Aubagne, terre du factionalisme ?

De fait D.M.G Sutherland part du constat que les dirigeants révolutionnaires, au plan national, condamne, plus souvent qu'on ne le dit, une telle violence, tout en évitant de la réprimer frontalement, se contentant, avec l'aide des représentants en mission, de marginaliser les révolutionnaires plus radicaux. C'est pourquoi cette étude micro-historique n'ignore pas le contexte plus large de la révolution à Aix, Arles et Marseille, sur la base d'un vaste dépouillement de sources. Il en ressort une visibilité particulière de l'activité des clubs et des tribunaux révolutionnaires et une interrogation spécifique sur une démocratie évidemment fraternelle, mais jugée violente.

L'on retrouve aussi, dans cet ouvrage, une habitude de l'historiographie anglophone, depuis Colin Lucas, de singulariser le Midi par sa violence, sa turbulence, et donc une certaine incapacité à faire l'apprentissage de la sociabilité démocratique. A vrai dire, c'est aussi un reproche récurrent sous la plume et dans les propos de Jacobins parisiens, au point de considérer nombre de Jacobins locaux comme des fédéralistes, ainsi que nous l'avons montré dans notre ouvrage sur Marseille républicaine (1791-1793) (Paris, 1992) et les compléments, à propos des fédéralismes modéré et jacobin, dans le dossier Web sur Marseille en révolution. L'abord du fédéralisme à Aubagne, en liaison avec le fédéralisme marseillais, relève du même jugement, l'incapacité de ces anti-jacobins à mettre sur pied un nouveau style de gouvernance, faute de mobiliser la population et de trouver les appuis nécessaires dans les élites ayant déjà fait leur apprentissage politique à la fin de l'Ancien Régime et au début de la Révolution française, et donc de substituer des procèdures "normales" de gouvernance au mode de fonctionnement "violent" de la lutte des factions.

Cependant, cette configuration, politique très particulière tient aussi au fait remarquablement précisé par D.M.G. Sutherland que "In trying too distinguish the acceptable and the unacceptable, each sides developed principles, with the sections standing for notions of democratric accountability while the clubs throughout the region demanded a more practical politics of unrelenting war against all ennemies" (p. 150). Nous pouvons commenter cette judicieuse analyse en considérant que le chevauchement, si l'on peut dire, de la quête de la démocratie d'une part, et de la nécessaire lutte contre les ememis de la République, d'autre part, - l'une et l'autre imposés dans le déroulement même des événements de 1792 -, introduit en effet une ligne de démarcation, difficile à maîtriser donc en perpétuel mouvement, dans chaque bord politique entre ce qui est acceptable et ce qui inacceptable tant au niveau du fonctionnement démocratique que du recours à la contrainte.

Suivre, comme le fait si bien l'historien, les variations politiques de ce principe d'acceptabilité, donc les arguments qui vont avec, et bien sûr les formes pratiques est l'un des aspects les plus passionnants de cet ouvrage, d'autant que l'analyse s'appuie sur une connaissance précise du contenu des journaux et brochures de l'époque, - collectés à la Bibliothèque Municipale de Marseille, et aussi à Arles -, qui constituent un vaste ensemble de sources imprimées sur la Révolution à Marseille et dans sa région. De l’expérience de la Révolution dans le Midi, l'historien retient donc surtout le lien problématique entre une démocratie violente et fraternelle, identifiable dans les sources, et la démocratie moderne dont nous sommes partie prenante: il précise alors que les deux ne sont pas vraiment compatibles, tant la ligne de démarcation que nous venons de singulariser est mouvante d'un événement à l'autre. Ainsi dès qu'un geste insultant est commis, pire encore qu’un lynchage se déroule sous les yeux des autorités locales sans être immédiatement puni, une telle impunité fait perdre à la classe des victimes toute confiance en la légalité, et donc dans les tribunaux: elle cherche alors à se défendre elle-même, voire à constituer sa propre justice "populaire", ce qui engendre des violences sur les deux bords opposés. Mais il convient aussi de mesurer ce qu'il en est du terrain social de telles luttes politiques violentes.

Ainsi l'historiographie anglophone partage avec l'historiographie française le constat que le jacobinisme dans le Midi concerne très directement les classes populaires, et peut donc être considéré fondamentalement comme un mouvement populaire, avec son attachement à la défense des droits selon la trilogie liberté, égalité, fraternité. Mais elle s'interroge surtout sur le fait de savoir pourquoi des démocrates "turbulents" peuvent, pour certains d'entre eux, devenir des assassins ce qui leur voudra d'être jugés en l'an III comme terroristes, ou pour les moins chanceux, si l'on peut dire, d'être assassinés avec une violence encore plus extrême après Thermidor pendant la Terreur blanche et ses tueries démultipliées de patriotes.

