La permanence de ces lieux communs à deux ou trois siècles de distance interroge l'historien. Correspondent-ils vraiment à un "esprit" intemporel des peuples ou relèvent-ils de la construction culturelle et historique d'une image de l'Est par l'Ouest (à laquelle l'Est se serait conformé) ? Bien évidemment, l'historien a plutôt tendance à répondre par la seconde proposition. C'est pourquoi il semble indispensable de revenir au moment historique où ces images et ces lieux communs se sont formés et de comprendre quelles ont été leurs fonctions. La construction des images de l'étranger nous renseignent plus souvent sur ceux qui les produisent que sur ceux qu'elles sont censées représenter. C'est dans la réflexion sur ce qu'est et ce que n'est pas "l'Europe" que se sont construites ces images de la Russie à l'époque moderne et au XVIIIe siècle en particulier. L'étude des "images" intellectuelles, des représentations et des "usages" de la Russie en Europe de l'Ouest est donc indissociable de celle de "l'idée" d'Europe.

Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la création de l’Union européenne en 1992 et ses extensions ultérieures, les études historiques sur les "représentations" ou les "idées" de l’Europe se sont multipliées (2) . De nouvelles approches globales ont été définies essayant d’éviter les biais statocentrés anciens pour arriver à une meilleure compréhension de l’émergence historique des concepts d’Europe et d’Européens. L’histoire contemporaine a été en pointe dans ce mouvement, sans échapper toujours à la téléologie et à la justification rétrospective et hagiographique de la construction de l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui avec ses déficits démocratiques et sociaux. L’histoire moderne s’est lancée dans ce chantier historiographique avec un peu de retard, ou un peu d’avance, selon les points de vue. En effet, la dimension holistique de l’idée d’Europe n’avait évidemment pas échappé aux générations d’historiens du XXe siècle et l’histoire globale du continent du XVIe au XVIIIe siècle n’avait pas été négligée (ne citons en passant que les projets d’Henri Pirenne d’une Histoire de l’Europe ou ceux de Franco Venturi). Néanmoins, un tournant relativement récent lié au développement de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire culturelle a accentué l’intérêt des chercheurs pour l’évolution des représentations intellectuelles, philosophiques et culturelles de l’Europe pendant la période moderne, le XVIIIe siècle étant sans doute le moment où cette approche est la plus sensible (3) . Dans un numéro récent du Journal of the History of Ideas, l’introduction du volume rappelle que l’idée d’Europe est tout sauf univoque au XVIIIe siècle (4) . Ses représentations varient chronologiquement, socialement, culturellement et géographiquement. Il existe presque finalement autant d’idées d’Europe que de chercheurs engagés dans ce chantier. Les méthodes, les sources les plus variées donnent une image kaléidoscopique d’autant plus complexe que l’Europe ne peut être comprise au XVIIIe siècle sans ses colonies, ajoutant de nombreuses dimensions nouvelles, dont celle de l’Atlantic History.

Les historiens du XVIIIe siècle partent néanmoins d’une constatation qui n’est guère remise en cause : les contemporains — ou du moins ceux qui écrivent et qui lisent — ont bien des visions de l’Europe dans lesquelles les éléments d’unité sont au moins aussi nombreux que les éléments de diversité. Si "l’Europe française" n’est plus considérée comme un concept partagé par tous et si l’émergence des disparités nationales culturelles ne fait plus de doute pour les chercheurs (5) , l’idée célébrée par Montesquieu que l’Europe n’est qu’une grande République composée de diverses provinces dans laquelle les mœurs, les lois et les sociétés ont toutes un "air de famille" malgré leur diversité est un topos de tous les types de discours intellectuels et philosophiques du XVIIIe siècle. L’idée d’une société civile européenne ou d’une civilisation commune se fait progressivement jour, notamment dans les Lumières écossaises et par la suite dans l’ensemble des élites cultivées du temps. Mais sur quoi se fonde cette société civile, cette civilisation, dont le terme même reste très polysémique jusqu’à la fin du siècle ? La religion chrétienne ? Les flux économiques ? L’influence du droit romain et des droits coutumiers issus des "invasions barbares" ? La féodalité ? La "modernité" de l’État telle qu’elle s’est construite depuis le Moyen Age ? La société elle-même ? Les droits attachés à la personne humaine ?

