Tous ces actes cependant ont un point commun : tous cherchent une légitimité. La violence doit être justifiée. Le cynisme serait une mauvaise explication. Quelle est l’instance de légitimation ? Qui définit le tyran ? Qui peut autoriser la rupture de l’obéissance, la révolte et le meurtre ? L’antiquité et le moyen âge ont livré bien des réponses. Philosophes, théologiens, juristes ont établi des catégories ; mais qui légitime le classement dans telle ou telle catégorie ? Au XVIè siècle, la rivalité est encore grande entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Au XVè sièicle, les canonistes romains ont fourni à l’avocat du duc de Bourgogne, Jean Petit, des arguments en faveur de la réversibilité des serments qui fragilisent toute la société politique, et notamment la fidélité due aux princes temporels. Du côté de l’humanisme, la pensée civique se tourne, elle, vers l’antiquité, mais cela donne aussi bien la fulgurance d’un La Boétie, que les ambivalences d’un Lorenzino. Les souverains pontifes et les jésuites, vont mettre en application,contre les Réformes protestantes, la critique des serments et la relativisation de la fidélité politique. Face à un prince hérétique, les papes ont le droit de délier les sujets de leur devoir d’obéissance et incitent à la rébellion. La religion l’emporte sur la politique : le droit naturel sur le droit positif, mais le droit naturel est ici compris comme celui de Dieu et donc du pape. Le même raisonnement servira, à Rome, pour condamner la révolution française. La liberté, véhiculée par la « pernicieuse » doctrine des droits de l’homme, est condamnée car contraire au droit naturel à l’obéissance envers l’autorité du prince, du pape, de Dieu… La part de liberté laissée aux hommes pour leur salut, est précisément celle qui doit les conduire au respect de l’autorité de l’Eglise et à la soumission aux puissances…

Les choses sont plus complexes du côté des protestants. Quelle autorité peut-elle venir contrebalancer celle du prince ? Les protestants du XVIè siècle ne mettent pas beaucoup en avant le droit naturel, qui doit leur paraître bien catholique, pour ne pas dire catholique-jésuite. Ils sont pour la plupart réticents à l’égard du tyrannicide, avant même que cela ne devienne une spécificité catholique, cette pratique évoque, pour eux, les anabaptistes qui ne sont guère en odeur de sainteté dans les églises protestantes. Pourtant, dans certains cas la résistance peut être légitime : il y a des moments où il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes… Oui, mais lesquels ? pourquoi ? et surtout qui peut en décider légitimement ? C’est dans l’histoire et en se fondant sur le droit positif que les protestants trouvent des modèles de résistance. Le « magistrat » est là pour justifier la révolte comme pour déterminer le degré dans la révolte. Selon les hommes, les temps et les lieux le « magistrat » peut varier, et c’est là la relative faiblesse de l’argumentation. Une légitimité variable peut-elle être satisfaisante ? Il n’en demeure pas moins qu’avec toutes ces limites, les protestants du XVIè siècle transposent dans la société civile les règles que les canonistes gallicans et conciliaristes voulaient depuis longtemps voir appliquer dans l’Eglise. En cela, ils sont bien parmi les pères d’une résistance constitutionnelle qui lie tradition et innovation, et qui fera son chemin, parmi les républiques protestantes de l’Europe monarchique. Au XVIIè siècle, Grotius, un arminien, redéfinit un droit naturel à l’usage des protestants : il ne faut pas confondre droit naturel et droit divin : il y a les droits de Dieu et les droits des hommes les uns par rapport aux autres. Mais, déterminante dans l’histoire de la pensée, cette définition n’a pas d’application politique immédiate. Certes Milton suit les principes du droit naturel, mais tout autant ceux du droit positif, fondé sur la souveraineté de la loi, pour condamner Charles comme traître et la monarchie comme idolâtrie.

