2. Avant de nous pencher sur les débuts de cette histoire, mentionnons encore un aspect de la situation contemporaine. Même dans le monde occidental, patrie originelle de la pensée des droits naturels, il n’y a aucun consensus sur leur existence et leurs fondements – prévaut même parfois à leur égard un scepticisme manifeste. Libertaires et communautaristes s’affrontent farouchement pour défendre les mérites de leurs positions respectives. Les hommes d’Etat sont obligés, pour la forme, de mentionner l’idée des droits de l’homme, mais les philosophes adoptent souvent une attitude plus sceptique. Alasdair MacIntyre, par exemple, a déclaré que « ces droits n’existent pas, et y croire revient à croire aux licornes et aux sorcières » (6) Il leur préfère un mode de pensée antérieur, qui mettait l’accent sur la recherche de la vertu plutôt que sur l’affirmation des droits. Un autre penseur regrette que l’importance accordée de nos jours à la question des droits ait entraîné une perte d’intérêt pour le bien commun, ainsi que l’avènement d’une société marquée par un « égoïsme corrosif ».(7)

3. Toutefois, l’objection la plus répandue aujourd’hui quant à la pensée des droits naturels vient du relativisme culturel ou de l’historicisme. Il y a aujourd’hui, et depuis toujours, des centaines de sociétés humaines à travers le monde. Toutes ont des coutumes et des valeurs différentes : en conséquence, un seul ensemble de droits de l’homme ne peut valoir pour elles toutes. Richard Rorty soutient ainsi que « l’histoire poursuit son cours jusqu’au bout » et que les peuples sont irrémédiablement modelés de façon différente par leurs diverses cultures. La seule approche historique ne peut résoudre tous ces problèmes, qui relèvent de la philosophie moderne et des sciences sociales, mais elle peut nous conduire à les aborder selon une perspective différente, voire plus éclairante.

4. En présentant les origines et les premiers pas de l’histoire de l’idée de droits naturels – en une sorte d’« Urgeschichte », ou Histoire originaire – , je décrirai nécessairement une construction occidentale. Précisons tout de suite qu’il ne sera pas question ici du développement inévitable d’idées présentes depuis toujours dans le psychisme occidental, ni de leur croissance quasi organique et inscrite dans les gènes culturels occidentaux.(8) L’histoire occidentale nous a offert d’autres alternatives. Platon évoquait une société idéale sans recourir aux droits naturels. Moïse donna des commandements aux enfants d’Israël, et non un code de droits. Selon les contextes, l’Eglise chrétienne supprima ou affirma certains droits. Il n’y avait donc rien d’inéluctable dans l’émergence d’une doctrine des droits naturels. Pour expliquer comment cette idée apparut, nous devons prendre en considération une série de circonstances qui émaillèrent le cours de l’histoire occidentale, et tâcher de comprendre en quoi les diverses réponses qui leur furent adressées façonnèrent ce nouveau mode de pensée.

5. En suivant cette idée, il me vint à l’esprit que les juristes du XIIème siècle, en particulier les juristes d’Eglise, jouèrent un rôle novateur important. Nous le verrons, il s’agit en partie d’un problème de sémantique juridique : comment la petite phrase de ius naturale a glissé, d’un sens objectif, vers un sens subjectif, et comment l’ancien concept de loi naturelle a été remodelé en idée moderne de droits naturels. Mon but est de suivre cette histoire des origines du XIIe siècle jusqu’aux alentours de 1500, moment où un événement imprévisible infléchit de façon décisive la pensée des droits de l’homme pour les temps à venir. Je veux parler de la rencontre de l’Europe avec l’Amérique et du grand débat qu’elle déclencha parmi les érudits espagnols autour de la question des droits des Indiens d’Amérique, en particulier chez Vitoria et Las Casas, et, dans le camp adverse, Sepulveda. A cette époque, l’idéal des droits de l’homme faisait à la fois l’objet de revendications passionnées et de contestations vigoureuses. Et il en fut ainsi à travers les siècles. Notre histoire pourra sans doute donner la mesure de la vitalité, comme de la vulnérabilité, de cet idéal.

6. Aujourd’hui, toutefois, les historiens ne s’accordent pas sur le problème des premières origines. Certains attribuent la paternité de l’idée à Thomas Hobbes, d’autres, à Grotius, d’autres encore, à Gerson. Mais le point de vue le plus généralement accepté de nos jours semble trouver la première formulation du concept de droits naturels subjectifs dans la philosophie nominaliste de la fin du Moyen Age. C’est dans les nombreux ouvrages et articles de l’universitaire français Michel Villey que cet argument a été présenté de la façon la plus approfondie. Villey oppose l’idée moderne de droits naturels subjectifs à la tradition plus ancienne de droit naturel objectif. Il fait remarquer que l’expression latine de ius naturale désignait traditionnellement une « loi naturelle », ou « ce qui est naturellement juste ». Or, le droit naturel subjectif est bien différent. Selon Villey, un droit subjectif représente « une faculté, une capacité, la liberté d’agir », ou, plus précisément, « un pouvoir de l’individu », alors que le terme « ius » interprété comme « loi » ou « droit objectif » caractérise une restriction de ce pouvoir. Les deux concepts étaient donc antithétiques, radicalement incompatibles, et Villey préférait de loin le plus ancien. Il accordait peu d’estime à la prolifération de revendications modernes faites au nom des droits. D’après lui, dans une culture des droits, la justice se résume à « une simple étiquette que l’on appose à nos propres préférences subjectives ».(9)

7. Selon Villey, c’est le philosophe franciscain du XIVème siècle, Guillaume d’Ockham, qui fut le grand innovateur et le révolutionnaire qui, le premier, créa une doctrine des droits subjectifs. Dans cette optique, la philosophie nominaliste d’Ockham, selon laquelle seules les entités individuelles avaient une existence réelle, mena tout naturellement à une théorie politique individualiste. Villey écrit donc qu’Ockham est le père des droits subjectifs et, pour éviter toute accusation de sexisme, en vogue aujourd’hui, il s’empresse d’ajouter que sa philosophie en est également la mère. Plus précisément, d’après Villey, Ockham a provoqué une « révolution sémantique » lorsque, pour la première fois, il a associé les deux concepts ius et potestas, droit et pouvoir. Pour Villey, cette association est une malencontreuse aberration.