Et d’abord, qui en fait partie ? Où commence et où s’arrête l’Europe, géographiquement, politiquement, culturellement ? Quels processus historiques et sociaux ont contribué à la cristalliser en entité préhensile intellectuellement ? La réflexion sur l’idée d’Europe implique donc nécessairement une discussion sur ses marges, ses frontières, sur le dedans et le dehors, sur le non-européen ou le presque européen, sur les transitions possibles entre l’Europe et tout ce qui n’est pas elle. Alors même que les États et les milieux d’affaires qui les soutiennent ont déjà commencé la conquête du monde et ont construit des empires coloniaux en voie de stabilisation, créant ainsi une sorte d’Europe extra-européenne, la nécessité de tracer la frontière entre l’Europe et les territoires sous sa domination est cruciale. Certes, le problème se pose depuis 1492, mais l’expansion coloniale, notamment anglaise, française et russe au XVIIe siècle, accentue la nécessité pour les contemporains de tracer les limites entre "Eux" et "Nous" ou, à l’inverse, d’affirmer l’universalité du genre humain pour penser l’Europe dans le monde.

La délimitation des marges et des périphéries de l’Europe des Lumières est donc essentielle pour la définition de ce qui se prétend en être le centre (France, Angleterre, Provinces-Unies) (6) . Or, parmi ces terres de confins, l’empire de Russie émerge comme puissance subcontinentale puis continentale tout au long du XVIIIe siècle. Là encore la montée de la puissance russe, son irruption dans les affaires du Nord, puis de l’Europe centrale et même à l’extrême fin du siècle dans celles de l’Europe occidentale ont été étudiées depuis longtemps par l’historiographie en termes militaires, politiques et géopolitiques (7) . L’étonnement des contemporains devant ce phénomène — qu’un Linguet à la fin du siècle voit comme l’un des événements majeurs du siècle avec la montée de la Prusse et l’indépendance des États-Unis (8) — s’intègre dans la réflexion sur ce qu’est l’Europe et sur ce qu’elle n’est pas. L’intérêt pour la Russie ne relève donc pas seulement d’une curiosité pour les immensités enneigées ou les bulbes des cathédrales de Moscou. Il pose des questions fondamentales sur ce qui définit l’Europe sur ses marges : ses bornes, sa population, ses mœurs, ses lois, ses régimes politiques qui se définissent tous en opposition aux modèles du "despotisme" turc… et russe, son histoire marquée par la féodalité et la montée des États dits "modernes", son développement économique, sa "civilisation" opposée à la "barbarie" ou à la "sauvagerie", à l’autocratie, au servage…

Les études sur les images de la Russie dans la France des Lumières ont longtemps été des travaux limités à l’influence de tel ou tel philosophe dans la construction de l’opinion ou des liens épistolaires et intellectuels entre Voltaire, d’Alembert, Diderot et Catherine II. Mais là encore depuis la chute du mur de Berlin, les études sur "l’invention de l’Est" par l’Occident ont renouvelé la question. Je pense évidemment à l’ouvrage de Larry Wolff Inventing Eastern Europe (1994) qui a eu le mérite de poser des questions essentielles et d’ouvrir un débat (9) .

Pour Wolff, le débat des Lumières sur l’Est de l’Europe en général et sur la Russie en particulier est révélateur d’une création en miroir dans lequel l’Occident se définit par son contraire (10). L’Ouest s’auto-caractérise par le progrès de ses mœurs, par son dynamisme économique, par sa "civilisation" en regard de son opposé. L’Est est donc défini comme l’espace d’une barbarie créée ou maintenue depuis les temps féodaux, par son "retard" économique et social par rapport à un modèle de développement occidental présenté comme universel, et enfin par l’absence d’une civilisation endogène qui doit donc être importée ou imitée de l’Occident. C’est donc en "inventant" l’Est que l’Ouest justifie sa domination sur le monde. Le débat sur la Russie n’est évidemment pas unidimensionnel. Comme toujours avec les Lumières, les divergences, les oppositions, les critiques sont légions. Ces différences dans les approches sont donc non seulement révélatrices des représentations multiples de l’Est et de la Russie, mais aussi et surtout des oppositions "programmatiques" sur l’évolution des sociétés européennes au sein même des Lumières occidentales, sur les formes du "progrès" et de la "civilisation".

