a dit, il a travaillé sur Les origines du socialisme allemand et va régulièrement, à partir des années 1890, débattre de la pertinence des analyses de Marx ; il est par exemple un des rares Français à discuter la
révision doctrinale opérée par Bernstein (16). En l’absence d’un ouvrage ou d’un article systématique de Jaurès sur la question, on ne cessera de débattre de son marxisme. En effet
Jaurès, on ne le dit pas toujours, n’a pas écrit d’ouvrage théorique ou politique abouti. Sa plus grande entreprise, qui forme aussi son ouvrage le plus systématique, fut cette histoire de la France contemporaine au début de laquelle figure des milliers de pages consacrées à la Révolution. Elle devait être en quelque sorte une préfiguration de l’unification des multiples courants socialistes puisque son adversaire Jules Guesde – socialiste comme Jaurès mais plus proche que lui du marxisme de la social-démocratie allemande – avait prévu initialement d’y participer. De ces pages se dégage une grande ambition d’histoire économique et sociale dans des proportions inconnues jusqu’alors qui aboutira notamment à la création d’une commission d’histoire dite « commission Jaurès » qui durera cent ans (17). Peu comparable, en ce sens, à la modeste brochure de Kautsky. Mais ces différences d’ambition n’empêchent
pas de mesurer ce qui les sépare au niveau théorique : on lira dans ce recueil l’introduction de l’Histoire socialiste de la Révolution française, les dernières pages de celle-ci –
« Comment juger les révolutionnaires » – et la conclusion générale de cette vaste histoire de France, rarement reproduite dans les choix de textes parus jusqu’ici ; soit un ensemble d’extraits qui exposent la conception de l’histoire de Jaurès (18). À distance de l’orthodoxie de Kautsky, Plutarque et Michelet sont aussi convoqués et on trouvera ici un rôle bien plus important dévolu aux individus dans l’histoire là où Kautsky se concentre presque exclusivement sur les classes sociales. Pour autant l’influence du matérialisme historique dans la pensée jaurésienne n’est pas négligeable : l’une des innovations de lHistoire socialiste vient de l’usage d’un texte exhumé de Barnave, précurseur selon Jaurès d’une lecture sociale de la Révolution. C’est à partir de Barnave que Jaurès systématise le concept de révolution bourgeoise qui a eu la postérité que l’on sait dans l’historiographie. Extrait célèbre souvent mentionné, plus rarement cité : nous reproduisons ici le chapitre de l’Histoire socialiste qui montre l’originalité du matérialisme jaurésien.
La Révolution en question : Jaurès, Kautsky, Guesde
Rien sur Kautsky dans l’Histoire socialiste, du moins sur Les luttes de classes en France pendant la Révolution française… que Jaurès devait pourtant connaître. Pas un mot sur Jaurès chez Kautsky, pourra-t-on relever dans la préface de 1908 de la nouvelle édition de son ouvrage (19) ! Jaurès attaque bien le social-démocrate allemand Franz Mehring – qui lui répond sèchement – mais sur la question spécifique de Frédéric II, non directement sur le processus révolutionnaire lui-même (20). C’est dans la presse socialiste de l’époque que la controverse a lieu ; un article de Jaurès, « Les origines du socialisme », critique ce qu’il juge être quelques affirmations péremptoires de Marx et de certains marxistes sur la « tradition
révolutionnaire française (21) ». Et s’il ne discute pas ici directement de Kautsky, l’actualité politique va donner l’occasion de confronter leurs points de vue. L’actualité en question est loin d’être anecdotique : Jaurès soutient l’entrée d’un socialiste dans le gouvernement en
1899, Alexandre Millerand, au nom de la défense de la République menacée. Peu après, en 1901-1902, les divers courants socialistes se regroupent dans deux partis : le Parti socialiste Français (avec notamment Jaurès) et le Parti Socialiste de France (où les guesdistes – les partisans de Jules Guesde – dominent) : les premiers soutiennent l’entrée dans le gouvernement (les « ministérialistes »), les seconds s’y refusent. Non sans débat, la majorité de la social-démocratie allemande désapprouve Jaurès. La controverse se poursuit avec le soutien de ce dernier au gouvernement d’Émile Combes, marqué notamment par une politique anticléricale entre 1902 et 1904. À l’heure où paraît la partie de l’Histoire socialiste consacrée à la Révolution française, Jaurès, lisant une brochure de Kautsky sur l’Église, prolonge le débat sur le terrain de l’histoire dans La Petite République avec l’article « Socialisme français ». Kautsky lui répond presque immédiatement dans la Neue Zeit. Deux articles reproduits ici dans leur intégralité qui confrontent la place que chacun
entend donner aux traditions révolutionnaires de 1789 dans le mouvement ouvrier français : leur lecture de l’histoire de la Révolution française s’inscrit ainsi directement au cœur du débat politique.
