Le débat de mai 1790 sur le droit de guerre et de paix est l’occasion pour les députés du côté gauche dont fait partie Grégoire d’exiger une telle déclaration des droits des peuples. Robespierre, Pétion ou le duc de Lévis prennent la parole dans ce sens, mais c’est encore Volney qui résume cette volonté dans un projet de décret qui affirme notamment que la nation française

"1° (…) regarde l’universalité du genre humain comme ne formant qu’une seule et même société, dont l’objet est la paix et le bonheur de tous et de chacun de ses membres 2° Que dans cette société générale, les peuples et les États considérés comme des individus jouissent des mêmes droits naturels et sont soumis aux mêmes règles de justice que les individus des sociétés partielles 3° que par conséquent nul peuple n’a le droit d’envahir la propriété d’un autre peuple, ni de le priver de sa liberté et de ses avantages naturels 4° que toute guerre entreprise par un autre motif et pour un autre objet qu’un droit juste, est un acte d’oppression qu’il importe à toute la grande société de réprimer, parce que l’invasion d’un État par un autre État tend à menacer la liberté et la sûreté de tous."

Les députés du côté gauche échouent à imposer une telle déclaration formelle, mais obtiennent néanmoins, comme on le sait, que la nation française renonce solennellement aux guerres de conquête dans le décret du 22 mai 1790, décret intégré comme article constitutionnel dans la constitution de 1791. La revendication d’une déclaration formelle du droit des gens ne disparaît pas pour autant, on la voit ressurgir à chaque moment politique où se pose la question des nouveaux rapports entre les peuples ; en août 1790 avec le débat sur le pacte de famille, puis bien évidemment dans le débat sur la guerre de l’automne et de l’hiver 1791-1792. L’adresse aux peuples du 29 décembre 1791 de Condorcet, puis son adresse sur la paix aux chaumières et la guerre aux tyrans de 1792 se présentent selon son auteur comme les preuves que la France entend non seulement dire, mais aussi pratiquer un nouveau droit des gens. Les victoires de l’automne 1792, la « libération » de la Belgique, de la principauté de Liège, de la Rhénanie, de la Savoie et du comté de Nice contribuent à relancer le débat sur la nécessité d’une déclaration du droit des gens fixant de manière constitutionnelle les principes qu’entend suivre la République française dans ses rapports extérieurs. Grégoire le réclame une fois de plus le 15 novembre 1792 quelques jours avant l’adoption du décret dit de « fraternité » du 19 novembre (2) .

Constamment abordée partiellement mais constamment repoussée depuis 1789, la question de la nécessité d’une déclaration du droit des gens réapparaît avec force dans le débat constitutionnel du printemps 1793. C’est dans ce contexte que Grégoire présente son projet pour la première fois le 18 juin. La revendication d’une déclaration du droit des gens venant compléter cette des droits de l’homme est donc une constante depuis 1789 et le projet de Grégoire ne peut se comprendre sans référence à cette réflexion antérieure.

Première tentative

Grégoire a alors 42 ans et il est une des figures de premier plan de la Convention dont il a été le président en octobre-novembre 1792 au moment où les délégations anglaises et irlandaises se pressaient à la barre de l’Assemblée pour encourager la France dans sa guerre contre les despotes. Il a également joué un rôle déterminant dans la réunion de la Savoie à la fin de 1792, d’abord en prononçant en novembre le rapport qui la justifiait, puis en participant à la mission visant à organiser les nouveaux départements, mais il ne s’est pas fait connaître, par ailleurs, en tant que théoricien spécifique du droit des gens.

Le projet de Grégoire n’est pas isolé. De février à juin 1793, le débat constitutionnel voit de nombreux projets se poser la question des relations extérieures et du droit des gens (3) . Son texte est certes l’un des plus longs et des plus élaborés, mais il doit être rapproché des projets de Robespierre, de Saint-Just ou de Wandelaincourt, son collègue de l’Église constitutionnelle. Comme eux, il prend résolument position en faveur d’une déclaration du droit naturel et donc contre la tentative girondine de réduire la déclaration du droit à celui de l’homme en société. Alors que les nouvelles alarmantes arrivent des départements en rébellion contre la Convention issue du 31 mai et du 2 juin, celle-ci a mis à l’ordre du jour l’examen du titre de la constitution consacré aux relations extérieures. Après l’adoption des deux premiers articles qui affirmaient notamment « le peuple français est l’ami et l’allié naturel de tous les peuples libres », Grégoire demande la parole et lit son projet de déclaration du droit des gens.