Selon Larry Wolff, au XVIe siècle, la vision dominante de la géopolitique européenne repose sur une opposition entre Nord et Sud, entre civilisation classique et barbarie du Nord, héritée des historiens antiques comme Tacite et largement reprise par les Italiens comme Guicciardini et Machiavel. Le déplacement du centre de gravité économique et culturel de l’Europe du Sud vers le Nord-Ouest au XVIIe siècle a pour corollaire le déplacement de la "barbarie" du Nord vers l’Est. Les conquêtes suédoises renforcent ce mouvement. Ainsi, dans les projets de paix perpétuelle du XVIIe siècle, par exemple chez Sully, la Moscovie est extérieure à l’Europe, ses marches sont la Pologne et la Suède (11) . L’opposition Nord-Sud laisse progressivement la place au XVIIIe siècle à une vision plus éclatée, quadripartite, avec un Ouest civilisé, un Sud décadent ou dominé, un Nord se limitant à la Scandinavie et à la Prusse, et enfin un Est encore "barbare" mais en voie de civilisation pour la Russie, en voie de disparition pour la Pologne, les Balkans sous domination ottomane formant un ensemble à part du côté de la "barbarie turque". Certes, selon Larry Wolff, on parle toujours de "voyages du Nord" lorsqu’un téméraire se risque en Scandinavie, en Pologne ou en Russie, mais de plus en plus s’impose l’image d’une Europe de l’Est incluant Pologne, Russie, Balkans et Turquie européenne.

Pour Larry Wolff, cette opération de mental mapping est un processus d’association et de comparaison : association en un même ensemble des éléments d’un Est créé intellectuellement, et comparaison avec l’Occident, créant ainsi une nouvelle division du continent (12) . Ce que les contemporains auraient appelé une "géographie philosophique" lie la création de l’Orient à celle de l’Est. L’Est de l’Europe est exclu de l’Europe et déplacé vers l’Asie, d’où les interrogations sur les mœurs "asiatiques" de la noblesse polonaise ou celles sur la persistance de l’influence asiatique délétère sur la vie russe. Le statut spécifique de la Russie (et à un moindre degré de la Pologne) entre Europe et Asie est à la fois inclusif et exclusif. La Russie est européenne comme le proclame Pierre Ier, mais elle est aussi asiatique ; et par ailleurs, elle est également pensée comme une transition entre les deux. C’est ce que pensait par exemple Leibniz qui assignait à la Russie un rôle spécifique de maillon nécessaire entre Europe et Asie (13) . Larry Wolff compare ce processus intellectuel à la création de l’orientalisme selon Edward Saïd et en conclut que l’invention de l’Est peut être assimilée à une semi-orientalisation intellectuelle.

Dans cette construction, Larry Wolff met en valeur la contribution des physiocrates et insiste sur l’idée "d’arriération" économique (14) . Pour l’Occident des Lumières, l’Est aurait été une sorte de premier modèle de sous-développement (15). Ainsi au XVIIIe, sortir de la "barbarie" serait devenu un problème fondamentalement économique et social et non politique et culturel. Pourtant, l’Est et la Russie ne sont pas généralement considérés comme le lieu de la "sauvagerie" mais plutôt comme celui d’un état entre barbarie totale et civilisation. Ainsi, dans les textes sur la Pologne et la Russie notamment, les mentions du caractère contradictoire de la présence simultanée d’une barbarie maintenue et d’un processus de "civilisation des mœurs" sont très présentes. Elle est d’ailleurs souvent présentée en termes sociaux : une élite européanisée s’opposant à une masse paysanne et/ou nobiliaire barbare.

L’interprétation de Larry Wolff a été critiquée selon plusieurs axes, notamment par Michael Confino et Guido Franzinetti (16) . On a, d’une part, expliqué que l’étude de Wolff ne traitait que des représentations de l’Est de l’Europe et non des réalités et des processus politiques et sociaux qui s’y déroulaient "objectivement". Le reproche me paraît faible, car Wolff n’a jamais prétendu écrire une histoire de l’Est de l’Europe, mais bien la manière dont on construit cette catégorie dans les discours occidentaux. Plus sérieuse est l’objection qui consiste à remarquer que jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’usage, qu’il soit littéraire, diplomatique ou commun, continuait à classer la Pologne, la Russie et la Scandinavie dans la catégorie englobante du Nord. Les contemporains n’utilisent en effet presque jamais l’expression "Europe de l’Est" pour parler de la Russie ou de la Pologne, mais continuent à parler de "voyages dans le Nord" ou "d’affaires du Nord", la translation de la capitale russe de Moscou à Saint-Pétersbourg allant d’ailleurs dans ce sens. Pour Confino, la Russie européenne est donc clairement pensée comme faisant partie du "Nord" et non d’un Est englobant les Balkans par exemple. Selon lui, la distinction Est/Ouest est bien postérieure à l’époque moderne, elle est en fait "inventée" au moment de la Guerre Froide et plaquée a posteriori sur les réalités antérieures.

