Centrée autour des comportements adoptés par les Havrais, la première partie de l’ouvrage, entièrement construite autour de la contribution de Lucie Maquerlot, auteure d’une étude d’un intérêt de premier plan sur l’opinion des Havrais durant ce moment décisif que furent les années séparant l’adoption de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (26 août 1789) du début de la révolte de Saint-Domingue (juin 1791), permet de mesurer les résistances au projet abolitionniste dans une ville qui était devenue le second port de traite du royaume à la veille de la Révolution.

À partir du dépouillement de nombreux dépôts d’archives normands, elle met en évidence la force avec laquelle le spectre de l’abolition intéressa le débat politique havrais et, à travers la description des comportements des acteurs et de l’intensité des luttes que suscita l’esclavage, l’existence d’une véritable stratégie d’endiguement témoignant d’un attachement particulièrement fort des Havrais à la traite qu’explique son développement tardif dans une région qui fut durement touchée par la crise qui affecta le textile rouennais à la fin du XVIIIe siècle. La force des résistances havraises, confirmée depuis l’étude pionnière de Lucie Maquerlot par de nombreux travaux sur la sociabilité et sur la traite illégale (5) (1814-1848), invite à explorer avec plus d’ampleur la relation qui lia la société havraise à ce commerce que quelques esprits rebelles, à l’instar du naturaliste Dicquemare, eurent cependant le courage de dénoncer.

Malgré ces résistances, la montée des idées abolitionnistes marque en effet en Normandie la période qui sépare les années 1780 de l’Abolition de 1848. Cette avancée, regardée dans les cénacles savants puis à travers l’activité que déployèrent Guillaume de Félice et Alexis de Tocqueville, constitue le sujet de la seconde partie de l’ouvrage. Réceptacle naturel du mouvement de l’opinion des élites éclairées, l’Académie de Rouen fut, comme le montre Madeleine Pinault-Sorensen, un lieu où, en dépit des préjugés raciaux nés de l’anthropologie des Lumières, une sensibilité négrophile s’affirma dans les années 1780. Observant ce mouvement à travers le prisme de la production intellectuelle et artistique de trois académiciens de renom, l’auteure met principalement en lumière, entre le respect dû aux noirs prôné par le docteur Le Cat, la dénonciation franche du naturaliste havrais Dicquemare et la critique dans l’ombre du peintre Lemonnier, une variété de voies qui fait écho à celle du discours esclavagiste qu’exprimaient les Havrais qui défendirent la traite et annonce celle des abolitionnistes normands au XIXe siècle. C’est en effet cette attitude qui ressort de la comparaison des actions engagées par Alexis de Tocqueville et par le pasteur de Félice présentées par Albert Nicollet et Yves Hivert Messeca car, en dépit d’une commune confiance dans la propagande écrite et dans « l’abolition immédiate », ce sont bien deux orientations différentes que préconisèrent ces abolitionnistes. La première, défendue par Tocqueville dans les pages qu’il consacre à l’esclavage aux Etats-Unis (De la démocratie en Amérique) puis à la Chambre des députés se caractérise par la défiance envers la mobilisation des masses et par la primauté accordée à la nécessité d’abolir l’esclavage afin de garantir la stabilité démocratique des États. La seconde, imprégnée des méthodes et des fondements moraux sur lesquels repose le modèle britannique, fait au contraire de l’émancipation des esclaves une nécessité au nom de l’Evangile imposant de mobiliser tous les échelons de la société. Le constat de ces différences constitue, au même titre que l’attitude des Havrais, une incitation à approfondir la recherche en cernant l’ensemble du milieu abolitionniste normand, lequel reste encore largement méconnu. C’est dans cette perspective que se situe l’étude d’Hélène Frébourg, présentée à l’occasion de cette journée d’études, sur la troisième grande figure de la mémoire de l’esclavage, le proclamateur de l’Abolition à la Réunion Joseph-Napoléon Sarda-Garriga qui, en se retirant en 1863 dans la commune de Mesnil-sur-l’Estrée (Eure) où il vécut jusqu’à sa mort en 1877, appartient à la Normandie . Alors que la politique qu’il mena dans l’île a été l’objet d’une historiographie importante (6), l’auteure montre, à partir d’une étude critique de l’Histoire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, un texte peu connu écrit par le journaliste anglophile Benjamin Laroche aux fins de justifier l’action du commissaire de la République envoyé à la Réunion par Schoelcher, en soulignant la conscience des enjeux politiques et économiques inhérents à l’abolition de « Sarda », la nécessité d’explorer le chantier de sa culture politique pour comprendre les motifs d’une nomination qui dépassent à l’évidence les prétendus liens qu’il aurait tissé avec son compatriote François Arago (7).