Le refoulement de l’idée tyrannicide est sans aucun doute le point le plus inattendu et la découverte de notre enquête. L’horreur du tyrannicide entre 1610 et 1649 est une des clefs du succès de la monarchie absolue. La force du consentement l’emporte sur la force armée : nous avons constaté comment un acte est devenu impossible, car impensable. C’est un des aspects de la « révolution » ludovicienne : Louis XIV marque le passage de la monarchie de justice à la monarchie de finance. Mais plus encore il installe une loi fondée sur la famille et le jus sanguinis. Le sang ne meurt jamais tant que se perpétue la dynastie. Dès le début de son règne personnel, Louis XIV défend de prétendus « droits de la reine » qui confondent droit familial privé et droits de la couronne. C’est encore à la fois une innovation et une répétition, puisque la fameuse loi salique, issue du droit privé des Francs saliens est en 1316 appliquée au droit public, pour exclure les filles de la succession à la couronne. Mais cette loi intervenait dans un contexte de crise, puisqu’il était nécessaire, à la mort de Louis X le Hutin, d’écarter les Anglais du trône de France… Sans urgence particulière, Louis XIV confond volontairement droit privé et droit public. En légitimant ses bâtards, et mieux encore en les inscrivant parmi les princes du sang susceptibles de régner, et le cas échéant de lui succéder, il a été bien plus loin dans le bouleversement des règles fondamentales de la succession et a ainsi valorisé à l’extrême la loi du sang, de son propre sang. C’est dans le même esprit que Louis XIV a décidé que l’abbatiale de Saint-Denis accueillerait désormais non seulement les rois et les reines mais encore les enfants et petits-enfants de France ainsi que leurs épouses (1).La famille est bien au centre du nouveau dispositif idéologique de la monarchie absolue : le sang royal coexistait avec la doctrine des deux corps du roi, Louis XIV opère un glissement significatif. Au moment où se multiplient les portraits du roi, présence d’un roi caché selon Louis Marin, le corps réel du roi se multiplie dans la famille. Grâce à la mystique du sang, le roi n’a même plus à renaître symboliquement dans son successeur, le sang ne meurt jamais, le sang est un éternel présent (2). C’est une autre façon d’évacuer la question du tyrannicide : il faut un jugement individuel pour déterminer si tel ou tel est un tyran, on ne peut juger une famille entière. La légitimité de la famille royale rend illusoire le débat sur l’éventuel usurpation du pouvoir. En tuant un roi, on pouvait fragiliser le système, les régences étaient toujours des temps difficiles. Comment tuer une famille ? L’obstacle était conceptuel encore plus que technique. Les affaires anglaises sont évoquées sous le terme de « parricide » qui n’est pas nouveau, mais qui permet de bien souligner la dimension familiale du conflit. Louis le Grand est le père universel qui protège un roi, trahi par ses enfants. Plus le roi est une image du père moins il est une image du fils et donc moins la représentation christique et sacrificielle est pertinente. Cela convient parfaitement à Louis XIV, mais explique aussi en partie pourquoi Jacques II ne peut pas devenir saint.

C’est cette reconstruction du monde que Damiens vient bouleverser. Même devant une famille royale florissante, on peut encore songer à tuer le roi. Non seulement la culture du tyrannicide est toujours présente, mais le jus sanguinis ne protège plus l’individu royal. Louis XV a perdu son image de roi protecteur, il n’est plus le père de ses sujets ; le coup de couteau de Damiens le laisse intègre physiquement mais le prive de tout valorisation sacrificielle, il ne devient pas la victime christique. Le roi est nu. Tout cela n’est pas perceptible immédiatement, mais l’événement constitue un traumatisme profond, dont on peut mesurer l’ampleur à l’aune de la brutalité du châtiments comme des efforts de refoulement. Quelques rares « mauvais propos » avaient salué Ravaillac, Damiens, honni par les élites, trouve des admirateurs au sein du peuple… La famille royale, elle-même, semble prendre des distances avec le modèle imposé par Louis XIV : le dauphin et la dauphine, morts successivement en 1765 et 1767, ont obtenu d’être inhumés ensemble, à Sens, leurs cœurs seuls sont à Saint-Denis, il y a au moins une privatisation de la mort, qui rompt avec le destin collectif de la dynastie. Cette décision est peu commentée, mais suscite un certain sentiment de malaise, et Mercier, par exemple, critique le monument même (3).

