L’ouvrage de Pierre Bouretz, intitulé Témoins du futur. Philosophie et messianisme (Gallimard, 2003), attire d’abord ici notre attention sur différents penseurs, d’Hermann Cohen à Emmanuel Levinas, en passant par Walter Benjamin, Ernst Bloch, Leo Strauss, Hans Jonas –pour ne citer que les plus connus – confrontés à l’oppression, à la violence et bien sûr à l’exil et à la persécution pendant l’Allemagne nazie.

Pierre Bouretz nous propose en effet un passionnant parcours au sein du mouvement des idées suscité par des penseurs allemands d’origine et de culture, juifs et surtout philosophes : Herman Cohen (1842-1918), Franz Rosenzweig (1886-1929), Walter Benjamin (1898-1940), Gershom Scholem (1897-1982), Martin Buber (1878-1965), Ernst Bloch (1885-1975), Leo Strauss (1899-1973), Hans Jonas (1903-1994), Emmanuel Lévinas (1905-1995), et Hannah Arendt constamment présente, mais étudiée plus spécifiquement dans un autre ouvrage (introduction aux Origines du totalitarisme et à Eichmann à Jérusalem, Quarto, Gallimard, 2002).

Ces témoins du XXème siècle sont hantés par les formes multiples de l’oppression et de la violence, là où la marque de l’exil et des persécutions est la plus évidente, dans la déchéance de l’humain. Il en ressort une ferme volonté de se tourner vers le futur par une rémémoration du passé qui ne vise pas à le conserver dans sa pureté originelle, mais à l’insérer dans un processus continu d’actualisation du caractère humain au sein même du temps présent. Ces « génies métaphysiques » se confrontent d’abord à l’impuissance ontologique de vivre leur temps.

Certes ils en déduisent, pour la plupart, une nécessaire rupture avec la conception du temps historique attaché par les Lumières à l’idée de progrès. Mais, soucieux de connaître le présent comme « un monde de veille auquel se rapporte en vérité ce que nous appelons passé » (Benjamin), ils procèdent, dans leur recherche d’un futur de la vérité, d’une remémoration qui définit une place centrale à la mémoire dans la transmission de la tradition, tout en s’attachant à réactualiser les traces d’un passé de portée messianique, donc apte à produire un témoignage crédible en faveur du futur.

Ainsi la lecture de ces penseurs nous fait osciller en permanence entre l’idée messianique, voire prophétique, d’une essence proprement linguistique du réel comme révélation de l’absolu dans la prononciation du Nom (Scholem), et l’idée matérialiste d’un socle d’expériences sensibles et mémorielles essentielles à la vie humaine (Benjamin). Elle nous introduit à un « principe espérance » (Ernst Bloch) qui révèle une conscience du futur au sein même de la saisie d’une humanité en acte et à un « principe responsabilité » qui nous impose « la disponibilité de se laisser affecter par le salut ou par le malheur des générations à venir » (Hans Jonas), le tout inscrit à l’horizon d’un sujet éthique dont Emmanuel Levinas ne cessera de dessiner les contours. De même, le dialogue avec Marx n’est pas absent de la perspective de certains d’entre eux, à condition d’accepter d’en finir avec la réserve moderne à l’égard de la métaphysique, de considérer que la requalification de la métaphysique dans une théorie de la connaissance, en plein tournant des années 1750-1850, est un fait majeur pour la compréhension de l'essence des événements historiques.

Nous pensons bien sûr ici prioritairement à Walter Benjamin, dont l’œuvre – facilement accessible en traduction française (elle a été publiée en livre de poche dans la collection « Folio essais ») – comprend une série de textes (Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov, Sur quelques thèmes baudelairiens, Baudelaire ou les rues de Paris et surtout Sur le concept d’histoire) qui tournent autour de l’idée messianique que tout instant vécu par l’humanité, y compris et surtout dans l’ordre de la catastrophe, est « une citation à l’ordre du jour » pour le futur, à condition d’en retrouver les traces, de susciter un choc qui nous permette de nous le remémorer. Pour notre part, nous l'avons fortement ressenti avec mai 1968, alors étudiant à Nanterre, et c'est dans ce sens que nous venons d'en narrer la place originelle au sein de notre récit de vie dans nos Mémoires encore inédites.