Les différentes représentations de l’Europe ou des aires censées la composer ne sont pas plus politiquement neutres au XVIIIe siècle qu’aujourd’hui. Elles possèdent des "usages" dans les discours et les pratiques politiques. J’entends ici par "usages" des représentations de l’étranger, la manière dont les contemporains utilisent ces représentations dans les débats intellectuels, philosophiques, juridiques et culturels qui leur sont propres. A toute époque, et celle des Lumières ne fait pas exception, les regards, les représentations, les "usages" de l’étranger sont évidemment pluriels, mais les discours de vulgarisation que l’on pourrait appeler "moyens" ou "médians" imposent toujours des thèmes particuliers au détriment des autres (qui évoluent en fonction de la chronologie évidemment). On peut en effet distinguer plusieurs niveaux de discours différents sur l’étranger en général et sur la Russie en particulier au XVIIIe siècle.

Tout d’abord les discours savants fondés sur les différentes formes d’anthropologie et d’ethnologie naissantes (17) . Que l’humanité soit pensée comme unique ou plurielle, ces discours savants sont toujours à la recherche d’altérités fondamentales qui seraient fondées sur des déterminations physiques et naturelles : nature, climat, population, etc. Ces altérités n’empêchent pas une conception unitaire du genre humain, mais on recherche toujours, dans la perspective ouverte par Montesquieu, les conditions "objectives" du devenir des sociétés dans leur variété. La dialectique de l’universel et du particulier est évidemment la question centrale de ce discours.

Le deuxième niveau serait celui des discours de "témoignage" : voyageurs, militaires, diplomates, commerçants, etc. publiant ou racontant leurs voyages, leurs missions, etc. L’Ancien Régime est un temps où l’on voyage peu hors des royaumes, sauf pour les groupes "professionnels" (marchands, diplomates, etc.) Les voyageurs ne partent évidemment pas avec un esprit vierge de stéréotypes sur les lieux qu’ils vont parcourir. Leurs récits sont donc fondés sur le rapport entre la réalité vécue, vue (qui est toujours très partielle évidemment) avec les images, visions, représentations et stéréotypes acquis antérieurement. Les voyageurs cherchent à contredire ou à confirmer les lieux communs qui circulent dans leur pays/groupe/nation d’origine.

Enfin, le troisième niveau serait celui des discours de synthèse que l’on retrouve notamment dans les dictionnaires et les encyclopédies. Ces ouvrages dont on connaît la vogue au siècle des Lumières entendent présenter un "état des connaissances" sur un espace, un peuple, une nation, etc. Ces discours relèvent d’une volonté de confrontation des sources, aboutissant généralement à une doxa se diffusant dans les milieux lettrés ou non selon les supports, créant ainsi une image plus ou moins généralement admise. Ces trois niveaux de discours sont "reçus" de différente manière selon les groupes sociaux et culturels, contribuant ainsi à la création de lieux communs différenciés.

Ce sont les discours de synthèse qui m’intéressent ici. Il ne s’agit pas de présenter les connaissances scientifiques des voyageurs ou des géographes ou des explorateurs sur l’espace russe ou encore de comprendre la vision des diplomates sur place, mais de tenter de cerner ce que les discours de synthèse ou de "vulgarisation" (pour employer un terme actuel) transmettent au public cultivé qui parcourt, lit ou utilise ces dictionnaires et encyclopédies et comment ce public éclairé investit ces synthèses dans les débats "philosophiques" auxquels il participe. Cette étude ne s’intéresse donc pas à l’histoire de la Russie proprement dite dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, mais plutôt aux débats que les discours sur la Russie suscitent dans les Lumières françaises. L’écart entre discours et "réalités" russes n’est pas non plus l’objet central de cette recherche, même si, évidemment, ces écarts sont révélateurs de ce qui est utilisé par les Lumières et de ce qui ne l’est pas.