L’exécution de Louis XVI constitue un cas particulier. Robespierre et Saint-Just plaident plutôt en faveur d’une raison d’Etat républicaine : le roi a trahi, la monarchie est finie, la guerre impose ses lois. Tout en bouleversant le discours traditionnel qui s’articulait autour des différences entre un roi et un tyran : le « tout roi est un rebelle et un usurpateur » de Saint-Just n’a qu’un lointain ancêtre avec La Boétie. La lutte contre la « superstition royale », reprend en la laïcisant, la logique de Cromwell et de Milton : celle de la monarchie même comme idolâtrie. Le procès, finalement intenté à Louis XVI, contre la volonté de Robespierre et de Saint-Just, hésite entre ces différents actes d’accusation. Mais, lorsque certains patriotes trempent leur pique dans le sang du tyran, lorsque d’autres évoquent la mort du roi comme baptême de la république, ils perpétuent, même en le renversant, le mythe du sang royal. La destruction des tombes de Saint-Denis témoigne, à sa façon, de l’adhésion populaire à la conception dynastique, au jus sanguinis. Calvin le disait déjà aux iconoclastes : briser les images, c’est encore leur accorder une valeur, et replonger dans l’idolâtrie.

Il n’y a pas une pensée unique du tyrannicide. Dans cette violence, se retrouvent des ingrédients divers. Le cynisme politique n’en est pas le cœur. La philosophie politique n’en est pas absente, mais nous sommes le plus souvent confrontés à la force irréductible des imaginaires comme aux pesanteurs de « l’infra-politique », à la lenteur des mentalités.

Le tyrannicide est également diversement traité par la mémoire et par l’histoire. Si nous nous limitons à l’histoire de France, la plus fertile en la matière avec trois régicides, les destins posthumes des uns et des autres sont marqués par une extrême variabilité. Jacques Clément connaît, du temps de la Ligue, une gloire éphémère, mais il est vite relégué dans l’enfer des assassins, avant de devenir le prototype du fanatique religieux. Henri III n’a pas de chance. En-dehors de sa pieuse épouse, Louise de Lorraine, qui se bat pour qu’on rende à sa dépouille les honneurs dus à un roi de France, les papes successifs ne pardonnent pas l’assassinat d’un cardinal, et Henri IV ne tient pas à évoquer la mémoire de son prédécesseur. La légende noire du pauvre Henri III s’est longtemps poursuivie dans la littérature, le théâtre romantique, voire chez les historiens.

Le « couple » :Ravaillac/Henri IV ne suit pas le même destin. Le roi est d’emblée populaire et le meurtrier d’emblée honni. Ravaillac est l’image même du traître ; la ville d’Angoulême qui a eu le malheur de l’abriter devient un temps suspecte, et les préjugés contre les roux sont vivement renforcés par la sinistre épopée du « vilain rousseau d’Angoulême ». Henri IV est le roi modèle et les références à Hercule, David, Salomon, Saint-Louis, n’arrivent pas à exprimer toutes les qualités de ce bon roi. Une littérature apologétique valorise la roi Christ sacrifié au royaume. Et la légende d’Henri IV se poursuit. En 1661 l’Histoire du roi Henri le Grand par Hardouin de Péréfixe, très régulièrement rééditée jusqu’en 1850, établit définitivement les épisodes clés. C’est là que le panache blanc est sacralisé : « vous le trouverez toujours au chemin de la victoire et de l’honneur ». Péréfixe a été précepteur de Louis XIV et il a transformé le grand-père en modèle pour le petit-fils. Dans une édition complémentaire en 1662, apparaît ce qui va assurer le succès continu de l’œuvre : un Recueil de quelques belles actions et paroles mémorables du Roi Henri le Grand. Nous sommes dans le légendaire en action. La poule au pot cristallise l’image du roi proche des paysans, peuple, gouailleur, sensuel, pétri de bon sens et d’humanité. Avec, en 1663, l’Histoire des amours d’Henri IV, ce roi humain devient presque trop humain… A la fin du XVIIè siècle, nul ne pouvant rivaliser avec Louis XIV, l’image du roi de gloire s’estompe, mais celle du roi peuple est définitivement installée. Tout naturellement Henri IV triomphe comme bon roi des Lumières, puis de la République. Le poème épique de Voltaire en l’honneur d’Henri IV s’intitule, en 1723, La Ligue ou Henri le Grand, mais dès 1728, pour une autre version, c’est le titre de « henriade » qui s’impose. Henri IV est le roi tolérant qui combat le fanatisme religieux. Les éditions se succèdent, avec des gravures qui popularisent le philosophe et le roi. Tout le siècle utilise Henri IV pour critiquer Louis XV et encourager Louis XVI dans le chemin des réformes (4). Mercier témoigne de l’adoration continue dont bénéficie Henri, y compris pour les visiteurs privilégiés de Saint-Denis : « Tous les spectateurs en contemplant d’un regard fixe cette tombe sacrée semblaient attendre un miracle du ciel en faveur de la terre. On eût dit que ce bon roi venait de mourir. On détestait le parricide comme s’il respirait encore. On s’entretenait de cet horrible événement comme d’une calamité récente et générale » (5). La révolution, à ses débuts, aime Henri IV ; il est célébré dans de nombreuses pièces de théâtre, dans des pantomimes très populaires. Le peuple contraint les passants, et notamment les aristocrates, à saluer la statue du roi sur le Pont neuf, à Paris.