Cependant, nous nous en tiendrons ici à ce qui fait lien avec l’historiographie de la Révolution française, à l’exemple de Michelet relatant la Révolution française (voir sur le présent site Autour de Michelet : l’esprit, le sexe, l'histoire et la Révolution française"). et plus particulièrement à son analyse de la fête de la fédération de 1790 comme « moment sublime », « instant unique » qui interdit tout marchandage avec le passé, mais fait appel, si l’historien prend la peine d’en collecter les traces archivistiques, au concours de forces venues du fonds des âges, qui permettent la réparation des injures passées dans le surgissement même d’un nouveau Dieu et de sa bonté. Ainsi, avec la Révolution française, « L’Histoire s’arrête et se dépose, le Dieu social est révélé… elle a divisé le Temps, exactement comme le Christ au terme d’une longue annonciation », (d’après Roland Barthes sur Michelet, tome 1 de ses Œuvres complètes, Seuil, 1993, p. 94)

C’est dire aussi que Walter Benjamin s’oppose à l’idéologie du progrès qui considère le temps historique comme un temps linéaire et continu : il dénonce ici un temps homogène et vide, au regard d’un présent où s’écrit l’histoire par la multiplication des tensions, des blocages et des événements saturés de langage, donc de significations nouvelles. Il s’agit alors de se remémorer les éclats du passé qui marquent les particularités de l’œuvre humaine, et non de glorifier le progrès de la civilisation. Il s'agit aussi d'affirmer que le langage ne s’épuise pas dans l’expression d’un sens communicable et intelligible, comme le souligne Marc de Launay, à propos de la relation entre Messianisme et philologie du langage, dans la mesure où il s'agit de prendre en compte la temporalité de l’instantanéité. Si l'essence de toute réalité est d’ordre langagier, le langage ne communique pas quelque chose, à la manière d'un instrument, qui serait extérieur à lui, mais se communique lui-même au titre du lien indissoluble entre quelque chose qui existe et quelqu'un qui parle. C'est dire aussi que Benjamin préconise, à distance d'une conception purement communicative du rôle du langage dans l'histoire, un messianisme de l'appel, où il devient possible de faire interférer dans la description même du temps historique un temps de la création narrative.



Cependant, au regard de cette nouvelle temporalité, l’art de nous remémorer une histoire de vie, « le cours de l’expérience a chuté » précise Benjamin du fait de la disparition programmée du conteur (le narrateur en français). Pour autant rien n’est perdu. En effet « L’évolution historique a éliminé le récit du domaine de la parole vivante, et en même temps rendu sensible, dans ce qui ainsi disparaissait, une beauté nouvelle » (Œuvres, III, 120). A ce titre, Benjamin prend le contre-pied de l’information journalistique, nous dirions médiatique, qui rend stérile le récit, en considérant ceux qui ont « le don de prêter l’oreille », et par là même de répéter ce qu’ils ont entendu sans prendre en compte cette beauté nouvelle qui recèle une telle manière de se remémorer notre histoire.

Benjamin recherche ainsi chez les poètes, les essayistes et les romanciers – en particulier Baudelaire, Proust et Valéry – une nouvelle figure du conteur, du fait de leur capacité propre à restituer par une effet de choc, la mémoire du passé, donc de se la réapproprier dans un temps nécessairement hétérogène. Ici, il s’intéresse au pur hasard de l’événement soudain qui suscite chez Proust la mémoire de l’expérience passée, et donc la ré-appropriation de notre histoire. Il en vient ainsi à « la mémoire involontaire » qui permet la conjonction entre des « contenus du passé individuel » et des « contenus du passé collectif ». Là, Il s’attarde sur le cas de Baudelaire, à partir de la première partie des Fleurs du Mal, Spleen et Idéal. Il y trouve une figure moderne du conteur par le déploiement d’une capacité inédite à donner l’image du choc, et même d’une catastrophe, qui permet donc de renforcer « la force messianique ». Qui plus est, Baudelaire multiplie les données nouvelles de la remémoration du passé en multipliant les Correspondances qui donnent aux hommes la possibilité de renouer avec La Vie antérieure. Faut-il rappeler ici le début de ces deux poèmes plus que célèbres : « La Nature est un temps où de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles.. », « J’ai longtemps habité sous de vastes portiques/ Que les soleils marins teignaient de mille feux » !