8. En Amérique, Leo Strauss et le groupe d’universitaires qu’il influençait prirent des positions à peu près semblables à celles de Villey. Dans cette version, c’est Hobbes qui prend la place d’Ockham dans le rôle de l’innovateur révolutionnaire, mais Strauss met également l’accent sur l’opposition radicale entre une doctrine plus ancienne du droit naturel, ou loi naturelle contraignante pour l’homme, et le concept moderne de droits naturels focalisé sur l’affirmation de soi par l’individu. (10) Hobbes, en effet, distinguait très précisément les deux concepts. Dans le Léviathan, il écrit : « Il y a, entre Loi et Droit, toute la différence qui sépare Obligation et Liberté, qui, dans un seul et même domaine, sont en contradiction ».(11) Pourtant, de nombreux penseurs de la fin du Moyen Age et de l’époque moderne considéraient que les concepts de loi naturelle et de droits naturels s’épaulaient mutuellement. Cela nous laisse aux prises avec un problème que nous traiterons après avoir examiné certaines sources médiévales.

9. C’est à la lecture de Villey que la jurisprudence du XIIe siècle m’est apparue comme source significative pour le langage des droits naturels à venir. Villey soutient qu’Ockham est à l’origine d’une innovation radicale et qu’il a créé « un monstre hybride » en définissant le ius (le droit) comme pouvoir subjectif (potestas). Mais, en fait, un tel langage était courant dans les écrits juridiques (en particulier chez les canonistes médiévaux) depuis plus d’un siècle avant Ockham. Un canoniste, qui écrivait sur le rôle des évêques élus juste avant 1200, déclara : « Le pouvoir administratif qu’ils détiennent est un droit » (potestas… id es ius). En outre, le XIIe siècle offre également un contexte historique inédit, au sein duquel l’émergence d’une idée de droits naturels subjectifs devient intelligible. Il me semble que cette idée est née de la conjonction entre une nouvelle période de vitalité culturelle, et une nouvelle herméneutique, un nouvel intérêt pour les anciens textes de la tradition juridique occidentale.

10. Le XIIe siècle fut une ère de renaissance, marquée par un regain de vitalité dans de nombreux domaines de la vie et de la pensée. C’est l’époque des premières grandes cathédrales gothiques et des premières universités. De nouveaux réseaux commerciaux se développèrent, accompagnés d’un regain d’activité urbaine. La vie religieuse fut marquée par une nouvelle valorisation de l’être humain en tant qu’individu – de l’intention individuelle dans la reconnaissance des péchés, dans le consentement au mariage, dans l’examen de conscience. De plus, la vie quotidienne de l’époque témoigne d’une vive préoccupation à l’égard des droits et des libertés. Les rois faisaient valoir leurs droits contre les papes trop ambitieux, et les évêques – dont le célèbre Thomas Becket – défendaient les droits de l’Eglise contre la puissance des rois. La société féodale était une architecture de droits imbriqués les uns dans les autres, où se répondaient entre eux les droits des seigneurs et des vassaux. A l’intérieur de cette société, nombre de nouvelles associations communales se développaient et réclamaient, pour leurs membres, des droits et libertés spécifiques – ainsi, les communes urbaines et les innombrables guildes de marchands et artisans. Notre très chère Magna Carta est un exemple bien connu, dans la tradition anglo-américaine, de cette grande préoccupation pour les droits. La première clause de la Magna Carta déclare que « l'Eglise d'Angleterre sera libre et jouira de tous ses droits et libertés, sans qu'on puisse les amoindrir ».(12) La suite du document vise à préciser les différents droits des seigneurs féodaux, de leurs vassaux, des marchands, et parfois même de tous les hommes libres d’Angleterre. Le souci des droits, néanmoins, n’était pas un phénomène spécifiquement anglais. Des chartes similaires virent le jour dans d’autres pays, et, l’année même où la Magna Carta fut promulguée, un influent canoniste de Bologne écrivait : « Nul ne doit être privé de son droit, sauf s’il a commis un très grave délit ».(13)

11. Dans le cadre de notre enquête, le trait le plus important de cette renaissance du XIIe siècle est le renouveau considérable des études juridiques, d’abord concentré à Bologne, en Italie. Une nouvelle culture vit ainsi le jour, après des siècles de quasi-anarchie. Les hommes du Moyen Age accordaient de la valeur à leurs droits, mais, vivant une époque encore turbulente, ils ressentaient aussi le besoin d’un système juridique plus adéquat. Tout d’abord, autour de 1100, tout le corpus du droit romain fut récupéré. Puis une codification du droit de l’Eglise fut effectuée, dans le fameux Decretum Gratiani (Décret de Gratien, v. 1140), ouvrage dont l’influence fut immense. Le droit canon peut paraître un sujet d’étude moyennement passionnant pour la plupart des lecteurs modernes, mais les canonistes du XIIe siècle étaient loin de se limiter à la simple exposition d’un corpus figé de normes ecclésiastiques. Ils s’étaient engagés dans une grande entreprise : la création d’une nouvelle structure, totalement inédite, de jurisprudence universelle pour l’Eglise. Le Decretum Gratiani n’était pas un simple recueil de lois et règlements du XIIe siècle. Il remontait aux Pères de l’Eglise et aux premiers conciles, et présentait la vie juridique de l’Eglise dans le monde depuis mille ans, le tout regroupé en un seul volume, accompagné de commentaires critiques. Les intellectuels médiévaux trouvèrent ce travail fascinant et allèrent l’étudier massivement dans les grandes écoles de droit de Bologne. Bientôt des douzaines, puis des centaines de commentaires du Decretum furent rédigés – la plupart, non publiés et uniquement accessibles sous forme de manuscrits médiévaux.

