Figure emblématique du côté gauche, Robespierre a très tôt, parlé ce langage du droit et stigmatisé son travestissement par les faux amis de la liberté. Quel est par exemple le sens du mot citoyen lorsque l'on distingue d'une part des citoyens passifs et d'autre part des citoyens actifs qui seuls peuvent être électeurs ? « Comptant sur la facilité avec laquelle on gouverne les hommes par les mots, écrit Robespierre, ils ont essayé de nous donner le change en publiant, par cette expression nouvelle, la violation la plus manifeste des droits de l'homme. » (3) La distinction entre passivité et activité est en effet en contradiction avec les termes de la Déclaration des droits de l'homme ET du citoyen. Car les hommes se réunissent en société afin de garantir leurs droits naturels, « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression » précise l'article 2 de la Déclaration de 1789. La société institue l'homme citoyen afin qu'il dispose des moyens de garantir ses droits. La citoyenneté est ainsi la souveraineté en acte. C'est la raison pour laquelle Robespierre conclut que ce dispositif qui distingue des citoyens actifs et des passifs est « anticonstitutionnel et antisocial », c'est-à-dire contraire aux principes constitutifs des sociétés.

Quel est également le sens du mot propriété au nom duquel cette distinction entre passifs et actifs serait justifiée ? La propriété ne se limite pas aux terres, aux châteaux. Elle embrasse aussi tout ce qui est le propre de l'homme : sa vie, sa liberté, les biens les plus modestes qui lui permettent d'exister. « Mais les riches, constate Robespierre, les hommes puissants ont raisonné autrement. Par un étrange abus des mots, ils ont restreint à certains objets l'idée générale de propriété ; ils se sont appelés seuls propriétaires ; ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient dignes du nom de citoyen ; ils ont nommé leur intérêt particulier l'intérêt général, et pour assurer le succès de cette prétention, ils se sont emparés de toute la puissance sociale. » (4)

Ce langage de classe qui exprime le mépris pour le peuple consiste aussi, souligne Robespierre, à « dégrader la plus grande partie du genre humain par les mots de canaille, de populace » (5). Il justifie la confiscation de la langue politique par les puissants. Le langage du droit qui est la langue du peuple se défie de la sophistication rhétorique. Au contraire, la langue obscure des experts est exclusive et lorsqu'elle est la langue politique, sa fonction est d'échapper à la démocratie. Le langage donne directement forme à l'exercice du pouvoir.

Thomas Paine est de ceux qui ont dénoncé la stratégie des élites dans la république américaine et qui en France, sous la Convention thermidorienne, ont combattu l'abus des mots et la volonté de professionnaliser la politique. Dans la Constitution de 1795, la disposition suivant laquelle seul celui « qui paie une contribution directe, foncière ou personnelle, est citoyen français » (article 8) conduit à l' oxymoron de l'article 2 suivant lequel «l'universalité des citoyens français est le souverain ». L'universel est le particulier. Paine commente : « on pourrait ici demander, puisque ceux-là seuls (qui paient une contribution) doivent être reconnus citoyens, quel nom aura le reste du peuple. » (6)

Avec la fin du gouvernement révolutionnaire resurgit donc le discours de l'exclusion politique qui se pare des vertus de la langue du droit. L'innovation, qui suppose un travail d'ajustement, réside dans le fait que ce détournement de la langue du droit s'inscrit dans les institutions républicaines. Ainsi certains députés comme Larevellière-Lépeaux s'efforcent-ils de trouver l'équilibre d'une exclusion équitable : « au reste, dit-il au cours du débat sur la Constitution de 1795, la valeur de trois journées de travail ne sera pas assez forte pour blesser l'égalité, et elle le sera assez pour écarter des assemblées politiques la paresse et la débauche. » (7). Lanjuinais, plus radical, revendique le discours de l’exclusion à partir duquel il construit un nouveau langage du droit qui se substituera à l'ancien et sera adopté par la Convention thermidorienne.

L'exclusion se conçoit alors comme une justice puisqu'elle agit pour le bien de tous, pour le bien des exclus eux-mêmes, et pour la viabilité du modèle républicain qui se constitue : ne pas aider la paresse sert à la combattre, choisir l'abeille contre le frelon favorise la prospérité générale, la stabilité de la République. Le modèle est celui d'un homme libre entendu comme productif, informé, responsable, ne dépendant de personne ni pour sa subsistance ni pour son jugement, donc apte à être citoyen. Il est également constitué de la notion de citoyen potentiel, en devenir. Le fait d'être citoyen n'est plus l'expression d'un droit naturel. La citoyenneté à laquelle accèdent ceux qui correspondent aux critères matériels ou culturels, s'accompagne de la citoyenneté comme récompense pour ceux qui ne les remplissent pas encore. L'effort pour être citoyen est donc moins un effort dans l'exercice de cette fonction comme le disent Robespierre ou Paine, qu'un effort pour y accéder. L'exercice du droit de citoyen en tant que base de l'ordre social, la pratique comme moyen de la formation de l'homme libre, sont remplacés par l'établissement de critères définissant ce que c'est qu'être libre pour devenir citoyen. En 1795, le discours de l’exclusion est le langage du droit.

La langue du droit telle que la concevait le côté gauche ne sera dorénavant tenu qu'à la marge. Babeuf commentant la Constitution thermidorienne écrit : « depuis que, vous étant emparé du sublime mouvement revolutionnaire, vous avez fait connaître au peuple que vous donniez, à ces expressions (égalité, liberté) positivement l'inverse de la définition du dictionnaire.» (8) La langue de bois est ainsi moins du côté de la Terreur que de ses ennemis. La république de l'abus des mots et la langue politique qui efface son humanité afin de se réduire à une technique auront une belle postérité.

Texte publié dans La Revue Commune, 2007, n°48, p.39-41.

Notes :

(1) Histoire politique de la Révolution française, Paris, A. Colin, 1901, reéd. 1926, p.782. Alphonse Aulard fut le premier titulaire de la chaire d'histoire de la Révolution française à la Sorbonne.

(2) Je m'appuie ici sur des notions travaillées par Jacques Guilhaumou, en particulier dans La langue politique de la Révolution française, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989. Voir également Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, Gallimard, 1982 et Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, Paris, PUF, 1991.

(3) « Sur la nécessité de revoquer les décrets qui attachent l'exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d'argent, ou d'un nombre déterminé de journées d'ouvriers » (avril 1791), Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours, Paris, La Fabrique, 2000, p. 76.

(4) Ibid., p. 80.

(5) Ibid., p. 81.

(6) Le Moniteur, réimpr., t.25, p.171.

(7) Le Moniteur, réimpr., t.25, p.219.

(8) Le Tribun du Peuple, n°34, 15 brumaire an IV, p.8