L’amour d’Henri IV a-t-il survécu en pleine révolution, au moment même où l’on détruit les tombes de Saint-Denis ? C’est ce que prétend Lenoir, qui a assisté à la scène, mais sera aussi le restaurateur du sanctuaire en 1815. Selon lui, la puanteur du cadavre d’Henri IV était « presque impossible à supporter », pourtant un soldat « se précipita sur le cadavre du vainqueur de la Ligue, et, après un long silence d’admiration, il tira son sabre, lui coupa une longue mèche de sa barbe, qui était encore fraîche, et s’écria en même temps, en termes énergiques et vraiment militaires : Et moi aussi je suis soldat français ! Désormais je n’aurai plus d’autre moustache. Et plaçant cette mèche précieuse sur sa lèvre supérieure : Maintenant je suis sûr de vaincre les ennemis de la France, et je marche à la victoire !'' » (6). Henri, roi patriote, soldat de la monarchie comme de la république. L’anecdote est jolie, mais non confirmée. Le bénédictin dom Poirier, qui rapporte et surveille les mêmes faits constate simplement à propos d’Henri IV : « Son corps s’est trouvé bien conservé, et les traits du visage parfaitement reconnaissables. Il est resté dans le passage des chapelles basses, enveloppé dans son suaire, également bien conservé. Chacun a eu la liberté de le voir… » (7). Dom Poirier a toute la précision et la concision du savant (8). Mais, vraie ou fausse, la scène de la moustache, conserve une valeur symbolique. Symbole militaire, soldat patriote, Henri IV est le roi réconciliateur, et, après la révolution, il devient le modèle de la restauration, en concurrence avec Louis XVI, presque contre lui.

D’une certaine manière la mémoire de Louis XVI et celle des conventionnels collectivement régicides sont toujours d’actualité et le débat continue. La première Restauration s’est voulue clémente ; en 1814 il s’agit d’équilibrer le thème du roi martyr et celui de la réconciliation nationale ; le pardon donné par Louis XVI est largement utilisé. L’oubli et le pardon sont inscrits dans le préambule de la charte : « Nous avons effacé de notre souvenir, comme nous voudrions qu’on pût les effacer de l’histoire, tous les maux qui ont affligé la patrie durant notre absence », la damnatio memoriae est la condition de l’amnistie (9). L’exhumation des corps de Louis XVI et de Marie-Antoinette le 21 janvier 1815 se fait avec une volontaire modération. Symboliquement le jour choisi, pour célébrer les victimes royales est le 14 mai, pour mieux associer Louis XVI et Henri IV ! Les humeurs de revanche cependant sont bien là, et le gouvernement a bien du mal à les freiner ; elles vont se déchaîner, après les 100 jours, lors de la seconde restauration. Cette fois, les régicides « relaps », c’est-à-dire ceux qui ont rejoint Napoléon pendant le retour de l’aigle, sont exclus de tout pardon. Commémoration du régicide et déportation des régicides vont de pair dans l’esprit de ultra : « la définition par le droit d’une mémoire infâme -celle des régicides- a été permise par la sacralisation d’une mémoire martyre –celle de Louis XVI » (10) . 202 conventionnels survivants sont condamnés à l’exil et 171 partent effectivement vers Bruxelles, la Suisse, voire l’Amérique. Politique d’exception au niveau du gouvernement, terreur blanche dans les provinces, les temps sont rudes pour les anciens conventionnels régicides. Ceux qui protestent au nom de leur indigence, le gouvernement se charge des frais de transport au-delà des frontières ; les malades ne sont pas épargnés. Les polices européennes collaborent pour mieux les espionner et les expulser d’un territoire à l’autre. Contre Jean-Baptiste Le Carpentier, refoulé de Guernesey, une véritable chasse à l’homme s’organise dans le département de la Manche ; un paysan qui l’avait hébergé est condamné à 18 ans de prison ferme. Le Carpentier est finalement arrêté en 1819 (11). Certains ont plus de chance. Drouet, celui qui a reconnu la famille royale en fuite en 1791, montagnard et babouviste de surcroît, s’est rallié à l’empereur. Il se cache et travaille comme pâtissier, charretier, mécanicien, jardinier… Sous le pseudonyme de M.Mergès, il devient le secrétaire particulier et l’homme de confiance d’un ultra mâconnais ! Ce n’est qu’en 1824, au moment de son décès que sa concubine révèle sa véritable identité (12)…