Cependant, en dépit de ce que le titre de l’article de Jaurès pourrait laisser penser, il serait réducteur d’opposer une lecture française à une lecture germanique de la « Grande Révolution ». Kautsky entend bien analyser la situation en tenant compte des circonstances en France et il a dans ce pays quelques appuis. Au-delà d’une opposition binaire et nationale, il faut en effet, en s’inspirant d’une méthode « d’histoire croisée (22) », prendre la mesure d’un troisième acteur, Jules Guesde et ses partisans, à cette époque alliés traditionnels de la majorité de la social-démocratie allemande. En 1901 un éditeur proche des guesdistes publie une traduction de l’ouvrage de Karl Kautsky de 1889 sous le titre La lutte de classes en France en 1789 (23). Probable volonté d’en faire un anti-Jaurès, Guesde devait en écrire la préface. Kautsky l’en remercie dans une lettre et affirme que « si les
marxistes français sont d’accord avec les Allemands sur cette conception cela sera d’une très grande importance pour notre cause (24) ». La préface en question ne sera pas rédigée, pour des raisons qui tiennent peut-être à des hasards conjoncturels ; il reste que, dans la presse socialiste hostile à Jaurès, Kautsky est bien accueilli et l’ouvrage recommandé. Surtout, en 1903, Guesde et Lafargue choisissent de publier un ancien texte des années 1880 qui dit combien leur lecture de « classe » se différencie de celle de Jaurès et se rapproche des arguments de Kautsky. Cette fois-ci l’Histoire socialiste est clairement prise à partie et l’argument est simple : le prolétariat n’a pas intérêt à se réclamer de la tradition d’une révolution bourgeoise aujourd’hui mobilisée pour justifier les errements politiques d’un homme – Jaurès. Certes ce court texte semble bien faible par rapport à la vue d’ensemble de Kautsky ; il montre néanmoins que le problème ne se situe pas qu’entre Français et Allemands, mais dans un débat plus large où les enjeux politiques immédiats sont au premier plan.
Le socialisme et la Révolution
Les interprétations ultérieures de la séquence révolutionnaire s’inspirant du marxisme ont oscillé entre une lecture mettant en avant la consolidation de l’ordre bourgeois issu de 1789 et une autre valorisant les visées émancipatrices traversant la période ; certains traits saillants du premier aspect ont pu faire oublier à des socialistes les dimensions essentielles du second… L’inverse est peut-être aussi vrai ! La question se pose déjà dans l’œuvre de Marx et sur ce point la bibliographie est abondante. Mais la controverse entre Kautsky et Jaurès a ici un caractère inaugural : tous deux écrivent sur la Révolution française, pour la première fois dans l’histoire du socialisme, en tant que figures dirigeantes de deux partis ayant conquis des positions et un ancrage inconnus du vivant de Marx.
