Certains courants d’interprétation du XX e siècle présentent le plus souvent cette notion de droit naturel comme une chose mystérieuse, venue du fond des âges, d’autres l’associent au ‘libéralisme’ moderne ou au développement du capitalisme aux XVII et XVIII e siècles comme C. B. MacPherson qui y voit la doctrine d’un ‘individualisme possessif bourgeois’ ou N. Bobbio qui fait de Hobbes le père du droit naturel moderne. J. Habermas (2) voit l’origine du droit chez Thomas d’Aquin et réduit le droit naturel à une simple sphère privée en s’appuyant, lui aussi, sur Hobbes.

D’autres séparent le droit individuel de tout rapport avec un bien commun. La notion de droit naturel a parfois été déduite de la loi naturelle, comme si la chose allait de soi. Et puis encore, le fait que le droit naturel soit relié à une conception de la nature humaine a été confondu avec un essentialisme.

Michel Villey place chez Guillaume d’Ockham l’origine du droit individuel, interprète son œuvre comme celle d’un philosophe nominaliste du XIV e siècle et caractérise cette apparition d’une théorie des droits subjectifs comme ‘une révolution sémantique’, qui n’aurait donc pas de passé.

Selon B. Tierney, ces interprétations sont trop diverses pour ne pas révéler leur faiblesse et, en isolant un contexte du XVII e siècle, religieux, économique ou intellectuel, leurs auteurs ne se sont intéressés ni à rechercher quand sont apparus les mots ‘droit naturel’ ni quelles furent leurs aventures.

Les juristes du XII e siècle

Brian Tierney a entrepris cette recherche et a pu dater l’apparition de la « petite phrase », ius naturale, au XII e siècle, dans le domaine ouest-européen et dans la langue de culture de l’époque, le latin. L’auteur l’a retrouvé chez les juristes ‘décrétistes’ et les spécialistes du droit canon, c’est-à-dire dans la pratique du droit et de la politique, la conception et le langage du droit naturel, que les philosophes leur ont ensuite repris.

Le droit naturel ne vient donc ni de l’antiquité grecque et romaine, ni des religions judéo-chrétiennes, et pas davantage du thomisme et de la philosophie nominaliste. Il n’est pas non plus une création du capitalisme, appelé récemment ‘économie de marché’, ni de la bourgeoisie.

Qu’est-ce que ce droit naturel ?

Tierney répond que cette apparition s’est produite dans le contexte très général du XII e siècle, dominé par un débat sur la conception de l’exercice du pouvoir dont l’enjeu était d’empêcher la domination du temporel sur le spirituel et vice-versa. Cette époque est en effet marquée par les batailles que mènent toutes les catégories sociales pour défendre leurs droits et libertés, qu’il s’agisse des communautés d’habitants, des guildes et fraternités, des collèges, des couvents et des monastères, des chapitres cathédrales contre les évêques, des évêques et barons contre le roi, dans un contexte intellectuel marqué par l’amour courtois, la piété religieuse et l'art gothique.

Le juriste Gratien qui a écrit le Decretum vers 1140 (4), distingue trois catégories de droit : le droit divin qui est celui des textes sacrés et de l’Eglise catholique, le droit humain, celui du pouvoir politique et enfin le droit naturel qu’il définit comme un pouvoir, une faculté humaine, une liberté exercés selon la raison, et le distingue de la loi naturelle. Pour préciser le caractère de réciprocité de ce droit naturel, qui appartient à tout être humain, Gratien cite la Règle d’or évangélique : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait ».

Précisons qu’il n’y a pas de notion de droit naturel dans les Evangiles et que c’est Gratien qui applique la Règle d’or à la notion de droit naturel. On voit donc apparaître dès ce moment ce lien entre ‘la petite phrase’, ius naturale et la Règle d’or, tels qu’on les retrouvera, par exemple, dans les Déclarations des droits naturels de 1789 et 1793 (5). Voici le texte de 1793 qui reprend la définition de Gratien : Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui: elle a pour principe la nature,; pour règle la justice; pour sauvegarde la loi; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu'il te soit fait.