La damnatio memoriae doit se poursuivre sur les enfants des régicides ; pour ne pas oublier le régicide, il convient d’anéantir symboliquement les descendants des régicides. Le fils de Michel Chasle, employé dans une librairie en 1819, doit changer de nom. Le fils de La Révellière-Lépeaux réussit son examen de droit, mais le président du jury lui fait savoir qu’il doit renoncer au nom de son père… La fille de Lepelletier de Saint-Fargeau multiplie les signes de reniement d’un père, qui a pourtant été lui-même assassiné. Elle achète la toile de David représentant son père pour la détruire, elle s’acharne contre les restes de la bibliothèque paternelle. Lorsque son oncle, qui poursuit le combat révolutionnaire, publie les œuvres du conventionnel, elle se procure toutes les éditions pour les détruire (13). A l’inverse, le fils de Couthon défend la mémoire de son père. Il avait six ans le 9 thermidor. Il a d’abord subi l’exécration familiale, et la perte de son nom. Mais, adulte, il le porte fièrement comme sous-officier dans les armées napoléoniennes. Il décrit la Restauration sous un jour tragique car « les émigrés rentrés avaient apporté avec eux ces fables ridicules qu’ils avaient entendu conter chez les Prussiens et les Russes » (14). Mais Antoine Couthon célèbre Louis-Philippe, lui-même fils de régicide : « … Enfin, le soleil de Juillet brilla (…) l’histoire fut refaite en remontant aux sources véritables » et « l’histoire balaie l’écume des pamphlets enfantés pendant les temps de trouble et de réaction. La lumière arrive, quoique tardive (…) c’est un mécompte qui trouble le sommeil des chouans et des fils des croisés » (15). Fils de régicides contre fils de croisés le combat pouvait se poursuivre. Le tournant de 1830, déjà souligné par M. Agulhon, est ici manifeste. Lakanal reprend sa place à l’Académie des sciences morales et politiques, les obsèques de l’abbé Grégoire marquent le dernier regroupement des régicides survivants, entourés symboliquement de milliers d’étudiants… révolution d’hier et révolution de demain…

Le couple Louis XVI /conventionnels régicides,contrairement à celui formé par Henri IV et Ravaillac, n’aboutit pas eu rejet de l’un et à la consécration de l’autre. La mémoire des régicides, comme leur histoire, demeurent contradictoires. Les temps de guerre, d’occupation du territoire de résistance leur sont favorables. Le reste du temps, on plaint Louis XVI, mais on lui préfère Henri IV. La Restauration a entériné cette préférence : c’est bien Henri IV qui a momentanément remplacé Napoléon sur les médailles de la légion d’honneur (16) . Les restaurations, comme la monarchie de juillet, vivent sous la permanente menace du régicide, et Henri IV semble un protecteur plus consensuel que louis XVI (17). Les archives de police témoignent de la permanence de la vocation régicide : on y lit de multiples « propos atroces », dénoncés, voire provoqués, par une police en alerte (18) (19). En 1820, l’assassinat du duc de Berry, à la sortie de l’opéra, contraint le gouvernement modéré de Decazes à des mesures radicales. Mais nous sommes désormais dans une autre histoire, depuis 1789, on a d’autres moyens pour changer de gouvernement. Les rois, comme les républicains, ont appris les chemins de l’exil.