12. Bien évidemment, les droits que j’ai mentionnés jusqu’à présent – comme ceux qui figurent dans la Magna Carta – concernaient des personnes et des classes particulières. Il nous reste à comprendre pourquoi ce furent précisément les canonistes médiévaux, qui, entre tous, s’intéressèrent les premiers aux droits naturels.(14) Cela se produisit de la façon suivante : les tout premiers chapitres du Decretum présentaient des textes où figuraient plusieurs usages différents du terme ius naturale, usages qui semblaient parfois se contredire. Ainsi, Gratien lui-même écrivait qu’en vertu de la loi naturelle, toute propriété était commune. Ensuite, il ajoutait que toute loi humaine qui allait à l’encontre de la loi naturelle était nulle et non avenue. Dans ce cas, comment expliquer et justifier l’existence de la propriété dans le monde réel, en vertu de la loi humaine ? Les premiers commentateurs s’aperçurent rapidement que, dans des contextes différents, le terme ius naturale recouvrait différentes acceptions. Le plus grand d’entre eux, Huguccio (v. 1190), expliqua à ses étudiants : « Les exemples de ius naturale cités ci-dessous ne font pas tous référence à la même acception du ius naturale… Mais, pour éviter de semer la confusion dans l’esprit de quelque idiot, je vais diligemment expliciter chacun d’eux ». Et c’est ce qu’il fit, longuement.

13. L’important, pour nous, est que les juristes, en explorant les différents sens possibles du ius naturale, ont trouvé une nouvelle signification qui n’apparaissait pas vraiment dans leurs anciens textes. Abordant ceux-ci avec, à l’esprit, leur nouvelle culture fondée sur l’individu et ses droits, ils y ajoutèrent une nouvelle définition. Ils définirent parfois le droit naturel dans un sens subjectif comme un pouvoir, une force, une capacité ou une faculté inhérente aux êtres humains, sans pour autant que cela ne détermine immédiatement une doctrine de droits spécifiques. Lorsque les canonistes, dans leurs écrits, évoquaient le ius naturale comme une faculté ou un pouvoir, ils désignaient avant tout une capacité, enracinée dans la raison humaine et le libre arbitre, à discerner ce qui était juste et à agir en conséquence. Cependant, l’ancien concept de droit naturel acquérant ainsi une dimension subjective, il devenait facile d’établir des règles de conduite prescrites par la loi naturelle, de même que ce que nous appelons droits naturels, c’est-à-dire les revendications et les pouvoirs licites inhérents aux individus. Et en effet, les canonistes commencèrent bientôt à débattre dans ce sens et à déterminer ces droits, dont le premier, très radical, était le droit des indigents à subvenir à leurs besoins vitaux, même si cela signifiait s’approprier le superflu des riches.(15)

14. En présentant des définitions subjectives du ius naturale, les canonistes n’abandonnaient pas l’ancienne signification de justice naturelle de ce terme, mais ils commençaient à comprendre qu’un concept adéquat de justice naturelle se devait d’inclure un concept de droits individuels. En revanche, leur doctrine ne prônait pas pour autant un individualisme égoïste. Après tout, les premiers mots du Decretum, leur grand livre de droit, n’étaient-il pas une reformulation de la Règle d’Or : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse » ? Par ailleurs, ces canonistes n’opposaient pas les valeurs individuelles aux valeurs de la communauté. Ils auraient pu tomber d’accord avec Jacques Maritain, philosophe moderne, pour qui « rien n’est plus illusoire que d’opposer le problème de la personne à celui du bien commun ».(16) Maritain, qui perçoit une relation d’« implication mutuelle » entre l’individu et la communauté, fonde cet argument sur une théorie métaphysique complexe.(17) Or, les canonistes n’étaient pas des métaphysiciens, mais des juristes : ils menèrent donc des réflexions longues et ardues – sans ouvertement philosopher – sur les multiples formes de vie collective qui se développaient dans leur société, et ils élaborèrent une subtile et complexe théorie juridique des structures collectives, qui permettait le jeu des droits individuels au sein des corps collectifs.(18)

15. Deux autres développements importants de la pensée du droit virent le jour au XIIIe siècle. Vers la fin du siècle, les juristes commencèrent à débattre du fait que le droit de comparaître et de se défendre soi-même devant un tribunal – autrement dit, le droit à un procès en règle – ne dépendait pas simplement du droit civil de certaines nations spécifiques, mais était fondé sur le droit naturel universel. Ils soutenaient que, de même qu’il y avait un droit naturel d’autodéfense contre les agressions physiques, il devait exister un droit de légitime défense contre les attaques en justice.(19)