Faut-il rappeler, pour finir, que la lecture jaurésienne a connu une bien plus grande postérité, notamment du côté de l’historiographie « classique » de la Révolution, dont Albert Soboul, un de ses plus grands représentants, a d’ailleurs établi une nouvelle édition magistrale de l’Histoire socialiste en 1968, poursuivant le travail effectué par Albert Mathiez qui l’avait déjà rééditée en 1922. Kautsky lui-même, avec l’unification de la SFIO en mai 1905, a tempéré ses critiques (25) et reconnu la force des traditions révolutionnaires à un moment où la démonstration de force internationaliste prime – Jaurès se rendra en Allemagne pour y défendre la paix. Toutefois, à gauche, la lecture critique de la Révolution française se retrouvera à des degrés divers dans les décennies qui suivent. L’histoire du PCF est faite, à plusieurs époques charnières, de lectures divergentes du processus révolutionnaire qui oscillent entre un rejet de l’héritage « bourgeois » de 1789 et des périodes d’union où prime le rassemblement autour des grands principes issus de la Révolution ; les anniversaires de 1939 et 1989 ont, à des degrés divers, montré la force des enjeux politiques sur ces questions. Une tradition d’extrême-gauche, notamment le libertaire Daniel Guérin souhaitant rompre avec l’historiographie jaurésienne, fait écho dans une certaine mesure aux propos des guesdistes. Non sans une certaine malice, en 1965, François Furet, s’attaquant pour la première fois aux lectures marxistes, signalera La lutte des classes en France en 1789 de Karl Kautsky dans sa bibliographie… pour pointer les divergences au sein de la tradition d’interprétation qu’il entendait combattre (26). L’importance de ces enjeux ultérieurs, qui ne sont d’ailleurs pas sans échos pour notre présent, méritait un retour aux textes de cette époque charnière.
Jean-Numa Ducange
Notes
(1) Pour un exemple de déformation des textes de Jaurès, voir Gilles Candar, Jaurès et les patrons. Le faux et le vrai, Fondation Jean Jaurès, 2008.
(2) Cité par Madeleine Rebérioux, « Jaurès et Robespierre » in Albert Soboul (dir.), Actes du colloque Robespierre, Société d’études robespierristes, Paris, 1967, p. 194-195. Sur Robespierre vu par Jaurès, voir Frédéric Moret, « “Puissance doctrinaire de la démocratie” ou “Amour propre irritable et souffrant”…», Cahiers d’histoire de l’IRM, n° 55, avril-juin 1994, p. 101-112.
(3) Celle-ci paraît à l’origine sous forme de fascicules séparés de 1900 à 1904.
(4) Lénine, Œuvres, tome 30, Éditions du Progrès, Paris-Moscou, septembre 1919-avril 1920, p. 540-541.
(5) Léon Trotsky, Ma vie, Le livre de Poche, Paris, 1953, p. 250 (première édition 1930).
(6) Karl Kautsky, La lutte des classes en France en 1789, G. Jacques, Paris, 1901. À noter l’utile réimpression du CERMTRI en 1999 qui nous a permis de redécouvrir le texte. Que ces animateurs, en particulier Jean-Marc Schiappa, soient ici remerciés. Désormais consultable sur Gallica http://gallica.bnf.fr.
(7) Les Sozialistengesetz, à l’initiative de Bismarck, ont duré de 1878 à 1890.
(8) Karl Kautsky, Die Klassengegensätze von 1789. Zum 100 jährigen Gedenktag der grossen Revolution, 80 p., Dietz, Stuttgart, 1889. Deuxième édition avec
une nouvelle préface – voir dans cette édition p. 125, Die Klassengegensätze im Zeitalter der französischen Revolution, Stuttgart, 1908. Rééditions ultérieures : 1919, 1920, 1923. Le titre de la seconde édition, plus proche du propos de Kautsky selon sa propre appréciation de 1908, est repris ici. Nous avons choisi aussi de traduire Klassengegensätze par « luttes de classes » comme pour la première édition française.
(9) Karl Marx, Friedrich Engels, Sur la Révolution française. Écrits de Marx et Engels, anthologie publiée sous la responsabilité de Claude Mainfroy, Éditions Sociales, Paris, 1985, p. 242-249.
(10) Karl Kautsky, Die historische Leistung von Karl Marx, Berlin, 1908. Traduction française : Les Trois sources du marxisme, l’oeuvre historique de Marx, Spartacus, Paris, 1947, (réed. 2000).
