Barrer l’égalité

manuscrit de l'égalité barrée

Ce manuscrit est un document de travail interne à la Commission des onze - 11 députés en sont membres - nommée par la Convention nationale le 23 avril 1795-4 floréal an III. Nous nous situons pendant la Convention thermidorienne, moment politique qui suit l’élimination des robespierristes (le 27 juillet 1794-9 thermidor an II) et s’achève avec la mise en place du Directoire : la Convention se sépare le 26 octobre 1795-4 brumaire an IV. L’objet de la Commission des onze est de « mettre en activité la Constitution », c’est-à-dire la Constitution de 1793. Dans les faits elle va remplacer la Constitution de 1793 par un nouveau texte, la future Constitution de 1795 (de l’an III), qui installera le Directoire.

Le débat sur le texte de la Constitution se déroule à la Convention entre le 16 messidor-7 juillet et le 30 thermidor an III -17 août 1795. La Constitution est adoptée le 5 fructidor an III-22 août 1795. Ce manuscrit donne l’un des états de la rédaction des premiers articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui figure à la tête de la Constitution. Il s’agit de l’un des brouillons intermédiaires qui précèdent le texte qui sera soumis en deuxième lecture aux députés et adopté par eux.

L’auteur des ratures est Pierre Claude François Daunou. Girondin, membre de la Commission des onze, il en dirige les travaux et est le principal rédacteur de la Constitution. C’est lui qui représente la Commission au cours du débat sur la Constitution à l’Assemblée. Il a sinon rédigé du moins largement inspiré le discours prononcé par Boissy d’Anglas au nom de la Commission des onze le 5 messidor an III - 23 juin 1795, par lequel est introduit le débat constitutionnel et dont l’extrait le plus célèbre résume l’enjeu : « un pays gouverné par les propriétaires est dans l’état social ».

L’une de ces ratures concerne plus particulièrement l’égalité : le mot est supprimé dans l’article : « les droits de l’homme en société sont la liberté, <l’égalité est supprimée>, la sûreté, la propriété ». Dissociée de cet article, l’égalité est traitée dans un article séparé. Sur ce manuscrit , on ne dispose que des premiers mots (l’égalité), la suite correspond certainement à l’article 5 du projet ou à la première partie de l’article 3 du texte définitif : « l’égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elle protège soit qu’elle punisse ».

L’égalité est barrée une deuxième fois, avec l’article 1, entièrement rayé par Daunou : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

Enfin l’article 2 est également éliminé : « Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits ».

Tout ce qui est souligné par Daunou sera maintenu dans le texte définitif. Nous avons là le début de la Déclaration définitive avec le futur article 1. Il existe cependant une différence importante : l’égalité est réintégrée dans l’article où elle avait été barrée dans le brouillon : « les droits de l’homme en société sont la liberté, l’égalité <réintégrée>, la sûreté, la propriété ».

Egalité barrée, insurrection et idéal de 89

Dans leur histoire de la Révolution française, François Furet et Denis Richet proposent une explication générale au sort que les conventionnels réservent à l’égalité en 1795. L’extrait qui suit est situé dans le chapitre intitulé « une Constitution de maturité ». Suivant François Furet et Denis Richet, «la Déclaration des droits de l’homme (de 1795) reprend , en le précisant, en le garantissant, l’idéal de 89. Sans doute écarte-t-elle les formules que la contre-offensive plébéienne avait imposées en 93 à l’élite réticente. On retrouve par là la vérité du siècle : le « bonheur commun », pour les lumières, était une fin et non un droit, et l’« assistance » ressemblait trop aux charités « féodales » pour ne pas offusquer la conscience de l’individu. L’égalité est débarrassée de ce qui était sa caricature : l’aspiration au nivellement. On la situe sur le plan des garanties aux chances, non des droits aux revendications. En 89, expliqua lucidement Lanjuinais, on avait défini l’égalité négativement : par rapport aux ordres et aux privilèges. Aujourd’hui il fallait la définir positivement : « L’égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous . » Le progrès est sensible, et la base de tout le droit constitutionnel du XIXe siècle est ainsi jetée. » (3).