Un langage des droits est apparu et va se développer aux XIII e et XIV e siècles, ouvrant des champs nouveaux comme le droit de consentir à une forme de gouvernement, le droit à l’autodéfense, les droits des Infidèles, les droits du mariage, le droit à un procès, le droit de propriété collective, personnelle, privée etc.… et l’auteur développe le droit à la vie et à la préservation de sa personne.

Ce débat a porté sur la question d’un droit des pauvres sur le superflu des riches, en cas de nécessité, dont l’argumentaire se reproduit du XII e au XVII e siècles – et je peux ajouter : au XVIII e siècle et après (6). Dans le Decretum, Gratien écrit que chacun a droit à sa part du bien commun, que personne n’a le droit d’en prendre plus qu’il n’en a besoin sans commettre une violence à l’encontre des autres, que celui qui refuse son superflu à un nécessiteux commet un vol, que refuser de nourrir les affamés revient à les tuer : les riches ont ainsi des devoirs vis-à-vis des nécessiteux (p. 70). Gratien écrit : Nourrissez les pauvres. Si vous ne le faites pas, vous les tuez.

Les juristes du droit canon discutent la question de savoir si un pauvre qui a pris à un riche commet un délit. Huguccio argumente en redéfinissant les rapports entre bien commun, droits d’usage et propriété privée. Selon la ‘droite raison’, les nécessiteux doivent être aidés et la propriété privée ne peut alors être exclusive : la voilà limitée par les devoirs que l’existence des autres lui impose. Huguccio insiste sur le caractère inaliénable du droit naturel à l’existence et aux moyens de la conserver.

Tierney souligne que l’apport de ces juristes du XII e siècle ne réside point tant dans le niveau de conscience morale, qui était celui de leur époque, que dans son expression en termes de droit, qui offre une perspective juridique et un argumentaire rationnel, permettant de passer à l’action politique. L’idée de droit naturel, que l’on retrouve du Moyen Age à l’époque moderne, est venue de la prise en compte d’une nature humaine rationnelle, moralement responsable, et qui doit être protégée par l'action politique.

Guillaume d’Ockham et le débat sur les Franciscains au XIVe siècle

La dispute autour de l’ordre des Franciscains a fait rebondir la question du droit à la vie et aux moyens de la conserver, qui va demeurer un des points sensibles des théories des droits. La dispute touche en particulier les rapports du droit naturel avec la propriété privée, avec le caractère absolu de l’exercice des pouvoirs publics, avec le droit civil, et en est venue à se focaliser sur la question de l’inaliénabilité du droit naturel.

Ce fut après la mort de François d’Assise, en 1226, que des questions mises en lumière par son ordre, suscitèrent un vaste débat. En effet, l’ordre des Franciscains avait renoncé à toute forme de possession par principe. François d'Assise considérait que les pauvres devaient pouvoir vivre comme les oiseaux du bon Dieu : sa conception ne relève ni du droit ni de la charité. Le pape Innocent IV accepta la proposition franciscaine en 1245 et donna la propriété des biens de leur ordre à l’Eglise romaine, laissant aux moines franciscains des droits d’usage. En 1279, une bulle du pape Nicolas III reconnut leurs droits d’usage et ajouta même que Jésus et les apôtres avaient vécu dans la pauvreté, selon la doctrine franciscaine.

Toutefois, en 1321 près d’un siècle après la mort de François d’Assise, Jean XXII qui fut pape de 1316 à 1334, prit parti en faveur du droit de propriété privée, contre ces notions de bien commun et de droits d’usage, et condamna comme hérétique la doctrine franciscaine de la pauvreté de Jésus et de ses disciples. Les Franciscains répondirent que ce pape abusait de son pouvoir en modifiant la bulle d’un précédent pape. Jean XXII opérait la première attaque contre le droit naturel.