Il est vrai qu'Aubagne décroche, au yeux des contemporains frappés par les atrocités commises, la palme de la violence, surtout au cours de la réaction royaliste. Le ralliement au "factionalisme" des Jacobins locaux les plus radicaux est, selon l'historien, l'une des raisons essentielles de cette dérive meurtrière de la vigilance civique. Plus fondamentalement, une telle violence tient son importance d'une "culture de la justice distributive" où les haines, à l'exemple de la vendetta, se cumulent et profitent d'un vide institutionnel relatif. Faut-il pour autant considérer que les autorités n'arrivent pas à déployer l'appareil judiciaire jusque dans une ville aussi troublée ? L'accent mis, par Maignet le représentant en mission du temps de la Terreur sur la mise en place du gouvernement révolutionnaire et des ses institutions civiles a-t-il été à ce point ignoré des Aubagnais ?

L'introduction au déroulement de la Terreur dans Aubagne par un long développement (p. 170-200) sur la Terreur à Marseille, documents à l'appui, montre a contrario qu'Aubagne doit tenir compte de la position de ses frères jacobins et montagnards marseillais, sauf à considérer que Marseille mène une politique d' "extrême terreur", ce qui cadre mal avec le personnage de Maignet très attaché au gouvernement révolutionnaire et à ses institutions certes pour une part répressives, mais tout autant sociales, culturelles et éducatives. Il est rien moins qu'un bureaucrate, mais plutôt un législateur soucieux de persuader sans convaincre, selon la célèbre formule rousseauiste du Contrat social, donc de confèrer une existence sociale à la Révolution, et ainsi de répondre aux besoins populaires. Mais la substitution, dans bien des situations d'affrontement, de la recherche de la conviction au nom de la force des principes et de la puissance de l'argument de la souveraineté populaire par le déploiement de la violence, - de la simple injure ("A bas") aux paroles et gestes meurtriers - ne lui facilite pas sa tâche, et obère d'autant ses efforts pour réduire la propension punitive des factions en présence.

L'historien ne peut donc éviter de qualifier l'intervention de Maignet dans les termes d "une révolution sociale" et qui plus est appuyée sur un "mouvement populaire": il considère ainsi l'expérience révolutionnaire d'Aubagne comme tout à fait exemplaire de la démocratie révolutionnaire, ce qui fait l'intérêt de son choix. Certes, en centrant notre attention sur la violence, il marque aussi l'effroi qu'elle suscite des contemporains à nos jours, mais dans le même temps, il requalifie à sa manière le mouvement populaire dont l'historiographie révisionniste (François Furet, Patrice Gueniffey) a voulu nier l'existence.

Une autre caractéristique de la démarche anglophone depuis les travaux de Lynn Hunt, ici repris, consiste à aborder les discours des dirigeants jacobins en terme de rhétorique, et de marquer le décalage entre la rhétorique jacobine et la réalité des luttes locales. Ainsi l'analyse des enjeux autour d'un événement majeur de l'histoire révolutionnaire d'Aubagne, la fête des oliviers, en février 1792, s'efforce de préciser l'ampleur de ce décalage reposant sur la croyance des Jacobins que la majorité de la population s'oppose à une minorité d'anciens privilégiés. S'il y a une part de vérité dans cette croyance, en relation au contexte des disputes électorales de 1791-1792, il n'en reste pas moins que l'opposition aux Jacobins est plus large qu'ils ne le disent, ces derniers s'appuyant plutôt sur le terroir d'Aubagne et se heurtant donc à une partie de la population proprement urbaine. De plus les causes juridico-économiques du conflit ayant en partie disparu, - du moins s'étant déplacées ailleurs, dans le conflit social même -, avec l'établissement, à la place de la taille réelle et de la capitation, des contributions foncières et mobilières, la lutte des factions n'en disparaît pour autant, bien au contraire, les tenants des traditions municipales se reconvertissant dans la défense de l'ordre social et de la propriété, de l'ordre bourgeois auquel se heurte, à Aubagne comme ailleurs, le jacobinisme.