16. Le second développement propre au XIIIe siècle concernait un problème évoqué plus haut, et récurrent dans les discussions sur les droits naturels : la revendication des droits naturels est-elle spécifique à la culture occidentale, ou ces droits appartiennent-ils – ou devraient appartenir – à tous les peuples ? Au milieu du XIIIe siècle, le pape Innocent IV, grand canoniste à part entière, dut faire face à un problème similaire. Il posa la question de savoir si les droits fondamentaux à la propriété et à la création de gouvernements légitimes n’appartenaient qu’aux peuples chrétiens ou si même les infidèles – il pensait avant tout aux Musulmans – pouvaient également jouir de ces droits. Les plus extrémistes des partisans du pape soutenaient que, puisque ce dernier était le représentant de Dieu sur terre, il était le seigneur du monde entier et que, par conséquent, la propriété et la juridiction légitimes étaient l’apanage de ceux qui reconnaissaient son autorité. Innocent était lui-même un ardent défenseur du pouvoir papal, mais n’allait pas aussi loin. Il écrivit : « Dieu fait se lever le soleil sur les bons comme les méchants, et il nourrit les oiseaux dans les airs ».(20) En conséquence, il déclara : « la propriété, la possession et la juridiction peuvent légalement appartenir aux infidèles… car ces choses furent créées, non seulement pour les fidèles, mais pour toute créature douée de raison ».(21) Le texte d’Innocent survécut à son auteur de façon significative. Il fut souvent cité dans les divers commentaires du droit canon, et finalement adopté par les théologiens du XVIe siècle qui défendaient les droits des Indiens d’Amérique contre leurs conquérants espagnols.

17. Avant de prendre congé des canonistes médiévaux, nous devons considérer un dernier aspect très important de leur pensée. En examinant les vues de Villey et Strauss, j’ai soulevé un problème inhérent à leurs discours sur la loi naturelle et les droits naturels. Si, comme le soutient Villey, le ius naturale, dans son sens classique, restreignait le pouvoir, il ne pourrait pas, sans déclencher de révolution sémantique, définir également le droit ou le pouvoir subjectif propre aux individus, que nous rencontrons chez Ockham. Dans un style plus mordant, Hobbes parvenait aux mêmes conclusions : « La loi est une contrainte ; le Droit est la liberté, ils sont contraires l’un à l’autre ».(22) Bien sûr, nul ne peut tirer une liberté d’une contrainte.(23) Les deux concepts semblent « irréconciliables », comme l’écrit Hobbes. Pourtant, nombre de penseurs médiévaux et modernes ont traité la doctrine des droits comme un développement légitime de principes toujours inhérents à la tradition de la loi naturelle.

18. L’explication se trouve dans un autre aspect de l’enseignement du ius naturale par les canonistes. Adaptant une doctrine du droit romain selon laquelle la loi peut être permissive tout en restant pertinente, ils purent arguer que la loi naturelle ne se bornait pas, elle non plus, à des limitations de pouvoir, des ordres et des interdictions ; elle pouvait également définir un espace de permissivité où les individus étaient libres d’agir comme ils le voulaient. Selon une de leurs définitions, le ius naturale pouvait signifier : « ce qui est autorisé et approuvé, bien que n’étant ordonné ni interdit par aucune loi ». Huguccio utilisa ce concept de loi naturelle permissive pour justifier l’existence de la propriété privée. Comme de nombreux textes du Decretum l’affirmaient, la propriété commune était, en effet, incluse dans le ius naturale, mais, d’après Huguccio, uniquement en tant que permission, et non en tant qu’ordre de la loi naturelle. Dans cette optique, les hommes étaient libres de s’arranger autrement, y compris d’établir des droits de propriété privée. Les canonistes dégageaient, pour ainsi dire, un espace de liberté individuelle où les droits pouvaient être exercés dans le cadre de l’ancien ius naturale.(24)

19. Il reste toute une page d’histoire à écrire, sur l’idée de loi naturelle permissive comme terreau des droits naturels. L’idée persista pendant plusieurs centaines d’années après le XIIe siècle, dans les écrits de personnages tels Vitoria, Suarez et Grotius. Locke, à son tour, fit référence aux « permissions de la loi de la nature ». Les juristes du XVIIIe siècle poursuivirent le débat. D’après Christian Wolff, « on trouve la loi de la nature pertinente lorsqu’elle nous commande d’agir, prohibitive lorsqu’elle nous interdit d’agir, et permissive lorsqu’elle nous donne le droit d’agir ».(25) Huguccio aurait très bien compris cela. Emmanuel Kant lui-même invoquait la loi naturelle permissive pour expliquer l’origine de la propriété individuelle.

20. Revenons-en à nos canonistes. Il serait erroné d’affirmer que leurs gloses, éparpillées ça et là, aient présenté une théorie cohérente des droits naturels. En effet, ce que les Décrétistes accomplirent était tout autre chose : ils élaborèrent un langage au sein duquel les générations suivantes de penseurs purent exprimer une doctrine des droits. Leurs définitions du ius comme « faculté » ou « pouvoir » furent souvent répétées par les juristes et théoriciens politiques, jusqu’à l’époque de Grotius. Qui plus est, dès 1300, certains droits naturels vinrent à être reconnus – le droit des indigents dont j’ai déjà parlé, le droit à l’autodéfense contre les agressions physiques ou devant un tribunal, les droits du mariage, et même les droits accordés aux infidèles. Mais ce n’était qu’un début. Il n’y avait aucune certitude que la doctrine persisterait et deviendrait explicite dans le cadre de la théorie politique occidentale. Il se présenta pourtant de nouvelles circonstances, dans lesquelles le langage juridique consacré aux droits fut préservé et se développa.