Dans ce débat, la connaissance de la ‘petite phrase’ qui s’était déjà développée connut, au XIV e siècle, un véritable essor. Guillaume d’Ockham, théologien franciscain anglais, prit la défense de son ordre et entreprit de réfuter Jean XXII, comme le firent en particulier Bonagratia de Bergame ou Marsile de Padoue qui fut excommunié en 1326. Menacés par le pape, Guillaume et Bonagratia se réfugièrent à la cour de Louis de Bavière en 1329 et poursuivirent la dispute par leurs écrits et traitèrent à leur tour le pape d'hérétique.

Brian Tierney a étudié les sources de Guillaume d’Ockham et de ses contemporains et les a trouvées en partie chez les juristes du XII e siècle.

Hervé Natalis, général des Dominicains et allié du pape, distingue dans le droit naturel : ius, proprietas, dominium et potestas, soit droit, propriété, possession exclusive par pouvoir, puissance, alors que Jean XXII confondait dominium et proprietas. Prenant l’exemple d’un don de pain à un affamé, il précise que le donateur donne l’usage et la proprietas ensemble qui concrétisent le droit de l’affamé à manger ce pain. Autre exemple, un locataire a un dominium sur ce qu’il a loué, mais non la proprietas.

Marsile de Padoue, qui a été aussi un théoricien du droit, redéfinit le rapport entre droit et loi : agir par droit naturel, conformément à la raison, est une façon de légiférer qui rend licite une sphère d’action libre individuelle. Il ajoute qu’un possédant a un pouvoir législatif d’user de ce qui lui appartient, mais aussi bien d’y renoncer ou de refuser d’acquérir une chose. Marsile a ainsi distingué le ius comme loi objective qui s'impose à une société et le ius comme droit subjectif qui autorise un individu vivant dans cette société, de refuser la loi objective en ce qui le concerne. Autrement dit, il permet aux Franciscains de ne pas être exclus comme hérétiques, parce qu'ils exercent leur droit subjectif.

Guillaume d’Ockham a repris aux juristes du XIl e siècle le droit naturel d’usage sur ce qui est commun à tous les humains ; ce droit est inaliénable tant qu’apparaît la nécessité de protéger sa vie, mais il va l’exprimer dans une argumentation renouvelée par le contexte de la dispute avec Jean XXII. Ce dernier veut effacer le droit naturel au profit du pouvoir exclusif de la loi positive et affirme que le droit est une conséquence de la loi. Guillaume fait intervenir le pouvoir moral et la justice pour légitimer l’idée, qu’au contraire, l’esprit de la loi doit être compatible avec celui du droit naturel.

Sur la question de l’apparition de la propriété privée qui est apparue dans cette dispute sur les Franciscains, les juristes du XII e siècle se sont appuyés sur le droit des gens romain qui reconnaît le droit du premier occupant, mais qui distingue une terre sans occupant et donc sans dominium appelée res nullius, qui peut être occupée, d’une terre possédée collectivement qui est donc déjà occupée.

Les théoriciens du droit naturel considéraient que la propriété privée n’était pas une conséquence du droit naturel, mais du droit humain, tout comme l’esclavage selon Huguccio. Si le droit humain est une convention, il peut être modifié. L’acte d’appropriation apparaît comme une sorte de péché originel et nos théoriciens, comme Huguccio ou Isidore de Séville, vont mettre cette idée en forme avec une narration des débuts de l’histoire de l’humanité qui ont connu un ‘état de nature’ dans lequel les biens étaient communs, une sorte ‘d’état d’innocence’ qui a précédé la chute. Les Franciscains affirmaient que Jésus avait vécu avec les apôtres dans une réapparition de cet état de nature et d’innocence.

Deux conceptions de l’Eden s’affrontèrent : Bonagratia de Bergame le représentait comme cet état de nature antérieur au péché, tandis que Jean XXII le fondait sur la propriété privée et donc, du point de vue de Bonagratia, sur le péché originel ! Jean XXII ajoutait que Dieu avait donné le monde en propriété privée à Adam, ainsi que le pouvoir royal de le gouverner et conférait ainsi à l’une et à l’autre une origine divine : Dieu devenait ici le maître absolu de toute chose. C'est la thèse dite adamite.