Variété des stratégies de résistance et des voies abolitionnistes, tel est, avec le constat de la capacité de la question de l’esclavage à investir le débat public, le bilan de cette incursion dans la Normandie des abolitions. Ce tableau devait toutefois être resitué dans le cadre national et international d’une histoire qui intéressa trois continents et toutes les grandes puissances européennes. C’est à cette nécessité que répond la troisième partie de ce volume. Organisée autour de quatre contributions centrées autour du processus abolitionniste en France, au Royaume-Uni, dans les colonies espagnoles et aux Etats-Unis, elle rappelle, à travers les apports de recherches nouvelles comme l’action d’Étienne Polvérel à Saint-Domingue (M. Jacquemin), l’analyse de documents peu connus comme le dossier rédigé en 1844 par l’administration espagnole de Cuba inquiète pour la pérennité de l’esclavage dans l’île où s’était repliée la traite antillaise (A. Renault) et de précieuses mises au point historiographiques autour de questions fondamentales comme les motivations des abolitionnistes anglais (C. Révauger) ou la question en plein renouveau (8) de l’indemnisation du travail servile (J. Barzman), que la variété du processus abolitionniste est due au triomphe de voies nationales, un triomphe lié à la lenteur de ce processus et à une défiance envers l’Angleterre qui était soupçonnée en exportant un modèle (9), fut-il au service d’une cause des plus honorables, de vouloir servir ses ambitions d’hégémonie.

(1) Cf. E. Saunier, Villes portuaires du commerce triangulaire à l’abolition de l’esclavage. Cahiers de l’hisoire et des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie, Le Havre, 2009, 240 p.

(2) Cf. E. Saunier, « Le Havre, port négrier : de la défense de l’esclavage à l’oubli », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n°11, Nantes, p. 23-39.

(3) On citera parmi les études parues depuis 2007 : Catherine Reinhardt, Claims to memory beyond slavery and Emancipation in the French caribbean, 2007, 216 p. ; Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la société des citoyens de couleur, 1789-1791, Paris, 2007 ; N. Schmidt, La France a-t-elle aboli l’esclavage ?, Paris, Fayard, 2009 ; M. Dorigny, Les traites négrières coloniales. Histoire d’un crime, Paris, 2009, 263 p. ; Ph. Hrodej, L’esclave et les plantations de l’établissement à la servitude à son abolition, Paris, 2009.

(4) Cf. (dir. O. Pétré-Grenouilleau), Abolir l’esclavage. Un réformisme à l’épreuve (France, Portugal, Suisse, XVIIIe-XIXe siècles), Rennes, P. U. R., 315 p.

(5) La liste des études consacrées à l’opinion et aux pratiques culturelles havraises depuis l’étude de Lucie Maquerlot est indiquée aux pages 80-81. Par ailleurs, les enquêtes menées dans d’autres ports négriers ont confirmé la spécificité de la force des résistances havraises. Cf. notamment : Elodie Le Garrec, « L’opinion sur la traite des Noirs dans un port négrier : l’exemple de Nantes (1814-1831), Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n°10, p. 229-245.

(6) Sur l’action de Sarda-Garriga à La Réunion cf. notamment : P. Eve, « Maurice, le modèle d’une abolition pour Bourbon ? », Esclavage et abolitions dans l’océan Indien (1723-1860), 2002, p. 239-253 et S. Fuma, Le grand blocage 1830-1848 : abolition de l’esclavage à la Réunion ou « les illusions perdues de la monarchie de Juillet », 1830-1848, Saint-Leu, P. du Développement, 1983, 36 p.

(7) L’explication de l’amitié entre deux hommes originaires des Pyrénées-Orientales dans le désignation de ce républicain méconnu est notamment avancée dans la seule biographie sur Sarda-Garriga. Cf. J. Denizet, Sarda-Garriga. L’homme qui avait foi en l’homme, Saint-Denis, Cahiers de notre histoire, 1990, 192 p.

(8) À ce sujet, cf. : Frédérique Beauvois, « La liberté pour solde de tout compte : indemnités et abolition française de l’esclavage » in - (dir. O. Petre-Grenouilleau), op. cit. p. 277-293.

(9) Cf. O. Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, p. 270-279.