La véritable réflexion sur le tyrannicide se situe au théâtre. Ce qui est parfois aussi une scène politique. Victor Hugo du moins le proclame dans la préface de Lucrèce Borgia : « Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et haut. Lorsque Corneille dit –Pour être plus qu’un roi tu te crois quelque chose- Corneille, c’est Mirabeau… » (20) . Le drame historique est à la mode, et le plus souvent, il constitue une arme pour les libéraux contre les ultra. Henri III et la Ligue fournissaient des thèmes transparents pour critiquer le retour du sectarisme religieux et l’emprise du clergé sur Charles X ; la veine se poursuit dans les premières années de la monarchie de juillet. Dès 1827, la préface de Cromwell de Hugo, établissait un manifeste romantique, mais la pièce elle-même s’intéressait moins au régicide qu’au refus de Cromwell de devenir roi à son tour. Pourtant, en 1832, Hugo revient sur le thème du régicide avec Le roi s’amuse. Il s’agit du meurtre programmé de François Ier par son bouffon Triboulet : celui-ci veut venger l’honneur de sa fille séduite et abandonnée par le roi. C’est un trait tyrannique par excellence de ne pas respecter les femmes et les filles de ses sujets. Le bouffon exalte sa vengeance dans une nuit d’orage (V, 1) :

« Une tempête au ciel ! un meurtre sur la terre !

« Que je suis grand ici ! ma colère de feu

« Va de pair cette nuit avec celle de Dieu.

« Quel roi je tue ! Un roi dont vingt rois dépendent

« Des mains de qui la paix ou la guerre dépendent ! »

Et Triboulet, sublime et grotesque d’affirmer sans remords :

« Oh ! jouis, vil bouffon, dans ta fierté profonde

« La vengeance d’un fou fait osciller le monde »

Face à la majesté jetée en sac (enfin ce qu’il croit être la majesté), à la scène 3, il prononce des mots bien faits pour inquiéter un pouvoir monarchique :

« Va voir au fond du fleuve, où tes jours sont finis

« Si quelque courant d’eau remonte à Saint-Denis !

« A l’eau François premier ! »

De fait le ministère s’inquiète ; Hugo convoqué se justifie en protestant que Louis-Philippe n’est pas François Ier. Mais le jour de la première, le 22 novembre 1832, la marseillaise et la carmagnole furent entonnées par des spectateurs enthousiastes. La pièce fut interdite.

Le Lorenzaccio d’Alfred de Musset parut en 1834, mais ne fut représenté qu’en 1896. Tyran de Florence, chez Musset, tyran de Padoue avec Hugo en 1835, la culture du tyrannicide permettait sous le voile de l’histoire de critiquer le régime de Juillet. Le premier article de Musset dans la Revue des deux mondes' en 1833 était une critique de l’opéra de Scribe et Auber, Gustave III ou le bal masqué. Les rois mouraient beaucoup sur la scène. Le régicide n’était plus refoulé. Le Lorenzaccio de Musset est un chant désespéré, qui exprime le désenchantement républicain, et retrouve les accents ambivalents du Lorenzo de l’histoire. Judith est bien loin, Absalon est oublié, mais Brutus lui-même est ébranlé. Lorenzo s’est pris pour Brutus, mais n’est-il pas seulement Erostrate, cet éphésien qui met le feu au temple d’Artémis, une des sept merveilles du monde, uniquement pour que son nom ne soit pas oublié (III, 3) ? :

« Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit tout ce que j’ai à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marquée en traits de sang. Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plait pas qu’ils m’oublient ».

L’oubli du régicide ! La pensée tyrannicide n’a plus besoin d’être refoulée, elle se fonde dans le spleen des enfants du siècle. Hugo qui proteste contre l’interdiction du Roi s’amuse, constate : « Le moment de transition politique où nous sommes est curieux. C’est un de ces instants de fatigue générale où tous les actes despotiques sont possibles (…) le gouvernement (…) en est venu à tyranniser petitement » (21).

On tyrannise « petitement », et Musset avec Lorenzaccio choisit le tyrannicide du diminutif. Nous franchissons un seuil épistémologique, le tyrannicide, adieu.

NOTES

(1) J.M. Le Gall, « La nécropole dynastique des Bourbons à Saint-Denis ou l’impossible simple corps du roi », Revue Historique 315-1 (2006), p. 65.