Guillaume d’Ockham entreprit la réfutation de Jean XXII et discuta le terme de dominium qui peut-être personnel ou collectif, comme l’avait déjà signalé Huguccio : Dieu a donné le dominium du monde en commun à Adam, Eve et leur descendance : ce n’est donc plus une propriété privée, mais un bien commun qui peut être partagé.

Tierney précise qu’au XVIIe siècle, Filmer reprit la thèse adamite de Jean XXII et Pufendorf et Locke lui opposèrent l’argumentation de Guillaume d’Ockham (7).

Pour expliquer comment la propriété privée est née, Guillaume d’Ockham réintroduit le res nullius romain : après la chute, Adam et Eve ont pris possession du monde selon le droit du premier occupant, qui est un droit d’usage et non de propriété, car le droit de propriété privée a un caractère social et doit être consenti par une collectivité qui reconnaît l’acte d’acquisition. Ainsi démontre-t-il que Dieu n’a pas créé le droit de propriété privée, mais qu’elle a une existence purement sociale. Le droit de propriété privée n’est donc ni d’origine divine ni naturelle, il naît d’une convention sociale, et, n’étant pas naturel il n’est pas inaliénable, et peut être modifié par consentement de la société. Deus sive natura, Dieu ou la nature, ces deux termes deviennent interchangeables dans leur mise à distance du droit humain. Précisons que la notion Deus sive natura est attestée dans les textes des Stoïciens et qu'elle fut reprise au XVII e siècle par Spinoza.

Guillaume d'Ockham révèle aussi que ce fut à l’occasion de cette grande dispute que sont apparus, dans les théories du droit naturel, des narrations variées des débuts de l’histoire humaine : état de nature, état de société.

Tierney aborde ensuite le chapitre de l’origine des pouvoirs politiques. Depuis le XII e siècle, un débat sur le dominus mundi, l’empire du monde, s’était développé : l’empereur d’Allemagne avait-il ce pouvoir et celui de s’approprier les biens de ses sujets ?

Contre l’absolutisme papal de Jean XXII, Guillaume d’Ockham en vint à rouvrir cette réflexion sur l’origine des pouvoirs politiques. Il reprit le terme dominium qui exprime deux pouvoirs liés, celui de juridiction et celui de propriété, mais introduit une distinction entre le pouvoir d’établir des lois, soit le pouvoir constituant, et celui de gouverner, soit le pouvoir exécutif. Nous savons, depuis, que cette séparation entre les pouvoirs législatif et exécutif est un thème central des théories politiques modernes.

La possibilité de critiquer la tyrannie quelle qu’elle soit est l’expression du sentiment humain d’obtenir justice et réparation en cas d’injustice subie, sentiment qui a été développé par les juristes du XII e siècle sous la forme d’un droit naturel de résistance à l’oppression, reprise par Guillaume d’Ockham et qui deviendra également un des thèmes des théories politiques du droit naturel moderne.

Chez Guillaume d’Ockham, l’inaliénabilité du droit naturel devient un élément constitutif de sa théorie politique, en introduisant l’idée que les droits des membres de la société politique constituent un contre-pouvoir, venant limiter l’exercice des pouvoirs du prince ou du pape, afin de les empêcher d’en abuser.

Cette idée d’un gouvernement, qu’il soit spirituel ou temporel, fondé sur l’élection et le consentement des membres de la société, avait déjà été réinterprétée par Hervé Natalis ou Marsile de Padoue, contemporains de Guillaume d’Ockham. Toutefois, Tierney précise que Guillaume d’Ockham n’a pas envisagé un contrôle des pouvoirs politiques, temporel comme spirituel, par le peuple sous forme d’institutions représentatives, mais qu’il s’intéresse davantage à la nécessité de faire reconnaître et maintenir les droits naturels des membres d’une société politique, ce qui limite le pouvoir des gouvernants : l’idée est ici celle d’une constitution de la société politique fondée sur le maintien des droits naturels de ses membres. Tierney voit, à juste titre, en Guillaume d’Ockham un théoricien constitutionnaliste.