(11) Voir Georges Haupt, L’historien et le mouvement social, Maspero, Paris, 1980 et Dieter Groh « Le mouvement ouvrier “marxiste” allemand : un malentendu historique ? » in Bernard Chavance (dir.), Marx en perspective, Éditions de l’EHESS, Paris, 1985, p. 585-608.
(12) Ce que soulignait Claude Mainfroy, « Marx et la Révolution française après 1870 », Cahiers d’histoire de l’IRM, n° 21, 1985, p. 47.
(13) Madeleine Rebérioux, Vive la République !, Demopolis, Paris, 2009, p. 153.
(14) Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand, Rue des gestes, Toulouse, 2010. Voir notamment la postface stimulante de Franck Fischbach.
(15) Voir p. 177 et 185.
(16) Voir Madeleine Rebérioux, « Jaurès et le marxisme », Histoire du marxisme contemporain, tome iii, 10/18, Paris, 1977, p. 205-245, 1re éd. Feltrinelli, Milan,
1975. Voir aussi Bruno Antonini, État et socialisme chez Jean Jaurès, L’Harmattan, Paris, 2004.
(17) Michel Vovelle, « Un centenaire qui n’aura pas lieu », Annales historiques de la Révolution française, 2/2003, p. 179-188.
(18) L’édition complète : Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, 6 volumes, 4 466 p., Éditions sociales, Paris, 1968-1972 (1900-1904). Édition revue et annotée par Albert Soboul.
(19) Voir ci-dessous p. 137.
(20) Irmgard Hartig, « Observations sur la querelle entre Jaurès et Mehring » in Annales historiques de la Révolution française, 1/1973, p. 112-127.
(21) Dans ce recueil p. 189.
(22) Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, sciences sociales, 1/2003, p. 7-34.
(23) Sur tous les détails de l’introduction de cet ouvrage voir l’article « Un moment méconnu de l’historiographie : l’introduction et la diffusion de l’ouvrage de Karl Kautsky : “La lutte des classes en France en 1789” », Annales historiques de la Révolution française, 4/2008, p. 105-130.
(24) Lettre de Karl Kautsky à Jules Guesde (en français), IISG, Archives Guesde, 314/15, 19 septembre 1900.
(25) Il affirme notamment en juillet 1905 que « si la Révolution française n’avait pas été “tâchée” par la “Terreur”, alors les classes inférieures de France seraient
restées immatures et impuissantes ». Karl Kautsky, « Die Folgen des japanischen Sieges und die Sozial-Demokratie », Die Neue Zeit, 1904-1905, p. 462. Pour autant, il défendra toujours sa méthode d’analyse et rééditera sous la République de Weimar son ouvrage sur la Révolution française.
(26) François Furet, Denis Richet, La Révolution française, tome ii, Hachette, Paris, 1965-1966, p. 349 (réed. 2007).
Table des matières
- Préface de Michel Vovelle
- La Révolution (toujours) en question. Présentation de Jean-Numa Ducange
Karl Kautsky, Les luttes de classes en France pendant la Révolution française
Préface à la deuxième édition allemande
1. Introduction
2. La monarchie absolue
3. L’aristocratie et le clergé
4. L’aristocratie des fonctionnaires
5. La révolte des privilégiés
6. La bourgeoisie
7. Les intellectuels
8. Les sans-culottes
9. Les paysans
10. L’étranger
Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française
Introduction
1. Barnave et la théorie économique de la Révolution
4. Comment juger les révolutionnaires
Conclusion
La controverse Jaurès Kautsky
1. Jean Jaurès : « Le socialisme de la Révolution française »
2. Jean Jaurès : « Français et étrangers »
3. Jean Jaurès : « Les origines du socialisme »
4. Jean Jaurès : « Socialisme français »
5. Karl Kautsky : « Jaurès et la politique vis-à-vis de l’Église »
6. Jules Guesde et Paul Lafargue : « Essai critique sur la Révolution française »
Notes
Bibliographie