Immédiatement, Thuriot demande l’impression et fait l’éloge des « idées sublimes » développées par Grégoire. Le texte a, en effet, fait grande impression sur les députés, mais Barère intervient alors pour repousser l’ouverture d’un débat sur cette déclaration :

« J’invite, déclare-t-il, la Convention à ne point oublier la position de la France au milieu de l’Europe. Vous n’êtes pas seulement une assemblée philosophique et législative, vous êtes une assemblée politique. Je ne crois pas que vous deviez en ce moment aller plus loin que vos articles constitutionnels. La déclaration que vous faites que le peuple français est l’ami naturel des peuples libres dit assez à l’Europe la différence que vous faites entre les gouvernements : il ne faut pas s’extravaser en opinions philanthropiques (4). »

La justification de Barère renvoie aux circonstances, à l’urgence de l’adoption de la constitution, et surtout défend l’idée que le rôle des législateurs est d’être autant « politiques » que philosophes. L’Assemblée passe à l’ordre du jour, mais Mercier critique quelques instants plus tard la rédaction de l’article 4 qui proclamait que « le peuple français ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire », immédiatement Bazire et Robespierre interviennent pour montrer que la critique de Mercier est en réalité une manœuvre pour permettre la possibilité d’une ouverture de négociations avec la coalition. A demi-mot ; on comprend la volonté des Montagnards de ne pas donner prise à ces manœuvres et d’accélérer l’adoption de la nouvelle constitution, d’où le refus de l’Assemblée de débattre du texte de Grégoire.

De fait, il reste peu de choses de ce débat dans le texte définitif de la Constitution, ni les articles proposés par Robespierre, ni ceux de Saint-Just ou de Grégoire n’ont été adoptés, seuls figurent dans les articles 118-120 les quatre articles adoptés le 18.

Seconde présentation

La seconde tentative de Grégoire a lieu le 4 floréal an III (25 avril 1795). Le contexte est évidemment bien différent. La paix vient d’être signée à Bâle avec la Prusse, la République française occupe les Provinces-Unies et des relations diplomatiques sont renouées avec le Grand-duc de Toscane, parent de l’Empereur et avec la Suède. La Convention s’apprête d’ailleurs à recevoir dignement son ambassadeur, le baron de Staël. Cette nouvelle situation pose de manière radicalement différente la question des rapports que la République française doit entretenir avec l’Europe et le monde. Les négociations de Bâle entre Barthélemy et les émissaires des puissances ont lieu alors même que certains thermidoriens, notamment Cambacérès et Boissy d’Anglas, s’emparent de la question de la direction des négociations diplomatiques pour torpiller la constitution de 1793 et avancer vers une nouvelle constitution censitaire refusant le primat du droit naturel déclaré. Ces débats sont également reliés à la question cruciale de l’annexion de la Belgique et des nouvelles frontières de la République. Comment organiser le pouvoir « fédératif », c’est-à-dire le pouvoir de diriger les relations entre les États, celui de faire la guerre, la paix et les traités ?

C’est dans le cadre de cette discussion fondamentale que Grégoire présente de nouveau son projet de déclaration du droit des gens qu’il accompagne cette fois-ci d’un long discours pour en justifier le contenu.

Il remarque tout d’abord que la discussion sur la conduite des relations extérieures n’a pas abordé les principes qui, "dans les relations de peuples à peuples, doivent servir de régulateur" (5) . La nécessité d’une déclaration du droit des gens s’est fait jour depuis le début de la Révolution, mais elle est restée sans exécution. L’ancienne diplomatie et le droit public "n’étaient qu’un échafaudage ridicule et souvent monstrueux, que le souffle de la raison a renversé". "Nous avons détruit, mais qu’avons-nous mis à la place ? ", demande Grégoire. C’est pourquoi il est nécessaire de fixer — ou plutôt de reconnaître précise Grégoire — les principes du droit des gens qu’entend suivre la République.