21. L’autre contexte à considérer, l’autre circonstance, est la grande querelle, qui éclata au début du XIVe siècle, entre le pape et les chefs de l’ordre franciscain, au sujet de la pauvreté et de la propriété chez les Franciscains. Le litige provint de ce que les Franciscains déclarèrent avoir abandonné toute propriété « individuelle ou commune » et tout droit à user de la propriété, ne s’autorisant qu’un simple « usage fonctionnel » des choses. Les Franciscains affirmaient en outre qu’en vivant ainsi, ils imitaient fidèlement le parfait mode de vie évangélique du Christ et des premiers apôtres. Pour des raisons encore floues à ce jour, le pape Jean XXII décida de condamner cette doctrine. Peut-être voyait-il bien que, si les Franciscains disaient vrai, l’Eglise n’avait alors jamais respecté le mode de vie évangélique, car elle avait toujours possédé des biens. Quelles que furent ses motivations, le pape décréta en 1323 qu’il serait dorénavant considéré comme hérétique d’affirmer que le Christ et les apôtres ne possédaient rien, ou qu’ils n’avaient aucun droit d’usage sur les choses qu’ils utilisaient. Dans un autre décret dirigé contre les Franciscains, le pape expliqua qu’on ne pouvait jamais rien utiliser de façon juste, sans en avoir le droit d’usage. Les propos du pape annonçaient avec certitude que l’idée du droit serait centrale dans le débat qui allait suivre.

22. C’est cette querelle qui inspira tous les écrits politiques de Guillaume d’Ockham. En 1328, il rejoignit un groupe de dissidents franciscains qui refusaient d’accepter les décrets du pape, et déversa ensuite un flot d’écrits qui défendaient les positions franciscaines et attaquaient le pape. Comme Villey l’affirme, ces travaux contribuèrent de façon importante au développement de l’idée des droits naturels. Toutefois, ce n’était pas pour une révolution sémantique qu’Ockham s’embarquait : il ne faisait que perpétuer une tradition bien établie de discours juridique, mais de façon nouvelle et intéressante. Dans ses écrits polémiques, Ockham ne se référait pas à sa philosophie nominaliste, mais s’appuyait sur de nombreuses citations de textes canoniques plus anciens. Pour répondre à l’argument du pape, selon lequel il n’y avait pas d’usage juste sans droit d’usage, Ockham reprit celui des canonistes sur le droit naturel aux biens de première nécessité. Le droit auquel les Franciscains avaient renoncé, avançait-il, concernait n’importe quelle forme de droit sur terre, tel le droit de poursuivre quelqu’un en justice ou celui de posséder des biens. Mais il existait également un droit naturel, commun à tous les hommes, dérivé de la nature elle-même, et non d’une quelconque loi humaine, un droit auquel personne ne pouvait renoncer, puisqu’il était nécessaire pour se maintenir en vie : celui qui permettait à chacun d’utiliser les choses du monde extérieur. En vertu d’un tel droit, selon Ockham, les frères pouvaient faire usage de ces choses de façon juste, sans qu’aucune loi humaine ne leur en ait donné le droit. « Les frères ont bel et bien un droit », écrivit-il, « c’est-à-dire un droit naturel ».(26)

23. Ockham, semble-t-il, ne fit d’abord de l’idée de droits naturels qu’un moyen de réponse aux vigoureux arguments de Jean XXII. Cependant, l’ayant ainsi utilisée dans son premier ouvrage polémique, le grand potentiel de cette idée lui sauta aux yeux. Dans ses œuvres ultérieures, Ockham ajouta à sa défense de la pauvreté franciscaine des attaques de grande envergure contre la doctrine de l’absolutisme papal, prêchée par les partisans du pape, et, ce faisant, il parvint à faire de l’idée ancienne de liberté chrétienne des Ecritures un argument en faveur des droits naturels. Selon les Ecritures, la loi chrétienne était « une loi de liberté parfaite ». Mais, d’après Ockham, si le pouvoir du pape était vraiment absolu, le peuple chrétien serait réduit à un état de servitude misérable. Pour définir les limites du pouvoir papal, il rappela au pape que tous les gouvernements justes n’existaient que pour le bien commun, mais il évoqua également à plusieurs reprises les droits naturels individuels des sujets, « les droits et libertés accordés par Dieu et la nature ».(27) C’était sans doute la première fois que l’idée de droits naturels était utilisée pour défier les revendications d’un gouvernement absolutiste.

24. Je ne mentionnerai qu’un dernier personnage médiéval, le grand théologien français Jean Gerson, qui écrivait aux alentours de 1400, à l’époque du mouvement conciliaire pour la réforme de l’Eglise. Gerson, de façon influente, définit les droits comme les « facultés ou pouvoirs appartenant à chacun en vertu de la juste raison » ; il en déduisit un droit naturel d’autodéfense contre la tyrannie d’un pape, ainsi qu’un droit naturel de liberté, par lequel tout Chrétien pouvait chercher son propre salut, au sein même d’une Eglise corrompue. Mais Gerson prônait également un idéal de l’Eglise, qu’il voyait comme une communauté organique ordonnée, un corps mystique, dans le langage théologique. Il ne lui vint jamais à l’esprit d’opposer les droits individuels aux valeurs de la communauté, qu’il chérissait tout autant.