Quelques lignes plus loin, les auteurs évoquent la suppression du droit à l’insurrection et désignent l’égalité comme une notion incompatible avec ce droit : « Implicite dans la Déclaration de 89, parce que confondu avec le droit à la révolution, le droit à l’insurrection fut donc supprimé dans celle de l’an III. C’est dans cet esprit, aussi, que la Déclaration des devoirs enseigna les responsabilités liées à l’égalité : respecter les lois élaborées par les représentants » (4).

De cette lecture nous tirerons trois questions à partir desquelles interroger le manuscrit de l’égalité barrée. Tout d’abord, en quoi ces choix de la convention thermidorienne « reprennent-il, en le précisant, en le garantissant, l’idéal de 89 » ? Question complémentaire : en quoi ce traitement de l’égalité dans la Constitution de 1795 débarrasse-t-il cette égalité « de ce qui était sa caricature : l’aspiration au nivellement » ; en d’autres termes, en quoi tout ce qui est barré est-il une aspiration au nivellement ; en quoi par exemple y a-t-il nivellement lorsqu’on déclare que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ? (ce que l’on trouve dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Enfin dernière question : quelle est la nature du lien de l’égalité et de l’insurrection et dès lors quelle est la validité d’une lecture dans laquelle le rejet de l’insurrection apparaît comme une garantie de l’égalité ?

Il faut d’autre part rappeler que cette présentation de la Déclaration de 1795 proposée par François Furet et Denis Richet s’inscrit dans une interprétation de la Révolution française : 1795 et sa Déclaration renouerait avec 1789 et sa Déclaration par delà le « dérapage » de l ‘an II. La « contre-offensive plébéienne de 93 » aurait imposé le bonheur commun, l’assistance et « le nivellement » (ces « formules » comme les nomment Furet et Richet) qui disparaissent en 1795. Ce faisant la Déclaration de 1795 nettoierait le texte de 1793 de ses exagérations, 1795 retrouverait l’idéal initial de 1789. Le problème posé par cette interprétation de la Révolution française peut être résumé par la question de la compatibilité entre d’une part, l’effort pour éradiquer l’égalité et d ‘autre part, l’effort pour renouer avec l’idéal de 89 et ce par delà l’épisode de la terreur.

Nous rencontrons une même tension dans le commentaire paradoxal que fait Jacques Godechot, historien que l’on rattache à l’école dite « jacobine », c’est-à-dire hostile aux analyses de Furet. Suivant Jacques Godechot « la Déclaration de 1795 reproduit dans ses grandes lignes celle de 1789 » ; mais il poursuit : « toutefois, les rédacteurs en ont éliminé l’article le plus significatif : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (5).

Donc les textes sont proches mais le plus significatif des articles n’est plus là. A la fois suivant l’auteur et contre lui nous pouvons logiquement conclure que ces deux textes ne sont pas proches.

Il nous faut revenir au manuscrit de l’égalité barrée pour retrouver une cohérence.

L’égalité comme droit

L’article « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » n’apparaît pas dans la première version du texte de Déclaration, celle qui est soumise aux députés en première lecture. C’est à la fin de la première lecture, le 17 messidor an III - 5 juillet 1795, alors que l’ensemble du texte de la Déclaration a déjà été examiné que le député Defermon demande à ce que l’article soit rajouté. Cette proposition est adoptée à l’unanimité.

En revanche, le deuxième article qui est barré dans le manuscrit est présent dans le texte soumis à l’Assemblée en première lecture. (« Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits »). L’article avait été adopté la veille (16 messidor - 4 juillet). Il en va de même pour l’article où seule l’égalité est barrée : il a été proposé par la Commission en première lecture et adopté par l’Assemblée.

Dès lors, pourquoi ce qui a été adopté par l’Assemblée est-il barré ? Quand cela est-il barré ? Pourquoi la Commission des onze - et en l’occurrence Daunou - revient-elle même sur ce qu’elle avait initialement proposé ?