Grégoire place son discours sous le patronage de Fénelon qui disait « j’aime mieux ma famille que moi, j’aime mieux ma patrie que ma famille, j’aime mieux l’univers que ma patrie ». En effet, le texte rappelle souvent la tonalité des textes de Fénelon contre la politique agressive de Louis XIV et pour la fraternité universelle. L’influence des Dialogues des morts ou de l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté se lit dans la condamnation vigoureuse de la guerre de conquête et dans celle de la diplomatie machiavélique. L’autorité de Montesquieu est également partout présente dans le texte : non seulement dans la définition du droit des gens, mais aussi dans l’idée que les « peuples doivent se faire le moins de mal possible » en temps de guerre. Il n’est pas inutile de citer un peu longuement Montesquieu pour voir que Grégoire reprend parfois les expressions mêmes de l’Esprit des Lois :

« Considérés comme habitants d’une si grande planète, qu’il est nécessaire qu’il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux ; et c’est le Droit des Gens. Le Droit des gens est naturellement fondé sur ce principe, que les nations doivent se faire dans la paix le plus de bien et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. Toutes les nations ont un droit des gens ; et les Iroquois même, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. Ils envoient et reçoivent des ambassades ; ils connaissent des droits de la guerre et de la paix : le mal est que ce droit des gens n’est pas fondé sur les vrais principes (6). »

Grégoire condamne donc les faux principes de l’ancienne diplomatie, mais il condamne symétriquement la République universelle de Cloots et le cosmopolitisme de système qui « est un vagabondage physique ou moral », « nous devons, continue Grégoire, un amour de préférence à la société politique dont nous sommes membres », mais "l’égoïsme national est aussi coupable que l’égoïsme individuel" (7) . Grégoire reprend ici la dialectique des Lumières qui condamne également le "cosmopolitisme" comme un amour exclusif de soi, mais aussi "l’égoïsme national" qui fait fi de l’amour de l’humanité. Le véritable patriotisme "n’est point exclusif", "l’énergie de ce sentiment se concilie avec cette douce philanthropie qui s’efforce d’anéantir les préjugés, l’intolérance, les rivalités, les haines entre les peuples, et de resserrer les nœuds de la fraternité entre les diverses sections de la famille humaine".

La "politique" doit redevenir ce qu’elle a cessé d’être : une "branche de la morale universelle" subordonné au droit naturel. Les Républiques elles-mêmes ont eu une politique flottante, du fait de leur faiblesse, mais surtout parce qu’elles méconnaissaient leurs devoirs moraux envers les nations. Les "publicistes" ont constamment varié et soutenu la morale machiavélique des rois. Grégoire reprend ici un des topoi des Lumières sur les fondateurs du droit des gens. Rousseau avait déjà fustigé ce qu’ils considéraient comme un conservatisme politique des jusnaturalistes des XVIIe et XVIIIe siècles. Grégoire développe ici cette idée et présente les théoriciens du droit des gens comme ceux qui justifient la domination des tyrans sur les peuples. Grégoire cite Wicquefort, Jean-Jacques Burlamaqui, Zouch et même le Mably des Principes des Négociations, pourtant l’un des philosophes « à qui l’art social doit tant d’obligations », ne trouve pas grâce à ses yeux.

Pourtant il existe un droit des gens en pratique qui se manifeste dans les mille et un traits de la sociabilité humaine. Grégoire cite à l’appui de cette démonstration l’exemple de Penn et des Quakers américains devenu un lieu commun du discours iréniste. Cette loi de sociabilité entre les peuples "n’est autre que la loi naturelle appliquée aux grandes corporations du genre humain. Elle détermine leurs droits, leurs devoirs, elle en trace l’étendue et les limites". Grégoire reprend la distinction classique entre un droit naturel des gens et un droit positif "arbitraire et conventionnel". Mais comme Vitoria il soutient que le droit positif des gens est soumis à la "puissance législative" commune de tous les peuples. Un progrès du droit des gens ne peut donc pas être aboli sans le consentement du genre humain. Le droit positif forme, quand il est conforme au droit naturel, est une loi qui engage l’humanité. Il faut donc soumettre toutes les coutumes barbares du droit des gens à l’examen de la raison et du droit naturel. Le droit diplomatique, celui de la navigation et des neutres, le droit d’asile, les préséances, doivent être réexaminés. Grégoire insiste particulièrement sur les enjeux du droit maritime en relation avec la domination anglaise sur les mers assimilée à « une usurpation attentatoire aux droits des nations ». Reprenant les lieux communs des Lumières, Grégoire se livre à une critique radicale de l’équilibre des puissances, de la diplomatie agressive de Louis XIV et de l’inégalité juridique entre les nations.

Mais en attendant un large débat sur ces points controversés, il faut avant tout revenir au droit naturel pour proclamer les principes qui permettront de fonder les solutions à ces questions. L’acte de la déclaration du droit des gens doit être la première étape de la refondation du doit entre les peuples.