Un débat

A ce titre, Donald Sutherland rejoint en partie les analyses récentes de Cyril Belmonte, dans sa thèse sur Des plus apparents aux notables. Recherches sur les classes dirigeantes de l’arrière-pays marseillais (fin de l’ancien régime - fin du premier empire), en deux volumes, Thèse soutenue le 5 décembre 2007 (Aix-Marseille I, Université de Provence, sous la direction de Christine Peyrard) où Aubagne occupe une place centrale (2). Cyril Belmonte y propose une lecture sociale des affrontements locaux, à l’aide d’un nombre important de données quantitatives (voir en effet les 64 tableaux et les 11 graphiques dela thèse), ce qui lui permet de dégager une typologie des attitudes de chaque commune concernée, de la position plutôt modérée dans le cas de Cassis à une atmosphère de quasi guerre civile comme à Aubagne. En fin de compte, il en vient à insister sur le fait que cette convergence de données sociologiques, et leur articulation à la géopolitique des luttes dans la lignée des travaux de Michel Vovelle, rend visible un renouvellement, et une démocratisation du personnel dirigeant - dont il trace, dans une partie prosopographique finale, les portraits les plus divers - de 1792 à l’an II. Tout un ensemble entremêlé de lettrés et de peu-lettrés assurent les charges locales et occupe ainsi l’espace de la prise de parole et de la mise en acte de la loi. C’est sans doute là, conclut-il, que se manifeste le mieux la politisation des masses, si spécifique de l’exception révolutionnaire française dont on retrouve encore l’héritage dans le mouvement social actuel.

Donald Sutherland, membre de son jury de thèse -voir notre compte-rendu de la soutenance de cette thèse aixoise dans Provence Historique(fascicule 233, juillet -septembre 2008, P. 319-323) - développe un autre point de vue sur la pertinence de la modernité révolutionnaire en considérant, nous l'avons vu, que la violence fait échouer l’acculturation démocratique mise en œuvre par les Jacobins. Avec l'exemple des élections bien détaillé dans son ouvrage, il considère également que - de la suspension électorale à la nomination autoritaire de la Municipalité - les Jacobins ont recours à une certaine forme de violence légale qui avive les luttes entre les factions, faute d’introduire un mécanisme neutre, je dirai libéral (expression certes anachronique à l’époque de la Révolution française), de formation du consensus.

Le débat entre ses deux historiens se précise alors autour de la pertinence de la notion de « bloc jacobin », repris de la caractérisation d’un « bloc historique » progressiste dans la Révolution française par Gramsci, Cyril Belmonte rétorque que son abord dynamique de la réalité des groupes sociaux, et des dirigeants qui en émanent sur une grande échelle de diversité, admet ce que j’appelle « le principe de révolution permanente » comme principe démocratique en montrant la capacité des notables jacobins à représenter tant les groupes moyens (artisans et professions libérales) que les plus démunis, dans les circonstances les plus révolutionnaires, en particulier en l’an II. Vouloir s’en tenir aux luttes des factions et mettre uniquement l’accent sur la violence destructrice de toute forme de gouvernement « neutre » risque ainsi de faire écran à la compréhension de l’originalité de l’alliance de classes qui se met en place autour des Jacobins. Un débat donc qui outrepasse selon moi le simple fait de caractériser la Révolution française comme une simple révolution bourgeoise et confère donc au travail de Cyril Belmonte un intérêt supplémentaire.

Le débat porte aussi sur le degré d’ouverture politique de l’élite locale, de son caractère non exclusivement oligarchique. Certes, à prendre le problème en l’élargissant à une partie du 19ème siècle, la question de l’apprentissage de la démocratie prend tout le sens que lui donne ultérieurement le libéralisme. Mais il n’en reste pas moins que l’expérience jacobine demeure incontournable dans la quête des origines de la démocratie lorsque l’on saisit, comme le fait Cyril Belmonte, le personnel politique communal au quotidien, ne serait-ce que dans son apport décisif à l’apprentissage de la loi.

Ajoutons, en tant qu'historien linguiste, que le qualificatif de "fédéralistes" appliquée à une très large palette de révolutionnaires locaux nous incite à être tout aussi méfiant sur l'usage de ce mot que de celui de "contre-révolutionnaires". La question est plutôt : quelle type de démocratie les jacobins du Midi expérimente et dans quelle mesure est-elle contradictoire ou non avec toute une série de manifestations punitives - menaces verbales, voire physiques, farandoles menaçantes, pendaisons, corps dépecés avec leurs parties présentées comme des trophées, etc..- que les historiens décrivent avec minutie dès le XIXème siècle ? la réponse est complexe, et peut sensiblement diverger selon les points de vue et les terrains d'analyse. Ainsi le tout récent ouvrage de Michel Vovelle sur les sans-culottes marseillais présente une dynamique politique complexe, fédéralisme inclus, il est vrai dans un grande ville dont le patriotisme n'a rien à envier de Paris. Au niveau des villes plus petites, l'héritage des luttes notabilitaires d'Ancien Régime interpénètre plus nettement les factions en présence au cours de la Révolution française, au point de rendre suspect les qualificatifs de "patriotes" ou de "contre-révolutionnaires" appliqués à telle ou telle faction.