Sommaire du n°2

Introduction
Éric SAUNIER

Première Partie : Villes portuaires face à l’abolition.
Lucie MAQUERLOT
Les résistances au Havre de la Constituante à la Convention

Deuxième Partie : Histoire et mémoire de l’abolition en Normandie des Lumières aux monarchies censitaires
Madeleine PINAULT SORENSEN
Le regard de quelques membres de l’Académie de Rouen sur les noirs au temps des Lumières
Albert NICOLLET
Alexis de Tocqueville, un intellectuel engagé
Yves HIVERT MESSECA
Au nom de l’Évangile et de la justice humaine : le combat abolitionniste de Guillaume de Félice

Troisième Partie : Les Abolitions de Saint-Domingue à Cuba (1793-1886)
Magali JACQUEMIN
Étienne Polvérel et l’abolition de l’esclavage (1792-1794), ou le lien entre la liberté et l’égalité
Cécile RÉVAUGER
Abolir l’esclavage : l’exemple britannique
Agnès RENAULT
L’Abolition de l’esclavage à Cuba : un lent processus
John BARZMAN
Autour de l’abolition aux Etats-Unis : « Unrequited labor » : justice historique et compensation des esclaves émancipés (1864-1870)

Introduction du premier numéro

Par Éric Saunier, Université du Havre, CIRTAI

La réflexion sur le passé négrier est aujourd’hui l’un des champs majeurs de la recherche historique. La croissance du nombre d’ouvrages consacrés à l’histoire de la traite transatlantique et de l’esclavage, l’intérêt que manifeste le grand public envers elle, l’introduction de ces sombres pages de l’histoire dans les programmes de l’enseignement secondaire sont les signes les plus forts de ce regain d’intérêt dont les prémices remontent à la commémoration des 150 ans de l’abolition de 1848. Depuis 1998, l’adoption de la loi dite « Loi Taubira » en 2001, en faisant de la France le premier État à placer la traite transatlantique et l’esclavage au rang de crimes contre l’humanité, puis la constitution du Comité pour l’esclavage en février 2004 ont amplifié son expression. À l’origine du choix du 10 mai comme jour de commémoration annuelle en France métropolitaine des mémoires de la traite de l’esclavage et de leurs abolitions, ledit comité s’était vu assigner comme mission de réfléchir aux formes que pourraient revêtir l’édification de lieux de mémoire et la mise en place d’actions de sensibilisation au public. Par ce rôle, il a tout particulièrement contribué à engager une dynamique qui, nolens volens, place la vingtaine de ports impliqués dans le commerce triangulaire sur le devant de la scène. Parmi eux, Le Havre, second port de traite du royaume de France à la veille de la Révolution en nombre d’expéditions, se devait d’apporter une contribution importante mettant en exergue la place de la traite havraise dans l’histoire générale d’une ville dont les principaux caractères sont sa naissance tardive, l’industrialisation rapide de son port à partir des années 1820 puis le traumatisme du bombardement de septembre 1944. C’est avec en filigrane cette idée de rendre compte de la personnalité de la Traite havraise resituée dans la spécificité du cadre urbain de son développement qu’a été organisé, les 9 et 10 mai 2008, à l’initiative du CIRTAI, laboratoire de l’université du Havre, et de la Maison de l’Armateur, ce premier temps important de la réflexion engagée dans la Cité océane sur ce sujet abrasif.

Pour mener à bien ce projet, le choix d’un lieu emblématique s’imposait. La Maison de l’Armateur, dont de nombreux visiteurs apprécient la qualité muséographique, présente l’intérêt d’être l’une des seules bâtisses du siècle des Lumières épargnées par les bombardements pouvant évoquer ce passé qui imprègne tant le bâti urbain de Nantes et de Bordeaux. On rappellera en effet que la magnifique demeure havraise construite par l’architecte Paul-Michel Thibault fut achetée en 1800 par Martin-Pierre Foäche, l’un des plus importants négociants de la Place du Havre engagés dans le commerce triangulaire. Elle est en outre située près du bassin du Roy, point de départ des armements destinés à traiter les esclaves achetés sur les côtes de Guinée ou d’Angole avant un départ vers Saint-Domingue qui, le plus souvent, devait les conduire dans les sucrières et les caféières de Cap-François et de Léogane.

Si le choix de la Maison de l’Armateur comme lieu de la mémoire de la Traite havraise s’imposait, la question de l’axe choisi pour ce premier moment de réflexion s’avérait plus difficile. Comment restituer le passé négrier sans tomber dans les pièges de l’évocation furtive ou de la repentance, deux travers qui, in fine, empêchent la réappropriation d’un moment historique oublié ? Question difficile à laquelle est confronté tout port de traite mais qui revêt une acuité particulière au Havre. Un ensemble de facteurs ont en effet convergé pour y enfouir ce moment d’histoire. Le plus important est incontestablement la destruction de la ville ancienne. Elle prive les Havrais et les visiteurs du support matériel visuel dont on connaît l’importance dans la possibilité donnée aux habitants d’une ville de se souvenir d’un moment de leur histoire. À ce lourd handicap se sont ajoutés les effets négatifs de l’implantation tardive de l’université, aiguillon naturel de la recherche, et le faible cosmopolitisme du milieu négrier havrais, un aspect dont le rôle est apprécié pour la diffusion de la connaissance des activités inhérentes à une ville.