Il convient également de "savoir jusqu’à quel point une nation peut se réserver des moyens de prospérité et de bonheur auxquels ne participeraient pas les autres" (8) . La souveraineté des peuples et leurs droits de propriété sur les choses n’éteignent pas les droits de l’humanité sur « les droits indivis qui restent aux nations ». Le droit de propriété, y compris des peuples, est donc limité par le respect de sa réciprocité. L’amour de l’humanité ne doit pas entrer en contradiction avec l’amour de la patrie, mais ces deux vertus doivent se fortifier réciproquement.

Les victoires de la République, l’unité des mesures, les progrès de la raison et du langage politique contribuent globalement à moraliser les peuples. Il convient d’aller plus formellement dans ce sens en adoptant une déclaration du droit des gens qui serait un fanal pour les peuples opprimés et un pas en direction de la réalisation d’une grande amphictyonie des peuples. "Permettez- moi d’espérer, conclut-il, que le despotisme qui est une grande erreur, que la guerre qui est une grande immoralité, deviendront plus rares en Europe ; que les peuples, détrompés des fausses idées de grandeur et connaissant mieux leurs intérêts, s’occuperont à vivifier leur économie politique, qu’alors tomberont peut-être les barrières entre les nations".

Puis vient la lecture du projet de déclaration. Le texte peut être grossièrement divisé en cinq parties : la première regroupant les article 1 à 5 traite de la nature des liens réciproques unissant les peuples, la deuxième avec les articles 6 à 8 définit les bases de la souveraineté et de la légitimité des gouvernements, la troisième avec les articles 9 à 11 développe les droits de propriété des peuples sur leur territoire, la quatrième (articles 12 à 14) traite du droit d’asile, la cinquième avec les articles 15 à 17 détaille les principes qui régissent la guerre légitime, et enfin les articles 18 à 21 sont consacrés à la diplomatie et au droit de la paix et des traités.

Dans la première partie, Grégoire fonde les liens unissant les hommes sur la base d’une conception universelle de la famille humaine. Si l’état de nature règne entre les sociétés, elles ne sont pas isolées et naturellement ennemies, mais liées par la morale universelle, elle-même expression de la raison. Les peuples sont naturellement indépendants, souverains et égaux. La réciprocité de ces droits et de leur exercice fonde l’intérêt général de la famille humaine qui est donc supérieur à l’intérêt national particulier.

De cette définition de la souveraineté comme droit naturel découle celui de changer librement la forme des gouvernements, le respect de cette réciprocité implique la non-ingérence, mais seuls les gouvernements fondés sur les principes du droit naturel sont légitimes au regard du droit. La formulation de l’article 7 de Grégoire est celle du décret du 13 avril 1793, repris dans la constitution de l’an I.

La propriété des peuples est double : chacun d’entre eux doit jouir de sa portion de territoire, mais il existe un bien commun de l’humanité qui consiste dans ce qui est « inépuisable et innocent » par exemple la mer. C’est la possession immémoriale des peuples (et non celle des princes condamnée lors de l’affaire d’Avignon) qui fonde le droit de propriété. On peut être étonné de retrouver la mention de la prescription dans l’article 10, car depuis 1789, ce sont au contraire les contre-révolutionnaires qui s’appuient sur la possession immémoriale comme principe fondateur de l’ordre européen. On peut peut-être voir dans cette référence une volonté de renverser l’argument en définissant une prescription appliquée aux peuples et non aux princes. On peut également identifier une influence vatellienne, puisque l’auteur du Droit des gens de 1758 définissait la prescription entre les nations comme « l’acquisition du domaine, fondée sur une longue possession, non-interrompue et non-contestée » (9) .

Soucieux de fonder en droit la législation contre les ressortissants des puissances ennemies, Grégoire limite le droit d’asile par le droit de propriété et par la sûreté mais interdit le bannissement comme attentatoire à la réciprocité du droit de propriété sur le territoire.

La guerre offensive ou de conquête et les guerres entreprises contre les droits des peuples sont vigoureusement condamnées de nouveau comme « attentats » contre la famille humaine. Grégoire reprend ici une formulation qui était déjà celle du curé Jallet dans le débat de mai 1790. Seules les guerres défensives entreprises pour la défense des droits naturels des peuples sont légitimes.

Les négociations de paix doivent être favorisées par l’adoption d’une large immunité pour les représentants diplomatiques, par le rejet des préséances et de la hiérarchie des envoyés et des ambassadeurs. Enfin, Grégoire réaffirme le caractère sacré des traités entre les peuples, en tant que matérialisation de la sociabilité naturelle et du lien moral entre les peuples.