Les encyclopédies des Lumières dans les années 1750-1789 possèdent une dimension militante évidente. Diderot, De Felice ou Robinet pour ne citer que ces trois auteurs, défendent des projets philosophiques, scientifiques, économiques, politiques, sociaux et culturels assumés. Il ne s’agit donc pas seulement de donner un état raisonné des connaissances, mais aussi de défendre une approche de leur rôle social. Les connaissances sur l’étranger sont utiles pour les hommes de lettres des Lumières, non seulement en ce qu’elles permettent la réflexion sur l’unité et la diversité des hommes et des sociétés, mais aussi parce qu’elles introduisent un élément extérieur de référence à l’aune duquel les phénomènes locaux peuvent être mesurés. Quand l’Encyclopédie ou la Méthodique parlent de la Russie ou de toute autre contrée, il est évident que les images ainsi créées sont investies dans des réflexions sur soi-même. Parler de despotisme, de barbarie, de civilisation, de religion en Russie est évidemment une manière de défendre un point de vue sur l’Europe occidentale en général et sur la France en particulier. Les regards sur l’étranger ont donc des "usages" spécifiques dans les débats intellectuels. Ainsi, pour prendre quelques exemples, les écrits sur la Pologne s’intéressent-ils à la question de "l’anarchie" ou de la "licence", ceux sur la Chine à celle du "despotisme légal", etc. Il est tout aussi évident que ces "usages" instrumentalisent les connaissances sur l’étranger : le discours sur le despotisme en Russie est utilisé par les encyclopédistes comme une arme contre le despotisme ailleurs, l’apologie de la "tolérance" de Pierre Ier est autant une vision de l’action du tsar qu’une pique à destination de l’Église catholique en Occident. Cela veut-il dire pour autant que les discours de synthèse seraient d’abord militants et donc volontairement éloignés des "réalités" des espaces qu’ils sont censés décrire ? Une telle vision est selon moi trop unidimensionnelle. Certes, le discours sur l’étranger est toujours un discours sur soi-même visant à se comparer au modèle ou au contre-modèle étranger, mais "usage" ne veut pas forcément dire "manipulation". Le choix de mettre l’accent sur certains aspects d’une réalité locale aux dépens des autres n’est pas un mensonge, mais une lecture volontairement ou involontairement biaisée de cette réalité forcément plus complexe, elle est donc une vision subjective plutôt qu’erronée. Le but de cette étude est d’étudier les représentations et les usages de la Russie dans les débats intellectuels de la France des Lumières entre 1751 et 1789 en se basant sur les "discours médians" d’un corpus d’encyclopédies, de celle de Diderot et d’Alembert à l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke à la veille de la Révolution (pour les tomes "d’Économie politique et diplomatique"). Il aurait pu être évidemment intéressant d’élargir la recherche aux dictionnaires ou aux principales encyclopédies étrangères, mais d’une part, le dépouillement aurait été trop long pour un ouvrage de ce type, et d’autre part, les visions et les représentations de la Russie en Angleterre ou en Allemagne relèvent certainement d’autres approches et donc d’autres problématiques. J’espère que ce travail pourra contribuer à d’autres études venant compléter le tableau partiel que j’entends dresser ici.

L’analyse des articles sur la Russie ou comprenant une référence à la Russie dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert formera la première partie de cette étude. Il est évidemment inutile de rappeler ici l’importance fondamentale de la première édition qui contribue à donner une vision d’ensemble des problématiques des Lumières. Cette première édition est, comme on le sait, suivie d’autres projets qui entendent corriger, compléter ou contredire l’entreprise originale. Nous avons ici choisi d’analyser dans une deuxième partie les volumes de Supplément et l’édition d’Yverdon, puis le Dictionnaire universel de Robinet et les quatre tomes d’économie politique et diplomatique de l’Encyclopédie méthodique, confiés à Desmeuniers. Ce corpus nous amène de 1751, date du début de la publication de l’Encyclopédie originale à 1787, date de la parution du quatrième tome de Desmeuniers, couvrant ainsi la plus grande partie de la deuxième moitié du siècle pendant laquelle l’intérêt pour la Russie, voire une certaine "russomanie" se déploie avec le plus d’ampleur.

Les idées, les représentations contenues dans ces encyclopédies s’insèrent dans un débat plus large dont elles essayent souvent de rendre compte. Il conviendra donc de relier les réflexions des principaux philosophes ayant écrit sur la Russie au contenu encyclopédique pour voir dans quelle mesure les discours médians intègrent ou non les réflexions, les lieux communs et les divergences exprimés dans d’autres "lieux" philosophiques (correspondances, œuvres manuscrites, récits de voyage, etc.) et comment ils s’articulent avec le très important débat politique, économique et social qui se déploie en France à partir des années 1750 sur la notion de "civilisation", débat qui pose en fait la question fondamentale du sens du "progrès".