De Gerson à Grotius, de la fin du XIV au XVIIe siècles

Tout comme Guillaume d’Ockham, Jean Gerson (1363-1429) a donné lieu à des interprétations difficilement conciliables. Ainsi, Louis Dumont dans Essais sur l'individualisme (1983), a proposé deux approches, holisme et individualisme, comme clef d’analyse des sociétés : le holisme serait une ‘idéologie’ qui valorise le social et néglige ou subordonne les individus, tandis que l’individualisme serait l’idéologie inverse. Dumont suit Villey sur Guillaume d’Ockham et le place à l’origine de ‘l’individualisme moderne’ (8). De la même manière, on a fait de Gerson un pionnier d’une théorie individualiste.

Tierney ouvre une piste de recherche (p. 208) en indiquant un rapprochement possible entre cette opposition holisme/individualisme et les positions romantiques qui, au début du XIX e siècle, ont rejeté les théories des droits naturels des Lumières et, avec elles, leurs droits individuels accusés de négliger les valeurs de groupe. Toutefois, Tierney ne pense pas possible d’appliquer un caractère individualiste ni à Guillaume d’Ockham ni à Gerson, parce que l’on trouve chez eux droits individuels et droits du groupe, ensemble. Gerson dit même que la prière d’un seul consolide la cohésion du corps entier de l’Eglise ! Prenons aussi l’exemple d’un corps de métier : les membres ont des droits et le corps en a d’autres et ils fonctionnent ensemble. Ici, les droits personnels et collectifs ne sont ni séparables ni opposables et Tierney a retrouvé ce même caractère chez tous les théoriciens du droit naturel, du XII e siècle à Gerson. Ce qui remet en question cette approche opposant holisme et individualisme, car elle ne permet pas de comprendre ces penseurs.

Bien que le christianisme ait donné une valeur à la personne, il n’a pas été jusqu’à l’exprimer en termes de droit ou de droit naturel. On peut noter que l’Eglise catholique refuse la notion de droit individuel : par exemple, dans le cas de la liberté de conscience, c’est l’Eglise qui impose son dogme. Tierney montre que ces théoriciens du droit naturel avaient, eux, une conception d’une ‘liberté évangélique’ qui refusait le dogmatisme doctrinal et un pape exerçant un pouvoir absolu.

En effet, Jean Gerson vécut le Grand schisme de 1378, cette profonde crise de la papauté, et devint un des dirigeants du mouvement conciliariste, qui proposait une réforme de l’institution de l’Eglise en la concevant comme une universitas fidelium, une université de fidèles, dirigée par un conseil général qui élirait un pape et le contrôlerait, avec pouvoir de le déposer si nécessaire. Ajoutons que Gerson, chancelier de l’Université de Paris en 1395, fut l’un des inspirateurs du gallicanisme.

Tierney aborde ensuite la question de l’influence du thomisme sur les théories du droit naturel, admise jusqu’ici comme une évidence, sans toutefois avoir été vérifiée.

La conquête de l’Amérique par les Espagnols menée depuis 1492 allait insuffler une vigoureuse reprise des théories du droit naturel, véritable renaissance intellectuelle, politique et morale qui se produisit dans le cadre de l’Université de Salamanque, avec l’apport de personnalités de premier plan comme Las Casas, Vitoria, Suarez, pour ne nommer que les principaux.

Les crimes commis en Amérique contre les Indiens, accompagnés de pillages, de la conquête de leurs territoires et de leur mise en esclavage fut nommée avec précision par Las Casas ‘la destruction des Indes’ (9). Ce fut dans ce contexte général que Vitoria renouvela le droit des gens au XVI e siècle.

Vitoria était un dominicain et, bien sûr, un grand connaisseur du thomisme qu’il avait étudié, entre autres, à l’Université de Paris de 1511 à 1523, et sa référence à ce courant de pensée est centrale dans l’élaboration de sa pensée. Les théories du droit naturel viendraient-elles du thomisme ? B. Tierney démontre que ce n’est pas le cas (chap. 11). Thomas d’Aquin connaissait le droit naturel, mais a refusé d’en faire usage dans sa pensée, et c’est Vitoria qui l’a introduit, de son propre chef, dans une logique de pensée reprise au thomisme. Vitoria se réclame du thomisme et d’Aristote, mais il a de fait construit une théorie nouvelle centrée sur le droit naturel. Tierney a étudié les sources, que Vitoria cite largement, analysé de façon détaillée son travail et discuté les diverses interprétations qui ont été faites à ce sujet.