Face à ces difficultés, nous avons fait le pari de la pertinence des apports de la connaissance scientifique, un pari facilité par la publication de nombreux travaux récents liés aux recherches engagées dans les trois universités normandes et par les apports d’une historiographie française profondément renouvelée. Ces apports justifient la construction de cet ouvrage dont l’objectif est, à plus long terme, d’œuvrer à la restitution de l’histoire d’une traite havraise qu’il conviendra d’appréhender dans le cadre de développement économique régional qui permit son épanouissement.

Introduit en donnant la parole à ceux qui furent des pionniers dans le travail de mémoire sur la Traite française par le biais de Jean-Marc Masseaut, rédacteur en chef de la revue publiée par l’association les Anneaux de la Mémoire (à travers vingt années d’expériences séparant l’exposition organisée à Nantes en 1984 et l’intégration de la mémoire de la Traite nantaise au Château des Ducs, on pourra réfléchir à la variété des actions et des écueils auxquels sont confrontés ceux qui travaillent sur le passé négrier), l’ouvrage se présente sous la forme d’un triptyque dont les parties successives permettent de resituer la place de la traite havraise dans l’histoire générale du commerce triangulaire.

Dans une approche comparative entre le port du Havre et les deux plus importants ports de traite français (Nantes) et anglais (Liverpool) du XVIIIe siècle, la première partie permet de saisir son originalité. Présentant son évolution au XVIIIe siècle, Edouard Delobette montre un port négrier ordinaire dans lequel elle fut le second pilier d’un commerce colonial reposant pour l’essentiel sur la Droiture(1). Modeste entre le temps des compagnies à monopole et le mitan des Lumières (1661-1756), la Traite havraise décolle véritablement après la guerre de Sept ans (1756-1763) avant d’être dynamisée à partir des années 1780 par la conjonction des effets des politiques d’encouragement de la monarchie et d’une crise régionale qui en fit un moyen pour échapper au marasme économique. Malgré l’engagement des Havrais dans la traite illégale après les rétablissements de la traite et de l’esclavage par Napoléon Bonaparte (1802), la révolte de Saint-Domingue (1791-1804) mit fin à cet apogée d’une courte décennie. Décollage confidentiel et engagement tardif mais brutal révèlent la fragilité originelle puis la solidité acquise du capitalisme commercial havrais lesquels construisent un paysage différent des situations observables à Liverpool et à Nantes. Étudiant le plus grand port de traite européen, Olivette Otele souligne la précocité de l’engagement des négociants de Liverpool qui, dès 1730, s’imposèrent dans le commerce négrier face à ceux de Bristol et de Londres. Servis par une stratégie de contrôle des comptoirs africains, ils purent donner naissance à un cercle vertueux industrialiste contrastant avec la faiblesse des activités de transformation entraînées par la Traite havraise. Cette dernière diffère également de la Traite nantaise. Regardant le mouvement et les hommes qui animèrent le commerce triangulaire dans le premier port négrier français, Bernard Michon met en évidence la diversité des profils des armateurs nantais, une diversité qui tranche avec l’étroitesse du milieu négrier havrais composé, pour sa part principale, de négociants modestes convertis tardivement au commerce triangulaire. La Traite havraise émerge ainsi comme une pratique commerciale qui, tout condamnable qu’elle fut, occuperait somme toute une place secondaire. Voire. La diffusion par capillarité de la violence de l’esclavage et son influence dans l’opinion nous rappellent que l’importance d’une activité ne se mesure pas, loin s’en faut, au seul regard des données quantitatives.