(2) L. Marin, A. Boureau, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français, XVè-XVIIIè siècles, Paris, 2000 ; B. Guenée, « Le roi, ses parents et son royaume en France au XVIè siècle », Un roi et son historien. Vingt études sur le règne de Charles VI, Paris, 1999, p. 439-470 ; A. Jouanna, « Les Guise et le sang de France », Le mécénat et l’influence des Guise, éd. Y. Bellanger, Paris, 1997, p. 23-36 ;J.M. Le Gall, op. cit. ; A. Lewis, Le sang royal. La famille capétienne et l’Etat, Xè-XIVè siècles, Paris, 1986 ;

(3) L.S.Mercier, éd.J.L. Bonnet, Paris, 1994, t.2, p. 585-586.

(4) La légende d’Henri IV a été étudiée par M. Reinhard, Paris, 1936. C. Biet, Henri IV. La vie, la légende, Paris, 2000. Nous attirons l’attention sur l’excellent colloque publié en 1995 par la Société Henri IV, La légende d’Henri IV.

(5) L.S. Mercier, op. cit., t.1 , p. 1374.

(6) A. Boureau, Le simple corps du roi, l’impossible sacralité des souverains français, XVè-XVIIIè siècle, Paris, 1988, cité, p. 77.

(7) Id., p. 76.

(8) Selon A. Boureau, « L’attitude de ce bénédictin, vrai continuateur des chroniqueurs de Saint-Denis, illustre une des raisons majeures de l’échec de la symbolisation corporelle des rois : la grande indifférence de l’Eglise à la sacralisation politique, tolérée par un respect paulinien de la légitimité, acceptée comme un tribut rendu à l’Eglise, mais jamais admise au rang de la croyance véritable », op. cit., p. 9. C’est aller un peu vite en besogne : un bénédictin ne fait pas toute l’Eglise ! Au XVIIIè siècle, le courant janséniste a contribué à désacraliser la monarchie, mais il n’est pas représentatif de toute l’Eglise de France. Quant au respect paulinien de la légitimité du pouvoir temporel, il est arrivé à l’Eglise de l’oublier, en particulier en légitimant un certain nombre de tyrannicides…

(9) E. Fureix, « Regards sur le(s) régicide(s), 1814-1830, restauration et recharge contre révolutionnaire », Mémoires et miroirs de la révolution française, Cahiers du centre d’histoire « espaces et culture », clermont-Ferrand, 2006, p. 33.

(10) Id., p. 39.

(11) S. Luzzatto, Mémoire de la Terreur, Lyon, 1991, p. 125.

(12) Id., p. 124.

(13) Id., p. 150-151.

(14) Cité par S. Luzzatto, op. cit., p. 157.

(15) Id., p. 158.

(16) L. Louessard, Les régicides, passions et drames, 1814-1848, Paris, 2000, p. 10.

(17) Il serait très intéressant de savoir quelles ont été les réactions privées des individus face à la commémoration du sort de Louis XVI. Il faudrait interroger livres de raison, journaux et mémoires. La bibliothèque municipale de Provins possède un manuscrit de l’abbé Pâques, qui a écrit un « Office de l’anniversaire de la mort de Louis XVI » dans un cahier soigné avec des fleurs de lys et des têtes de mort collées, un médaillon de Louis XVI, « roi des Français » et à la fin de l’ouvrage un médaillon d’Henri IV. De 1816 date cette « Jérémiade prophétique » :

« La France pleurera son prince infortuné

« Que des hommes de sang auront assassiné

« Et paiera cher leur félonie.

« Pauvre France, je plains ton sort !

« Pour expier cette fatale mort

« Tu souffriras une longue agonie »

Pour cet auteur, qui se définit lui-même comme « souvent farceur et quelquefois dévot » (p.9) Louis XVI est en marche vers la sainteté.

B.M. de Provins, Ms 36 (2). Je remercie le conservateur L. Duchamp de m’avoir signalé ce manuscrit.

(18) Id., p. 36.

(19) Signalons, entre autres, d’Alexandre Dumas, Henri III et sa cour en 1829, La tour de Nesle en 1832, de Victor Hugo, Lucrèce Borgia et Marie Tudor en 1833…

(20) Préface à Lucrèce Borgia, éd. Paris, 1962, p. 185.

(21) Préface au Roi s’amuse, éd. Paris, 1962, p. 48-49.