Un des apports majeurs de Vitoria a été de repenser le droit des gens et de le fonder sur le droit naturel. Vitoria et Las Casas ont pris la défense des droits des peuples Indiens et justifié leurs droits à leurs territoires, comme premier occupant, ainsi que leur droit privé et public, tels qu’ils existaient avant l’arrivée des conquistadors, en vertu de leurs droits naturels. Il s’appuie sur les juristes du XII e siècle déjà évoqués, et en particulier sur le pape Innocent IV qui, en 1250, reconnut le droit de premier occupant aux Infidèles en tant que droit naturel des peuples à leur territoire et à leurs formes de gouvernement, ce qui justifiait leur droit de résistance à l’oppression de la conquête. Vitoria et Las Casas défendent le droit naturel comme une propriété de l’humanité elle-même, indépendamment de l’appartenance religieuse, révélant le caractère véritablement humaniste de la théorie du droit naturel de l’Ecole de Salamanque. C’est encore la référence au droit naturel de tous les individus de l’espèce humaine de naître libre et de le demeurer qu’invoquent les défenseurs du droit naturel, contre la mise en esclavage des Indiens, puis des Africains déportés en Amérique.

Sur ce point sensible et grave, Michel Villey a repris la calomnie des adversaires de Las Casas, élaborée depuis le XVI e siècle, en affirmant qu’il ne défendait pas les droits de tous les peuples, mais seulement ceux des Indiens, ce qui en fait une interprétation réductrice et donc fausse, comme le révèle la lecture de l’ Apologetica historia summaria, de Las Casas, dans laquelle on peut lire que :

« Tous les peuples du monde sont des êtres humains ; il n’existe qu’une seule définition des individus formant le genre humain : ce sont des êtres rationnels… L’humanité est une… » (cité p. 273, traduit par FG).

Sepulveda, qui s’opposa à Las Casas dans la controverse de Valladolid, en 1550, justifia l’introduction de l’esclavage en Amérique par les conquistadors, en cherchant son argumentation dans une réactualisation des positions d’Aristote, qui concevait la notion d’humanité non une, mais hiérarchisée entre Grecs, considérés comme ‘libres de nature’, et Barbares ‘esclaves de nature’.

On comprend mieux le refus des théoriciens du droit naturel d’une telle conception de la ‘nature’, eux qui ont précisément pensé la liberté humaine comme un droit dans le but de protéger l’humanité de l’oppression, à commencer par la mise en esclavage. Le refus de Vitoria et Las Casas de diviser l’humanité en maîtres et en esclaves les a conduits à retourner la notion de ‘barbarie’ contre ceux qui violaient les droits naturels de l’être humain et des peuples et à l’appliquer aux conquistadors, délégitimant la conquête et la colonisation de l’Amérique et affirmant les droits naturels des peuples à leur territoire et à leur souveraineté.

Ainsi, les théoriciens du droit naturel ont introduit cette notion de droit naturel au cœur de leur nouvelle conception du droit des gens, ce qui conduit à distinguer entre un droit naturel des gens et un droit des gens, sans droit naturel . Ce que Marc Belissa a lui aussi rencontre au XVIII e siècle (Fraternité universelle et intérêt national, 1713-1795. Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, 1998)

Le dernier chapitre est consacré à Grotius et commence par une analyse critique des interprétations à son sujet. Grotius a été historien, théologien, poète, juriste et humaniste et a participé aux débuts du long processus révolutionnaire que fut la guerre d’indépendance des Pays-Bas contre l’occupation espagnole.