La déclaration du droit des gens de Grégoire est une synthèse du débat politique des Lumières sur les relations entre les peuples et les États. La perspective cosmopolitique y est résumée avec une force sans égale. La "politique" est subordonnée au droit naturel déclaré, alors même que la Convention thermidorienne s’apprête à le faire disparaître de la constitution. Si le texte est acclamé par la Convention, Merlin de Douai qui dirigeait la discussion, se contente d’une approbation rhétorique, propose l’impression et renvoie la discussion au "congrès général des puissances européennes" (10) . Alors que pour Grégoire, la proclamation peut être une condition de la paix, Merlin semble la considérer au contraire comme un ensemble de règles positives pouvant être négociées dans un congrès ou lors de négociations bilatérales.

Loin d’adopter la déclaration proposée par Grégoire, la Convention rompt radicalement avec son esprit. Sur l’intervention de Lanjuinais, la Convention supprime même l’article premier du titre XII qui limitait constitutionnellement les cas légitimes de guerre au "maintien de la liberté", à la "conservation du territoire", et à "la défense des alliés". Ce faisant, elle lève tout obstacle à la guerre offensive. L’interdit de conquête, condition première et nécessaire de la société civile des nations, disparaît. On assiste également à une réhabilitation des formes anciennes de la diplomatie. Merlin de Douai fait ainsi l’apologie de l’étiquette et du cérémonial et en messidor an IV, le Directoire rétablit des tenues distinctes pour les ministres et les ambassadeurs français. En un mot, il procède à "une restauration véritable des formes diplomatiques et de la représentation officielle" .

Comment ne pas rapprocher le discours et la déclaration de Grégoire du Vers la paix perpétuelle de Kant, qui paraît peu après ? La quasi-simultanéité de ces prises de position est bien évidemment le fruit d’un contexte particulier avec les premières négociations entre la République française et les puissances, mais elle peut être également vue comme l’expression d’un « moment » particulier, celui de l’affrontement entre conceptions ancienne et nouvelle du droit entre les peuples. Bien entendu, le texte de Kant est différent de celui de Grégoire, mais les deux personnages répondent d’une manière très similaire aux enjeux de la définition d’un nouveau droit entre les nations.

L’effacement de l’idée de déclaration du droit des gens sous le Directoire

Malgré l’enterrement de la déclaration du droit des gens de Grégoire, l’idée de proclamer le droit des nations ne disparaît pas du débat politique sous le Directoire, mais elle s’efface, et un glissement positiviste se manifeste de plus en plus, aussi bien chez les juristes que chez les publicistes ou les acteurs politiques, et ce malgré le débat suscité par Grégoire et surtout par le projet de Kant dans les années 1795-1798.

De fait, la perspective d’une déclaration unilatérale et a priori du droit des gens n’est pas reprise par la plupart des républicains directorialistes pendant la période. L’idée qu’il existe un droit des gens, expression du droit naturel entre les nations est bien présente dans les articles, les discours, les pamphlets républicains mais l’utilité politique d’une déclaration n’apparaît que très rarement, et presque toujours chez les plus radicaux des intervenants comme Barère. Les « modérés » sont sans aucun doute peu désireux de proclamer des principes qu’ils pensent ne pas pouvoir respecter tant que la « paix glorieuse » qu’ils souhaitent n’est pas réalisée. Par ailleurs, une proclamation du droit des gens engagerait politiquement la République à l’égard des « peuples délivrés » et l’on sait que pour le premier comme pour le deuxième Directoire, il n’en était pas question. Ce sont les patriotes européens, et notamment italiens, qui reprennent des perspectives proches de celles de Grégoire. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, Galdi défend la nécessité d’un code de droit public universel qui devrait être rédigé par les nations fédérées. Ce code qui pourrait s’appeler "Diplomatie des nations libres" serait soumis à ratification respective (13) .

La question de la proclamation d’un nouveau droit des gens maritime est en revanche particulièrement présente dans le débat politique pendant le Directoire et le Consulat, notamment avec Barère, Paine ou Barlow, ce sujet mériterait d’ailleurs une étude en tant que telle.

L’attentat de Rastatt est également un moment particulier d’interrogation sur la pertinence d’une déclaration du droit des gens (14) . L’assassinat des envoyés français au congrès de paix semble être une preuve supplémentaire du mépris absolu des puissances pour toute forme de droit entre les peuples. Mais si tous les députés interviennent pour proclamer leur horreur de ce crime protestent du respect du droit des gens par la France, presque aucun ne reprend une proposition comme celle de Grégoire et Chénier lors de la fête funèbre du Champ de Mars du 20 prairial an VII se contente de proclamer que cette célébration sera l’unique "tribunal auguste où doit être publié devant l’univers, et sous les auspices du juge suprême, le jugement irrévocable des peuples et de la postérité (15) ."