Quels sont les regards, les topoi, les représentations de la Russie dans la France des Lumières en 1751 ? Comment l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert rend-elle compte des connaissances sur l’empire russe et quels sont les thèmes philosophiques qui émergent de ce corpus ? Comment évoluent ces représentations avec l’arrivée de Catherine II au pouvoir ? Les éditions prenant la suite de l’Encyclopédie marquent-elles une ou des inflexions de ces représentations et dans quel sens, laudateur ou critique ? Enfin, comment ce débat multiforme aboutit à la vision directement prérévolutionnaire des années 1784-1786 contenue dans l’Encyclopédie méthodique ? Bien évidemment, les réponses à ces questions nous amèneront à nous interroger sur la place de ces discours encyclopédiques dans "l’invention de l’Est" et dans celle de la "géographie philosophique" des Lumières dont bien des éléments annoncent les représentations postérieures de l’Europe jusqu’à nos jours, ainsi que sur l’idée de "civilisation européenne" qui se construit au XVIIIe siècle.

Notes

(1) BÜER J. L., La Russie, coll. "Idées reçues", Paris, Le Cavalier Bleu, 2007.

(2) Sur l'apparition de l'histoire des "représentations" et sur la polysémie du concept, voir POIRRIER P., Les enjeux de l'histoire culturelle, Paris Points-Seuil, 2004, p. 29 et suivantes.

(3) Voir le bilan historiographique dressé dans le numéro spécial de History of European Ideas, 34, 2007. L'université de Turin a organisé par exemple deux journées d'études le 22 et 23 mars 2007, un séminaire se tenant à l'ENS Paris dirigé par Céline Spector et Antoine Lilti travaille également sur ces questions et une journée d'étude a eu lieu en décembre 2009, un colloque sur le même thème a été organisé à Vizille en novembre 2009, etc. Voir également les ouvrages de BOIS J. P. , L'Europe à l'époque moderne, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2003, de PY G., L'Idée d'Europe au XVIIIe siècle, Paris, Vuibert, 2004, PICCARDO L. (dir.), L'Idée d'Europe au XVIIIe siècle, actes du Séminaire international des jeunes dix-huitièmistes, Gênes octobre 2005, Paris, Honoré Champion, 2009.

(4) ALBERTONE M., "The Idea of Europe in the Eighteenth century in the Historiography", History of European Ideas, Idem, 349-352.

(5) BEAUREPAIRE P. Y., Le mythe de l'Europe française au XVIIIe siècle, Paris, Autrement, 2007.

(6) Peripheries of the Enlightenment, SVEC 2008 : 01, BUTTERWICK R., DAVIES S., SANCHEZ ESPINOSA G. (eds), Oxford, Voltaire Foundation, 2008.

(7) Voir les ouvrages généraux dans la bibliographie.

(8) LINGUET S., Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIe siècle, 1777-1792, Genève Slatkin reprints, 1970, vol. 1, mars 1777.

(9) WOLFF L., Inventing Eastern Europe. The Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment, Stanford, Stanford U.P., 1994, Peter Lang, 2006.

(10) Larry Wolff écrit p. 4. "It was Western Europe that invented Eastern Europe as its complementary other half in the eighteenth century, the age of the Enlightenment. It was also the Enlightenment, with its intellectual centers in Western Europe, that cultivated and appropriated to itself the new notion of "civilization", an eighteenth-century neologism, and civilization discovered its complement, within the same continent, in shadowed land of backwardness, even barbarism".

(11) SCHNAKENBOURG E., La France, le Nord et l’Europe au début du XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 463.

(12) WOLFF L., op. cit., p. 6.

(13) ADAMOVSKI E., Euro-orientalism : Liberal Ideology and the Image of Russia in France (c. 1740-1880), Peter Lang, 2006, p. 31.

(14) On retrouve la même idée chez ADAMOVSKI, Idem, p. 62. Selon lui, les Écossais pensent que "the unitary process of civilization meant the synchronous advancement of production, social and political relations, manners, culture, arts and sciences."

(15) WOLFF L., op. cit., p. 9.

(16) CONFINO M. , "Re-inventing the Enlightenment : Western Images of Eastern Realities in the Eighteenth Century", Canadian Slavonic Papers, 36 (3/4), 1994, p. 505-522. FRANZINETTI G. ," The Idea and the Reality of Eastern Europe in the Eighteenth Century", History of European Ideas, 34, 2007, 361-368.

(17) DUCHET M., Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, Paris, Flammarion, 1971.