25. La tradition des droits naturels était donc relativement ancienne et assez largement diffusée dans les années 1500. C’est alors que cette tradition devint moribonde. Les débats sur les droits naturels, qui avaient lieu à l’époque dans les écoles de Paris, regorgeaient de subtilités métaphysiques, mais n’avaient rien à voir avec les problèmes de la vie réelle. De brillants intellectuels s’y livraient à de brillantes joutes intellectuelles, et ne semblaient débattre que pour le plaisir de débattre. Ainsi, la question récurrente, dans les théories du droit naturel antérieures, puis dans celles du XVIIe siècle, était de savoir si le droit à la propriété – dominium – provenait de la loi naturelle ou de la loi civile. Lorsque Jean Mair, maître de théologie très influent à Paris, posa cette question aux alentours de 1500, il inspira un grand coup, pour ainsi dire, et déclara à ses étudiants que, pour commencer, il fallait considérer huit types de dominium : le dominium des bénis, le dominium des damnés, le dominium originel, le dominium naturel, le dominium gratuit, le dominium évangélique, le dominium civil et le dominium canonique.(28) Les étudiants furent sans doute très impressionnés, voire totalement stupéfaits. Pourtant, Jean Mair était relativement simple pour son temps. Son contemporain, Conrad Summenhart, ne distingua pas moins de 23 types de dominium différents, chacun associé à des droits. Le débat s’éternisait et, abordant d’innombrables distinctions et sous-distinctions, il semblait s’éloigner de plus en plus des préoccupations du monde réel.

26. C’était typique de cette vieille et poussive scolastique médiévale, que les moqueries des humanistes de la Renaissance visaient d’ailleurs à éradiquer. Ils auraient bien pu atteindre leur but. Les penseurs scolastiques tardifs, comme Jean Mair, vivaient dans le monde de Machiavel et des « nouvelles monarchies », une époque où l’on accordait plus d’importance à l’ordre dans le gouvernement qu’aux droits individuels. Les humanistes contemporains se tournèrent vers la Grèce et la Rome antiques ; ils y trouvèrent des arguments en faveur de la monarchie, des gouvernements mixtes et du républicanisme classique, mais rien concernant les droits naturels. Il était parfaitement possible d’élaborer des théories politiques cohérentes sans ce concept, ce que firent nombre d’écrivains de la Renaissance. Il n’est pas davantage question de droits naturels dans l’Utopia de Thomas More, que dans la République de Platon. La doctrine des droits naturels, réduite à un jeu de mots de scolastique tardive, à mille lieues de la vie réelle, aurait pu être entièrement balayée dans le nouveau monde de la Renaissance humaniste.

27. Toutefois, un événement imprévu changea la donne : la découverte de l’Amérique par l’Europe. Les abstractions du discours scolastique gagnèrent soudain en pertinence face à l’ampleur d’un nouveau problème historique mondial : les justifications possibles du colonialisme et la question des droits des peuples indigènes. Il s’éleva un grand débat en Espagne, à nouveau centré sur le concept de droits naturels. Ces droits pouvaient-ils être véritablement universels ? Existait-il, au contraire, des esclaves naturels, comme Aristote l’avait enseigné ? Les droits étaient-ils l’apanage des peuples civilisés tels les Espagnols, ou concernaient-ils également les idolâtres, les cannibales et même les sauvages nus ?

28. Contraint de me limiter à un seul participant de ce débat, je choisirai le plus passionné et prolifique d’entre eux, Bartolomé de las Casas, le grand défenseur des Indiens.(29) Dans une phrase célèbre, Las Casas déclara : « toutes les races de l’humanité n’en font qu’une ». Partant de cette conviction, il réclama les droits humains pour les Indiens, le droit à la liberté, le droit de propriété, le droit d’autodéfense et le droit de former leur propre gouvernement. Finalement, Las Casas écrivit de nombreux ouvrages consacrés à la défense des Indiens, mais sa pensée la plus intime tient en une seule phrase tirée de l’un d’eux : « Ils sont nos frères et le Christ est mort pour eux ». Cependant, bien qu’animé d’un profond engagement religieux, il éprouvait également le besoin de défendre les droits des Indiens au nom de la raison et de la loi, de façon à interpeller le plus grand nombre. En effet, son œuvre est particulièrement intéressante dans ce contexte, car il faisait ouvertement et fréquemment appel à la tradition juridique qui étayait les premières moutures des théories consacrées aux droits naturels. Pour ne citer qu’un exemple, il reprit une vieille maxime des juristes médiévaux – le « quod omnes tangit » (« ce qui concerne tout le monde doit être approuvé par tous ») – et l’utilisa pour prouver que la domination espagnole en Amérique ne pouvait être légitime que si les Indiens y consentaient, car la question les « concernait » en effet. L’originalité de l’argument de Las Casas tenait à ce qu’il l’appliquait à chaque Indien individuellement. Lorsque le droit naturel de liberté était en jeu, l’approbation de la majorité ne pouvait porter préjudice aux droits des individus en minorité qui la refusaient. Les revendications des dissidents minoritaires devaient être respectées. Il s’agissait d’une doctrine radicale des droits naturels individuels. A une autre occasion, Las Casas déclara, fusionnant un texte du Decretum Gratiani et un texte de Saint Thomas d’Aquin : « la liberté est un droit qui est en l’homme depuis les origines ».