De fait, pendant la période du Directoire, une autre approche du droit des gens tend à s’imposer celle qui tend à considérer que le droit public de l’Europe étant détruit par la Révolution française, il n’existe tout simplement plus aucun droit commun entre les États, si ce n’est le droit fondé sur la puissance seule. Chaque État impose ses propres normes de droit sans considération pour l’humanité et doit avant tout veiller à ses intérêts qui se confondent avec le "repos", la tranquillité, la propriété et la fin de la Révolution. La droite en France adopte en général un point de vue très sceptique sur l’utilité d’une déclaration du droit des gens. Pour les crypto-royalistes, le droit des gens n’est rien d’autre qu’un code artificiel, imparfait auquel la coutume avait donné force de loi (16) . Le droit naturel des gens est une duperie utilisée par les révolutionnaires pour imposer leurs vues à l’Europe.

Cette défiance n’est pas propre à la droite ou aux contre-révolutionnaires. On la retrouve dans la presse modérée et même dans les justifications du Directoire de sa politique agressive contre les neutres (17) .

La perspective défendue par Grégoire ou par Kant est vivement critiquée par les juristes conservateurs comme Georg Friedrich Martens, qui était alors considéré comme l’autorité européenne académique en matière de droit des gens par excellence.

Pour Martens, même s’il est possible de construire une théorie abstraite et générale du droit des gens à partir des usages admis, le droit des gens reste purement contractuel et le droit naturel n’a aucun caractère juridiquement contraignant si ce n’est en conscience . Le projet de l’abbé Grégoire qu’il critique dans la réédition de 1796 de son Précis du droit des gens lui semble, au mieux renouveler les utopies de l’abbé de Saint-Pierre, et au pire dégrader les véritables principes du droit des gens positif de l’Europe. Martens accorde à Grégoire qu’il serait souhaitable que se fasse "l’accord des peuples sur de certains principes fixes, sur des changements dans la manière de se conduire réciproquement". Il n’est pas chimérique de penser que les puissances pourraient s’accorder lors de la prochaine paix sur certains points comme l’a montré l’exemple de la paix de Westphalie ou la neutralité armée. Mais :

"que tous les peuples de l’Europe se réunissent jamais pour convenir de stipulations générales et passives sur l’ensemble des droits des nations, ou pour signer une déclaration du droit des gens dictée par l’un d’eux, et qu’ainsi ils s’accordent sur un Code du droit des gens positif, voilà qui me paraît dénué de toute vraisemblance et tomber dans la catégorie du projet de paix perpétuelle, fruit d’anciennes théories, qui, bien que renouvelé et présenté sous des formes plus ou moins lumineuses, n’est tout au plus qu’un beau songe dont on peut se bercer agréablement dans des moments de loisir… Ce n’est pas la répétition des principes du droit des gens universel… dont on pourrait espérer des effets salutaires, et qui pourrait engager les peuples à cimenter un traité général (19) ."

D’ailleurs, ajoute Martens, la déclaration du droit des gens de Grégoire contient des affirmations qui ne peuvent que blesser les "droit primitifs ou acquis" des puissances, rendant impossible tout accord sur leur abolition ou leur modification. Plus généralement, Martens refuse la subordination de l’intérêt national à l’intérêt de l’humanité et la subordination du droit des gens au droit naturel, l’article cinq du projet de Grégoire est "spécieux", l’article huit qui fonde les gouvernements sur les principes transcendants de la Liberté et de l’Égalité est contradictoire avec le principe de non-ingérence, les articles quinze et seize qui condamnent les ligues des tyrans sont des thèses dangereuses. Et Martens de faire l’apologie de la "vieille diplomatie avec toutes ses lacunes, ses disputes de mots, avec tous ses ornements en partie antiques" qui au moins préserve la société du prosélytisme révolutionnaire.