Au XX e siècle, Grotius est devenu le père ‘de la loi naturelle moderne’ et du ‘droit international’ et aurait laïcisé les théories du droit. Or, Tierney a insisté sur les sources du droit naturel, que Grotius connaissait d’ailleurs de première main, et montré les transformations du droit des gens depuis Innocent IV jusqu’à l’Ecole de Salamanque. En ce qui concerne la séparation des théories du droit de la théologie, Tierney précise que les scolastiques ont même envisagé ‘l’hypothèse impie’ selon laquelle la raison humaine, qui est ce droit naturel, existerait « même si Dieu n’existait pas » (p. 319).

Enfin, Tierney insiste sur le fait que, contrairement à ce qu’un courant d’interprétation affirme, Hobbes ne peut être considéré comme un théoricien moderne du droit naturel. En effet, sa conception du droit est seulement individuelle et non réciproque et ignore la notion de devoir. La liberté hobbesienne ressemble à la licence et n’est pas pensée comme refus d’opprimer l’autre. Sa conception des rapports sociaux reste enfermée dans ‘la guerre de tous contre tous’ et celle de la politique ne connaît que la soumission à un pouvoir chargé de réprimer cette licence dévastatrice. Le pessimisme anthropologique de Hobbes ne saurait être confondu avec la conception que l’être humain est fait pour vivre libre selon la raison humaine qui éclaire son droit, conception partagée par ces théoriciens du droit naturel étudiés dans ce livre.

Avec cette recherche érudite approfondie en histoire des idées, Brian Tierney nous permet de connaître enfin le moment d’apparition de ces théories des droits naturels, trop souvent demeuré dans l’opacité ou la fantaisie. Il a éclairé les cheminements qui ont permis la transmission, du XII e siècle à l’époque moderne, d’un savoir neuf, en insistant sur la méthode de travail de ces théoriciens qui disent, eux-mêmes, avoir mêlé leurs connaissances et leur expérience, en tant que juristes impliqués dans l’exercice de la justice, ou intervenants dans des débats ou des luttes imposés par un contexte historique toujours renouvelé.

Cet éclairage aura le double avantage d’aider la recherche future à éviter de se perdre dans des interprétations arbitraires et de se consacrer davantage à l’étude des apports des différents auteurs, des objectifs de leurs combats singuliers et collectifs et de la connaissance des contextes historiques.

Notes

1. F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789, 1795, 1802, Paris, PUF, 1992. Voir aussi, M. Belissa, Y. Bosc, F. Gauthier éd., Des Humanistes aux révolutions des droits de l'homme et du citoyen, Paris, Kimé, 2009.

2. C.B. Macpherson, La Théorie politique de l'individualisme possessif : Hobbes et Locke, (Oxford 1962) trad. de l'anglais, Paris, 1971 ; N. Bobbio, Thomas Hobbes and the Natural Law Tradition, Chicago, 1993 ; J. Habermas, Théorie et pratique, trad. de l'allemand, Paris, 1975.

3. Michel Villey, La genèse du droit subjectif chez Guillaume d'Ockham, Archives de philosophie du droit, 9, 1964, pp. 97-127. Les travaux de M. Villey ont été acceptés sans débat et ont fait autorité jusqu'à récemment.

4. Gratien, Decretum, rééd. Venise, 1600.

5. Jacques Godechot éd., Les Constitutions de la France depuis 1789, Paris, Garnier-Flammarion, 1970.

6. F.Gauthier, Guy R. Ikni éd., La Guerre du blé au XVIII e siècle et la critique du libéralisme économique, Paris, Verdier/Passion, 1988.

7. Robert Filmer, Patriarcha, (1648 et 1680) trad. de l'anglais, Paris, 1991 ; Pufendorf, Le droit de la nature et des gens ou système général des principes de la morale, de la jurisprudence et de la politique (1672), trad. Barbeyrac 1706, reprint Université de Caen ; J. Locke, Deux traotés de gouvernement. Premier : les faux principes d'où partent Robert Filmer et ses adeptes sont démasqués et renversés, (1690) trad. de l'anglais Vrin, 1997.

8. L. Dumont, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983.

9. Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes (1552) trad. de l'espagnol Paris, Maspero, 1979.