29. Las Casas présenta également un argumentaire détaillé contre la doctrine d’Aristote sur l’esclavage naturel, doctrine ravivée et défendue par Sepulveda, l’un de ses principaux adversaires dans le débat sur les Indes. Pour Sepulveda, il était clair que les Indiens étaient des barbares et il rappela que, selon l’enseignement d’Aristote, tous les barbares étaient des esclaves naturels. En réponse, Las Casas distingua plusieurs sens différents du mot « barbare ». Le mot pouvait désigner toute personne cruelle et sans pitié, mais en ce sens les Espagnols étaient plus barbares que les Indiens. Ceux qui ne comprenaient pas la langue des autres pouvaient également être qualifiés de barbares, mais en ce cas les Espagnols n’étaient pas moins barbares que les Indiens. Parfois, la catégorie de « barbare » s’appliquait aux peuples non chrétiens, mais, se référant aux grandes civilisations comme la Grèce et la Rome antiques, elle n’entraînait pas nécessairement l’esclavage naturel. Pour finir, Las Casas mentionna un cas, rare, qui pouvait correspondre aux esclaves naturels d’Aristote : les hommes sauvages vivant seuls dans les forêts et les montagnes, comme des bêtes brutes, hors de toute société organisée. Las Casas acheva son argumentaire par cette conclusion frappante : même de tels individus, même cette classe d’êtres dégradés, n’étaient pas entièrement dépourvus de droits. Plus précisément, ils avaient un droit à la bonté fraternelle et à l’amour chrétien. Las Casas présentait là une véritable doctrine des droits de l’homme.

30. Les écrits des néo-scolastiques espagnols insufflèrent une nouvelle vie à l’idée des droits naturels. Dans les siècles qui suivirent, l’idée fit son chemin dans les esprits et s’épanouit de plus belle. De nouvelles circonstances se présentèrent, de nouvelles situations où l’idée trouva de nouvelles applications : les guerres de religion en Europe, la guerre civile anglaise, puis les Révolutions américaine et française. Mais après cet apogée, l’enthousiasme pour les droits naturels retomba à nouveau. Pour Jérémy Bentham, toute cette histoire de droits naturels était une absurdité, « une absurdité montée sur des échasses ». Sous les assauts du positivisme légal, du relativisme culturel et du formidable défi qu’était le marxisme, la plupart des juristes et philosophes abandonnèrent l’idée des droits naturels. Cependant, aux lendemains de la seconde Guerre Mondiale, notre époque connut enfin un important renouveau de l’idéal des droits de l’homme universels. Pour un moment au moins, le relativisme culturel, simpliste, semblait impuissant face aux maux impensables du régime nazi.

31. Mais alors, comme souvent dans l’histoire, de nouvelles objections s’élevèrent. Des philosophes sceptiques ne manquèrent pas de nous rappeler qu’il n’existe en réalité aucune nature humaine universelle, aucune « essence » de l’humanité où les droits de l’homme pourraient trouver leur source, comme le dit Richard Rorty. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés dans la situation problématique que j’ai décrite au début de cette étude. Cependant, notre « Urgeschichte » peut sans doute nous venir en aide. La lecture des sources anciennes suggère que l’idée des droits naturels n’a jamais obligatoirement dépendu d’une quelconque théorie métaphysique essentialiste, aujourd’hui obsolète. Pour Huguccio, Ockham ou Gerson, comme plus tard pour John Locke, il suffisait que les êtres humains soient dotés de caractéristiques communes.(30) Dans toutes les sociétés, les gens ont toujours indubitablement préféré la vie à la mort, la liberté à la servitude, l’alimentation à la famine, la dignité à l’humiliation. Et les revendications des droits de l’homme sont une façon d’attirer l’attention sur ces besoins et aspirations que les êtres humains ont en commun.

32. Notre histoire peut également nous enseigner à mieux apprécier la grande variété de situations dans lesquelles une doctrine des droits peut prendre racine et s’épanouir. La société médiévale était chrétienne et occidentale, mais, à bien des égards, elle ressemblait davantage à la société d’un pays actuel en voie de développement qu’à un pays industriel moderne. Les auteurs médiévaux nous apprennent également que les valeurs individuelles et celles de la communauté n’ont pas à s’opposer. Elles peuvent même donner lieu à une synthèse, voire à une synergie. Les hommes du Moyen Age semblent avoir intuitivement compris que les individus s’épanouissent mieux dans une société saine. Les premières théories du droit ne s’opposaient pas nécessairement aux valeurs communautaires des sociétés traditionnelles.

33. La reconnaissance plus large des droits de l’homme et leur application effective ne sont ni inévitables ni impossibles pour l’avenir. L’histoire nous met face à diverses circonstances ; le résultat dépend de notre manière d’y répondre. Il est vrai que l’idée des droits de l’homme est d’origine occidentale, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit nécessairement hors de propos pour les autres. Le tableau, présenté par Huntington, de cinq civilisations totalement indépendantes, semble extrêmement simpliste en ces temps de mondialisation. Certains phénomènes culturels modernes sont universels. La technologie moderne est une création occidentale, le produit de plusieurs siècles d’un développement typiquement occidental, mais elle a été acceptée avec empressement dans toutes les régions du monde. Un pêcheur malais préfère installer un moteur hors-bord sur sa barque plutôt que s’exténuer à ramer ; peu lui importe qu’il provienne d’une civilisation étrangère. Il est certes plus difficile de répandre des idées et des idéaux que d’exporter des artefacts ; cependant, les plus anciennes civilisations orientales ont été en partie modelées par des influences extérieures à l’époque moderne, y compris au niveau de la pensée et de la pratique politique. C’est de l’Occident que la Chine importa le marxisme, et les systèmes constitutionnels indiens et japonais proviennent respectivement de Grande-Bretagne et des Etats-Unis. En outre, toutes les grandes religions du monde enseignent le respect de la valeur et de la dignité de la vie humaine, seuls véritables fondements de la doctrine des droits universels. Il est donc possible de transposer les normes éthiques d’autres cultures dans l’idiome occidental des droits de l’homme, cela pourrait même profiter à l’espèce humaine. Nous autres occidentaux exagérons peut-être la gamme des droits qui devraient être considérés comme véritablement universels ; nous ne pouvons bien sûr pas « étiqueter » nos préférences occidentales et les appeler toutes « droits universels ». Toutefois, si nous continuons à porter dans nos cœurs les quelques droits fondamentaux, qui répondent réellement aux besoins communs à tous les hommes, nous pouvons toujours espérer améliorer, dans une certaine mesure, la condition humaine pour les siècles à venir.