Dans la préface de l’édition de 1801, Martens triomphe : avec Bonaparte, la Révolution est définitivement terminée et avec elle le dédain des révolutionnaires vis-à-vis du droit positif des gens en Europe :

"Le mépris publiquement prononcé pour tout ce qu’on désignait sous le nom de vieille diplomatie, l’arbitraire des principes qu’on s’efforçait d’y substituer, principes avancés et violés presque au même moment, le dessein hautement annoncé de renverser toutes les constitutions en promettant secours à tous les peuples qui lèveraient l’étendard de la révolte, le succès des armes d’un nombre de combattants immensément augmenté, d’une part ; de l’autre, l’esprit de vertige qui, dans nombre de pays, s’était emparé d’une multitude crédule et avide de nouveautés : tout semblait présager à la majeure partie de l’Europe un changement ou un anéantissement de sa religion, de ses lois et de ses mœurs, et préparer un nouveau code de droit des gens dont l’unique principe, le droit du plus fort, n’est susceptible d’être développé que les armes à la main (20) ."

L’Europe est heureusement revenue à ses vrais principes avec l’arrivée au pouvoir de Bonaparte :

"Ce n’est pas par rapport aux neutres seuls que le retour aux principes établis sous l’ancien régime a été sanctionné presque au moment de la révolution qui a ramené l’ordre actuel des choses en France. On s’est visiblement rapproché dans quelques points de mœurs qu’on a vues subsister avant la révolution, même dans la conduite tenue à l’égard de l’ennemi ; ce n’est plus au moins pour planter des arbres de la liberté qu’on a continué de faire des conquêtes ; et si la guerre du continent finit par un immense agrandissement d’une puissance déjà formidable, ce sont, ainsi que par le passé, les chances seules de la guerre, plutôt que le vœu des nations, qui donnent à ces provinces un nouveau Maître, ou les réunissent à ce qu’on appelle encore toujours le territoire de la République française. Sur ces points, ce n’est pas de nos jours que le droit du plus fort a commencé à l’emporter sur d’autres considérations (21)."

La souveraineté nationale et le vœu des peuples ne sont donc plus des principes fondant l’ordre "républicain" et la régulation par la puissance l’emporte sur la régulation par le droit naturel. Pourtant, s’inquiète Martens, le droit des gens n’est pas revenu à l’Ancien Régime car il a éprouvé des changements irréversibles "qu’il n’est peut être pas invraisemblable de voir encore se multiplier."

En effet, en proclamant le "retour" de la France dans la "famille européenne", Bonaparte se doit de montrer son respect pour le droit public et les formes admises des relations entre les puissances. Le début du Consulat s’accompagne donc de multiples déclarations de respect des formes anciennes du droit public. Bonaparte renoue d’une certaine manière avec la perspective vatellienne et répond donc clairement là où le Directoire avait tergiversé : le droit des gens est le droit positif des "États civilisés". Le projet d’un code du droit des gens reste sans suite et jamais Bonaparte, ni Napoléon, ne reprendront l’idée d’une proclamation. Portalis fait tout de même insérer dans le livre préliminaire du Code civil, la mention de l’existence d’un "droit extérieur ou des gens" défini comme "la réunion des règles qui sont observées par les diverses nations les unes envers les autres". La référence au droit naturel et aux "principes de l’équité générale" ne disparaît pas, mais elle passe nettement au second plan, c’est le droit entre les nations qui occupe la première place et qui est valorisée comme instance de régulation des relations entre les peuples (22) .

Conclusion

La déclaration du droit des gens de l’abbé Grégoire n’a pas eu la postérité qu’elle méritait. Certes, les historiens du droit international ont depuis longtemps fait connaître ce texte, mais on n’y voyait le plus souvent qu’une généreuse déclaration de bonnes intentions utopistes et non l’expression d’un débat politique inséré dans le temps plus long de la construction des liens juridiques entre les peuples et les États. Ce texte peut être considéré, à l’image du projet de Kant, comme une conclusion du grand débat philosophique, juridique et politiques des Lumières sur la paix et le droit des gens. Certes, la période du Directoire et du Consulat voit l’effacement de la perspective avancée par Grégoire et l’affirmation d’un positivisme aboutissant à la construction d’un droit « inter-national » de convention, mais la nécessité de la proclamation du droit entre les peuples se maintient en tant que projet alternatif au développement des puissances nationales.



Déclaration du droit des gens

présentée le 18 juin 1793, puis le 4 floréal an III (23 avril 1795)

1. Les peuples sont entre eux dans l’état de nature, ils ont pour lien la morale universelle.

2. Les peuples sont respectivement indépendants et souverains, quelque soit le nombre d’individus qui les composent et l’étendue du territoire qu’ils occupent. Cette souveraineté est inaliénable.