Entre factionalisme et mouvement populaire, violence populaire et révolution sociale, l'historien doit se méfier de tout partage trop net, parce qu'il ne peut éviter de s'interroger sur ce que la tradition révolutionnaire y puise de référents politiques et sociaux, au-delà d'une imagerie terroriste, certes appuyée sur des faits bien réels, mais qu'on ne peut apprécier de manière unilatérale comme le montre très bien cet ouvrage riche, complexe et bien documenté, et le débat qu'il suscite dans ses échanges avec l'historien français Cyril Belmonte.

Voir également le débat sur H-France autour du livre de D.M.G Sutherland avec les interventions de Anthony Crubauch, Paul R. Hanson, Edward J. Woell, Alan Forrest et la réponse de l'auteur.

Notes

(1) Principalement The Chouans (1982), France 1789-1815: Revolution and Coounterrevolution (1985) et The French Revolution 1770-1815: The Quest for a Civic Order (2003). Et voir le compte-rendu ci-dessous de l'ouvrage Violence and the French Revolution.

(2) En attendant la publication de cette thèse, on peut lire son étude, « Aubagne en Révolution. Luttes sociales et bipolarisation politique », Provence historique, lii fasc. 208, (2002) : 232-47.

Voir aussi la table des matières, le rajout de la bibliographie, absente de l'ouvrage imprimé - dans View material.. -et les premières recensions sur le site de l'éditeur Cambridge University Press.

Annexe

Violence and the French Revolution, édited by D.M.G Sutherland, Historical Reflections/ Réflexions historiques, Fall 2003, Vol.29, no.3, p.379-582.

En octobre 2001 s’est tenu à l’Université de Maryland un colloque sur la violence révolutionnaire qui fait toujours autant débat. Les dix contributeurs à ce débat, présenté par D.M.G Sutherland, Professeur d’histoire, mettent tout autant l’accent sur « le passage à l’acte » que sur la psychologie de la violence, et les discours qu’elle engendre.

Encore fallait-il marquer les conditions de la transition, en la matière, entre l’Ancien Régime et la Révolution. C’est ainsi que Pierre Serna montre la coexistence, en 1790, entre une violence parlementaire, exercée sous la forme persistante du duel, et une violence populaire. Il en conclut à un déplacement progressif de « la brutalité absolue des lames orphelines » vers « le couperet de la sinistre veuve des orphelins ». Quant à Ted W. Mardagant, il souligne la rupture entre la justice d’Ancien Régime et la justice révolutionnaire, à partir de l’exemple de la justice prévôtale.

L’abord plus ample, d’abord dans le contexte parisien, des diverses modalités de la violence rend visible, selon Haïm Burstin, toute une série d’acteurs qui se définissent comme autant de protagonistes de l’événement révolutionnaire, et peuvent ainsi s’en attribuer le mérite et la légitimité. E, Province, avec l’exemple lyonnais étudié par Philippe Bourdin, les « mises en scène de la terreur » nous introduisent à une « écriture particulière de l’histoire » qui rend la Terreur compatible avec le projet révolutionnaire.

Nous sommes alors entraîné sur le terrain de la radicalité de la violence révolutionnaire bien au-delà du « moment terroriste » de l’an II. Timothy Tackett montre, en amont, que la crise ouverte en 1791 par la fuite à Varennes prélude à la terreur de l’an II, par l’omniprésence de l’obsession du complot. En aval, Howard G. Brown montre pour sa part que « la modération » des thermidoriens n’empêche pas la continuation d’un usage violent de la justice révolutionnaire, marquant ainsi un net rapprochement entre la Terreur directorial et la Terreur de l’an II.

Faut-il en conclure, avec Patrice Gueniffey, que la violence et la terreur sont inhérentes à toute révolution, par le fait même du recours « inusable » à la théorie des circonstances ? Montée aux extrêmes et état d’exception apparaissent alors comme les catégories explicatives majeures d’une phénoménologie de la violence révolutionnaire. Cependant les contributeurs reconnaissent qu’il faut aussi laisser place à la visibilité propre de l’événement au delà des « échos terroristes » qu’ils suscitent. Ainsi l’étude de la place des femmes dans l’évènement révolutionnaire par Dominique Godineau tend à montrer que l’insistance sur la « violence sanguinaire » des citoyennes vise à cacher leur intervention politique dans l’espace de la Révolution française, le lien à un projet politique émancipateur. A vrai dire, s’il est impossible, comme le souligne Michel Vovelle dans son propos conclusif, de faire ici l’impasse sur le lien « actuel » entre le choc de l’histoire immédiate (la violence terroriste du 11 septembre 2001) et la violence de la Terreur, il importe tout autant, comme le précise Donald Sutherland en introduction, de clarifier d’abord la manière dont les acteurs de l’événement identifient la violence dans le contexte précis de la Révolution française.