Une autre figure fait également son apparition dans les rues de Paris parcourues par Baudelaire - figure reprise par Benjamin - celle du flâneur. Sa modernité tient au fait que son existence est liée étroitement à celle du peuple en mouvement. Le flâneur ne se laisse pas plus subjuguer par le confort de vie des bourgeois que par le faste de la construction hausmanienne de la grande ville, il cherche plutôt asile dans la foule, là, où précise Benjamin, « l’intelligence va au marché » (III, 58), comprenons l’intelligence de l’histoire. Si le flâneur ne se confond pas avec « l’homme des foules » tel qu’il apparaît dans les spectacles esthétisants des mouvements fascistes de l’entre-deux guerres, il n’adhère pas vraiment aux manifestations périodiques du mouvement ouvrier. Pris par « le pathos de la rébellion », il côtoie plutôt ce que le XXème siècle appelle les « asociaux ». Il demeure « à l’écart de toute vie active », disons organisée; il se situe dans les « espaces libres », donc hors des cadres existants. Mais, dans le même temps, il est disponible à « l’expérience vécue du choc » (III, 363) lorsqu’il se trouve au milieu de la foule.

A ce titre, spectateur philosophe, sa seul activité relève de l’intelligence qu’il déploie par sa capacité à mémoriser l’histoire par la prise en compte « de fragments hétérogènes du temps », « de nature supérieure » ajoute Benjamin pour bien marquer sa hauteur de vue. Alors, par un apparent paradoxe, ce flâneur est particulièrement proche du travailleur en usine, lorsque ce dernier est saisi en permanence par l’expérience vécue de la machine déshumanisante. En effet le travailleur ne fait pas l’expérience d’un progrès linéaire, lié à la modernisation des techniques, il ne « récupère » de ce progrès que la pure répétition de gestes déliés, « chaque mouvement étant aussi séparé de celui qui l’a précédé qu’un coup de hasard d’un autre coup ». Le flâneur se retrouve ainsi plus dans les réflexes mécaniques du travailleur, que dans les mots d’ordre des mouvements populaires impulsés par les organisations de travailleurs: l’un et l’autre participent d’un même « jeu de hasard » qui convoque le passé sans prédermination aucune, au plus grand profit du futur, permettant ainsi de prévoir un moment d’achèvement du bonheur par une interruption apocalyptique propice à la venue d’un messie, au même titre qu’un arrêt de la souffrance dans une réparation progressive des violences exercées sur les hommes.

Nous renvoyons ici au cas d’un autre flâneur, Henri Heine circulant dans les rues de Paris au cours des années 1841 sous la figure du « flâneur ordinaire » qui refuse la marchandisation du passé à la vue, dans les magasins, des objets imités de la Renaissance, et cherche à se remémorer des images plus anciennes du passé, pleines de magie. Flâneur expérimenté, il retrouve alors dans certains tableaux des galeries d’art tout le contraire du présent prosaïque d’une société bourgeoise rêvant d’Histoire inspirée par de glorieuses figures du passé, et s’attache à la dialectique momentanément suspendue entre la misère du peuple et le bonheur de l’humanité au regard du passé révolutionnaire, annonçant ainsi l’avènement d’une révolution ininterrompue. (Voir à ce propos le chapitre II sur Heine de l’ouvrage d’Eustache Kouvelakis, Philosophie et Révolution. De Kant à Marx, PUF, 2003.)