3. Un peuple doit agir à l’égard des autres comme il désire qu’on agisse à son égard, ce qu’un homme doit à un homme, un peuple le doit aux autres peuples.

4. Les peuples doivent en paix se faire le plus de bien, et en guerre le moins de mal possible.

5. L’intérêt particulier d’un peuple est subordonné l’intérêt général de la famille humaine.

6. Chaque peuple a droit d’organiser et de changer les formes de son gouvernement.

7. Un peuple n’a pas le droit de s’immiscer dans le gouvernements des autres.

8. Il n’y a de gouvernement conforme aux droits des peuples que ceux qui sont fondés sur l’égalité et la liberté.

9. Ce qui est d’un usage inépuisable et innocent, comme la mer, appartient à tous, et ne peut être la propriété d’aucun peuple.

10. Chaque peuple est maître de son territoire.

11. La possession immémoriale établit le droit de prescription entre les peuples.

12. Un peuple a le droit de refuser l’entrée de son territoire et de renvoyer les étrangers quand sa sûreté l’exige.

13. Les étrangers sont soumis aux lois du pays, et punissables par elles.

14. Le bannissement pour crime est une violation indirecte du territoire étranger.

15. Les entreprises contre la liberté d’un peuple sont un attentat contre tous les autres.

16. Les ligues qui ont pour objet une guerre offensive, les traités ou les alliances qui peuvent nuire à l’intérêt d’un peuple, sont un attentat contre la famille humaine.

17. Un peuple peut entreprendre la guerre pour défendre sa souveraineté, sa liberté, sa propriété.

18. Les peuples qui sont en guerre doivent laisser un libre cours aux négociations propres à ramener la paix.

19. Les agents publics que les peuples s’envoient sont indépendants des lois du pays dans lequel ils sont envoyés dans tout ce qui concerne l’objet de leur mission.

20. Il n’y a pas de préséance entre les agents publics des nations.

21. Les traités entre les peuples sont sacrés et inviolables.

Reproduit dans L. Chevalley, La déclaration du droit des gens de l’abbé Grégoire, Le Caire, 1912.

Notes

(1) Cité par J. Gaulmier, L’Idéologue Volney, (1951), rééd., Paris, 1981, p. 185.

(2) Archives Parlementaires, tome LIII, p 418, 15 novembre 1792.

(3) M. Belissa, "Le Droit des Gens dans le débat constitutionnel de 1793" dans l’An I et l’apprentissage de la démocratie, Paris, Saint-Denis, 1995.

(4) Archives Parlementaires, tome LXVI, p. 675.

(5) Moniteur, tome XXIV, n° 217, p. 294.

(6) C. de Montesquieu, L’Esprit des lois, Paris, GF, 1979, tome 1, livre premier, chapitre III "des lois positives", p. 127.

(7) Moniteur, tome XXIV, n° 217, p. 294.

(8) Ibid., p. 295.

(9) E. de Vattel, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, Leyde, 1758, 2 vol., in 4°, chapitre XI.

(10) Moniteur, tome XXIV, p. 296.

(11) L. Chevalley, La déclaration du droit des gens de l’abbé Grégoire, Le Caire 1912, p. 9-10.

(12) R. Guyot, Le Directoire et la paix, Paris, 1911, p. 91-92.

(13) M. Galdi (trad. par L. P. Couret-Villeneuve), Discours sur les rapports politico-économiques de l’Italie libre avec la France et les autres États de l’Europe (1796), Paris, 15 pluviôse an VI.

(14) Voir H. Leuwers, "Théorie et pratique des relations internationales chez les hommes du Directoire" dans La République directoriale, textes réunis par P. Bourdin et B. Gainot, Paris, Société des Études robespierristes, 1998.

(15) Moniteur (réimp.), n° 265 du 25 prairial an VII (13 juin 1799) p. 705. Discours de Chénier au Champ de Mars du 20 prairial an VII (8 juin 1799).

(16) J. Popkin, The Right-Wing Press in France, 1792-1800, University Of North Carolina Press, 1980. chapitre VII "The Right-Wing Press and International Order".

(17) Moniteur, n° 57 du 27 brumaire an V (17 novembre 1796), p. 225-226.

(18) G. F. de Martens, Précis du droit des gens moderne de l’Europe, Paris, 1864, 2 vol, p. 48-50.

(19) Idem, préface de l’édition de 1796, p. 12.

(20) Ibid., p. 25-28.

(21) Ibid.

(22) T. Ruyssen, Les sources doctrinales de l’internationalisme, Paris, PUF, 1954-1961, tome 2, p. 62.