Proposant « un voyage du comptoir au quai », les contributions de Brigitte Kowalski, de Vincent Bugeaud, d’Erick Noël et d’Audrey Carotenuto, qui nourrissent la seconde partie de l’ouvrage, ont pour point commun de montrer la propension du commerce triangulaire à participer à la désagrégation du tissu sociétal, au-delà du seul univers esclavagiste. Dans son panorama de l’évolution des comptoirs africains, Brigitte Kowalski, ainsi que Jean-Michel Deveau à l’occasion de sa conférence de clôture (2), en rappelant l’importance du rôle joué par la constitution d’États forts et par la professionnalisation du métier de négrier dans la mise en place et le prolongement de celle-ci, montrent nettement l’affection qu’imposèrent l’esclavage et la Traite transatlantique aux sociétés africaines. Vincent Bugeaud en arrive à des conclusions identiques s’agissant des sociétés européennes. Si elle toucha prioritairement les Noirs, la violence de l’esclavage exacerba les tensions qui étaient propres à la vie des équipages maritimes. Dans les ports européens, la présence des Noirs destinés, le plus souvent, à devenir domestiques fut aussi source de tensions. Au-delà d’une mise au point précieuse sur le comptage de ces migrants forcés, la contribution d’Érick Noël montre à quel point leur présence après la guerre de Sept Ans motiva la mise en place d’une police des Noirs par le ministre Sartine (1777-1778) qui, parce qu’il fut un système destiné à expulser « tous les noirs, mulatres et autres gens de couleur », témoigne de l’inquiétude suscitée par l’arrivée en Europe de ces hommes qui échappaient à l’enfer du travail servile dans les plantations. Cette violence impliqua également des séditions dont les révoltes d’esclaves et la révolution de Saint-Domingue (1791-1804) furent les formes abouties. Si la conférence sur la « révolution noire » proposée par Marcel Dorigny lors de la clôture du colloque a permis de souligner le rôle de l’exacerbation des violences propres au système esclavagiste de la « perle des Antilles (3) » dans le déclenchement du processus qui mena à la naissance d’Haïti (1804), l’étude d’Audrey Carotenuto des trois grandes révoltes qui éclatèrent à La Réunion entre 1799 et 1818 témoigne, parce qu’elle révèle une véritable conscience politique servile, du caractère infondé de l’idée d’un esclavage mieux accepté à l’Île Bourbon qu’aux Antilles.

Importante par leur impact sur l’ensemble des relations sociétales, la traite négrière et l’esclavage eurent une influence considérable sur l’opinion des habitants des ports négriers. L’étude de celle-ci, qui constitue la dernière partie de l’ouvrage, impliquait, du point de vue d’une démarche historique, de présenter les représentations anthropologiques qui furent celles des hommes du siècle des Lumières. C’est dans cette perspective que doit être lue la contribution d’Hélène Cussac. À partir d’une étude sémantique et lexicologique, elle montre la façon dont l’anthropologie africaine de Bernardin de Saint-Pierre, malgré un humanisme sincère fondé sur la haine de la violence et son intérêt pour les peuples africains, véhicula des préjugés qui, irriguant les mentalités des sociétés européennes du XVIIIe siècle, expliquent leur acceptation de la condition servile. Cette acceptation n’impliqua cependant pas le silence. L’attitude adoptée par les négociants de Marseille, Gilbert Buti rappelant au passage que la traite ne fut pas le monopole du Ponant, montre quant à elle une sensibilité autre que celle que nous avions pu observer au Havre (4) qu’expliquent les places différentes occupées par le commerce circuiteux dans les économies locales et l’influence des structures sociales. Elle confirme cependant la capacité de la question de l’esclavage des Noirs à investir le débat public. C’est là un constat qui conforte la pertinence et la nécessité de poser collectivement un regard sur ce moment d’histoire qui fut, comme le suggérait le regretté Yves Benot, la face sombre du siècle des Lumières.

Notes

(1) Le commerce en droiture désigne la partie du commerce antillais recouvrant l’échange direct entre les produits commerciaux européens et les productions coloniales. Il fut protégé jusqu’en 1763 par le système de l’Exclusif intégral qui obligeait les coloniaux à vendre aux seuls négociants de la métropole.

(2) Le colloque des 9 et 10 mai a été achevé par deux conférences prononcées par Marcel Dorigny (voir note 3) et par Jean-Michel Deveau. Celle-ci, « La Traite vue par les Africains », a présenté les apports récents de la recherche concernant la première colonisation de l’Afrique qu’entraîna l’édification d’un ensemble de forts à l’époque moderne (cf. Jean-Michel DEVEAU, L’or et les esclaves. Histoire des forts du Ghana du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Karthala, 2005).

(3) On pourra retrouver l’essentiel des propos tenus par Marcel Dorigny lors de la conférence de clôture sur les conditions de la révolte de Saint-Domingue puis de la naissance d’Haïti dans : Marcel DORIGNY, Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques (1773-1802), p. 134-152.

(4) Cf. Éric SAUNIER, « Le Havre, port négrier : de la défense de l’esclavage à l’oubli », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n° 11, p. 23-41, article dont nous avons prolongé les perspectives dans la communication présentée le 10 mai 2008.