NOTES:

(1) Cet article s’inspire de mes écrits antérieurs sur les droits naturels, cf. Brian Tierney, The Idea of Natural Rights : Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law, 1150-1625 (1997). Dans les notes ci-dessous, je renvoie à cet ouvrage pour toute référence aux sources originales des travaux des auteurs évoqués dans cet article.

J’ai utilisé indifféremment les termes « droits naturels » et « droits de l’homme ». De nos jours, on préfère l’expression « droits de l’homme », qui dissocie les droits universels du contexte médiéval, où l’idée de droits naturels a vu le jour. Les deux termes ont toutefois la même signification. Les droits naturels, comme les droits de l’homme, sont des droits inhérents aux personnes, en raison même de leur humanité.

(2) Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations, 1996.

(3) Adamantia Polls & Peter Schwab, Human Rights : Cultural and Ideological Perspectives 1-18 (1979).

(4) Human Rights : Comments and Interpretations, 260 (UNESCO ed., 1949).

(5) Nikolas K. Gvosdev, Finding the Roots of Religions Liberty in the « Asian Tradition », 42 J. Church and St., 507-527 (2000).

(6) Alasdair MacIntyre, After Virtue : a Study in Moral Theory, 69 (2d ed. 1984).

(7) La phrase est de Robert A. Kraynak, Christian Faith and Modern Democracy, 167 (2001).

(8) Sur ce thème, voir les remarques pertinentes de Heiner Bielefeldt, « Western » versus « Islamic » Human Rights Conceptions ? A Critique of Cultural Essentialism in the Discussion of Human Rights, 28, Pol. Theory, 90-121 (2000).

(9) Cf. Tierney, supra note 1, p. 21, 28-30 (citant Michel Villey, Cours d’Histoire de la philosophie du Droit, 1963). Pour une synthèse pratique de Villey, voir Michel Villey, La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam, 9, Archives de philosophie du Droit, 97-127, 1964 ; Villey, La formation de la pensée juridique moderne, 4ème éd., 1975.

(10) Leo Strauss, Natural Right and History (1971). En dépit des affinités entre les deux auteurs, les travaux de Strauss et Villey ont rarement été étudiés en parallèle. Pour un examen critique de ces deux auteurs, voir L. Ferry, A. Renaut, Des droits de l’Homme à l’idée républicaine, 31-47, 1992.

(11) Thomas Hobbes, Leviathan, 99 (1909).

(12) James Clark Holt, Magna Carta, 449 (2d ed. 1992).

(13) Cette phrase est tirée de la Glose Ordinaire du Decretum Gratiani par Johannes Teutonicus. Cf. Decretum Gratiani… Una Cum Glossis, gloss ad Dist. 56 c. 8 (Venise, 1600).

(14) Pour les textes canoniques mentionnés dans l’argumentaire qui suit, voir Tierney, supra note 1, p. 58-69.

(15) Sur la persistance de cette doctrine, voir S. G. Swanson, « The Medieval Foundations of John Locke’s Theory of Natural Rights : Rights of Subsistence and the Principle of Extreme Necessity », 18, Hist. Pol. Thought, 399-459 (1997).

(16) Jacques Maritain, La personne et le bien commun, p. 67, trad. angl. 1966.

(17) Utilisant le langage aristotélicien de la matière et de la forme, Maritain distinguait « individualité matérielle » et « personnalité spirituelle », Ibid.

(18) Cf. Brian Tierney, Foundations of the Conciliar Theory, 100-108 (1998).

(19) Sur ce développement, voir Kenneth Pennington, The Prince and The Law, 1200-1600 : Sovereignty and Rights in the Western Legal Tradition (1993).

(20) Cf. Matthew 5 : 45 et Matthew 6 : 26 (Bible King James).

(21) Innocent IV, Commentaria Innocentii… Super Libros Quinque Decretalium, Com. Ad 3. 34. 8 (Frankfurt, 1570).

(22) Thomas Hobbes, De Cive, p. 170 (1983).

(23) Ni bien sûr, une contrainte d’une liberté, comme le soulignent certains universitaires qui affirment que Hobbes a déduit la loi naturelle du droit naturel.

(24) Sur la doctrine canonique de la loi naturelle permissive et son histoire subséquente, voir Brian Tierney, Permissive Natural Law and Property : Gratian to Kant, 62, J. Hist. Ideas, 381 (2001).

(25) Christian Wolff, Institutiones Juris Naturae Et Gentium, 24, in Christian Wolff, 26 Gesammelte Werke, abt. 2 (Hildesheim 1969) (1750).

(26) Pour un examen plus détaillé de l’argumentaire d’Ockham avec des textes éclairants, voir Tierney, supra note 1, p. 118-130.

(27) Ibid, p. 182-193.

(28) Jean Mair, Joannis Maioris… In quartum sententiarum quaestiones, Dist. 15 q. 10 (Paris, 1519).

(29) Pour les textes de Las Casas cités dans la discussion suivante, voir Tierney, supra note 1, p. 272-287.

(30) Alison Renteln a fait remarquer que la preuve du relativisme anthropologique n’exclut pas la possibilité de valeurs universelles interculturelles. Alison Renteln, International Human Rights : Universalism versus Relativism, p. 98 (1990).