Nous pouvons alors commencer à comprendre la citation suivante extraite d’une des correspondances de Benjamin avec d’autres philosophes, dans laquelle il précise sa conception de l’histoire de la façon suivante:

« L' histoire n’est pas seulement une science, elle est tout autant une forme de remémoration. Ce que la science a « constaté », la remémoration peu le modifier. La remémoration peut transformer ce qui est inachevé (le bonheur) eu quelque chose d’achevé et ce qui est achevé (la souffrance) en quelque chose d’inachevé » (cité par Bouretz, p. 262).

Nous sommes ainsi renvoyé à un texte central dans notre réflexion présente, mais particulièrement difficile à comprendre, Sur le concept d’histoire, tant il est vrai que Benjamin n’est pas un auteur facile à lire. Il y affirme que, grâce au don dont l’homme dispose d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance, le messie rédempteur arrivera un jour, en venant comme vainqueur de l’ennemi, de l’antéchrist. Affirmation fortement messianique qui peut, en effet, sembler bien loin de la science positive de l’histoire. Qui plus est Benjamin affirme sa réserve devant les « biens culturels » proposés la société bourgeoise. En effet, il s’écarte résolument de leur transmission, et prend plutôt en considération, du côté de l’humanité souffrante, l’état d’exception – à vrai dire la règle – où « la chaîne des événements » - ce qu’on appelle le progrès - apparaît comme « une seule et unique catastrophe » (Oeuvres, III, 434), donc comme une suite de régressions.

Il s’agit alors de saturer de sens le temps présent (ce qu’il appelle le « temps à-présent »), à l’encontre du temps linéaire du progrès, donc de bloquer en quelque sorte le déroulement du temps pour mieux extraire d’un passé opprimé ce qui permet à telle vie particulière, à telle œuvre particulière d’annoncer l’émancipation humaine. Manière donc de raviver le passé de l’humanité agissante et souffrante dans son intégralité. Et Benjamin d’en conclure, dans un raccourci saisissant, « L’à-présent qui, comme modèle du temps messianique, résume en un formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité, coïncide exactement avec la figure que constitue dans l’univers l’histoire de l’humanité » (Oeuvres, III, 442). Ainsi face à « une humanité restituée et sauve » - retrouver le jour du Jugement dernier -, « la possession intégrale du passé » est possible dans la mesure où « cette humanité rétablie pourra évoquer n’importe quel instant de son passé ».

Au-delà de la force d’une telle pensée messianique, nous souhaitons souligner en fin de compte l’intérêt d’une démarche où le travail de ré-appropriation de l’histoire se fait par l’activation d’un lien intime entre le philosophe spectateur et l’opprimé. Ainsi l’histoire n’est jamais définitivement reconnue et interprétée, elle fait toujours l’objet d’un travail mémoriel au plus grand profit de l’émancipation humaine.



Qui plus est, au regard de la manière dont un historien peut construire de manière légitime une nouvelle narration de la Révolution française selon les préceptes benjaminiens, il convient de dire - et c’est le but ultime de ces quelques pages de réflexion - que l’héritage de Benjamin peut certes s'incarner dans la figure du narrateur dont l'historien s'efforce régulièrement de renouveller la manière de dire. Mais il est aussi et surtout présent dans la figure du spectateur de l’humanité agissante et souffrante, du flâneur qui, expérimenté à force de fréquenter le peuple, - pour l'historien du passé, une "flânerie" dans les archives - , reconstruit la mémoire des événements révolutionnaires sur un principe plébéien, sans jamais l’esthétiser, du moins dans le sens de sa marchandisation.

N.B. Voir aussi l'ouvrage collectif, Bernd Witte, MarioPonzi et éds., Theologie und Politik. Walter Benjamin und ein Paradigma der Moderne, Berlin, Erich Schmidt Verlag, 2005, 280 p. et le compte-rendu de cet ouvrage par Michaël Lowy, où il est précisé, d'après Giacomo Marramao et à propos de Sur le concept d'histoire (1940), qu'il s'agit avec Benjamin d'un messianisme refusant l'attitude passive de l'attente, au profit d'une démarche active : accélérer l'arrivée des temps messianiques par l'action révolutionnaire.