On peut tout d’abord remarquer que les deux articles entièrement barrés sont liés : Defermon associe l’article 2 (« Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits « ) et sa proposition :

« Je vois bien, dit Defermon, dans les premiers articles de cette Déclaration le but de l’institution du gouvernement et les garanties qu’il promet (Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits) ; mais je n’y vois point une disposition qui était dans les autres déclarations ; c’est celle-ci : « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Et Defermon précise : « l’article que je propose est dans la constitution américaine, et je pense que votre Déclaration des droits, qui ne comprend pas seulement ceux du citoyen, mais aussi ceux de l’homme ; je pense, dis-je, que cette Déclaration ne serait pas complète, si vous ne parliez que de la garantie sociale, et si vous ne disiez rien de l’état de l’homme avant la société ».

Ainsi, d’après le brouillon, et en reprenant à rebours l’explication de Defermon, non seulement on ne dira rien de l’état de l’homme avant la société, mais de plus cela va entraîner le fait qu’on ne dira rien des garanties données à l’homme entré en société (« la garantie sociale »). Ainsi, ce qui est entièrement barré dans le manuscrit est ce que Derfermon assemble : la garantie sociale et les droits de l’homme avant la société (ou droits naturels des hommes). En d’autres termes, dans le brouillon, Daunou élimine le principe suivant lequel, dans l’état de nature, les hommes possèdent des droits naturels (la liberté et l’égalité) et se regroupent en société pour que ces droits soient garantis (fonction du gouvernement). La Commission des onze raye donc le lien entre droits de l’homme (avant la société) et droits du citoyen (de l’homme en société). L’égalité en tant que droit est plus particulièrement visée par la Commission des onze. Le fait qu’elle soit barrée (même temporairement) explicite les intentions que recouvre la disparition de la proposition de Defermon et la disparition de la garantie sociale. Il s’agit que l’égalité n’apparaisse ni comme un droit de l’homme, ni comme un droit de l’homme en société que le gouvernement a pour fonction de garantir.

La Déclaration est la norme

Ce manuscrit prend place entre la première et la deuxième lecture. En première lecture l’Assemblée adopte la version non barrée ; en deuxième lecture elle adopte la version barrée (à l’exception, nous l’avons dit, de l’égalité réintégrée dans l’article 1). Or, entre les deux états du texte, se place une intervention de Thomas Paine.

Thomas Paine, citoyen des deux mondes, occupe dans l’historiographie la fonction du libéral. On le dit proche des Girondins et il est emprisonné pendant la Terreur. En l’an III, les Girondins proscrits sont réintégrés dans l’Assemblée et entrent en force dans la Commission des onze : Daunou, Lanjuinais, Louvet sont au cœur des conceptions politiques qui orientent le texte de Constitution. Thomas Paine intervient à la Convention, le 19 messidor an III - 7 juillet 1795, deux jours après que la proposition de Defermon a été adoptée. Paine demande la parole alors que la Convention va passer à l’examen de la Constitution. Cette intervention de Paine sera la seule critique radicale du projet de Constitution élaboré par des députés dont il en censé avoir été proche.

Son discours consiste à mettre en relation le projet de Déclaration et le projet de Constitution dont on va débattre. Ce dernier limite la citoyenneté en réintroduisant un suffrage censitaire. Paine utilise la Déclaration pour mesurer l’écart entre les principes et leur réalisation. La Déclaration est ainsi la norme à partir de laquelle on doit juger l’organisation d’une société :

- Une Constitution, dit-il, est composée de deux parties , le principe et l’organisation, et il est indispensable et essentiel que l’organisation corresponde aux principes. - Dans le plan de Constitution soumis à l’Assemblée, l’organisation ne correspond pas aux principes. - Le plan de Constitution crée un peuple sans nom en supprimant les droits de citoyen à la moitié du peuple. - Avec cette Constitution, le but de la société n’est pas le bonheur commun, ou le bonheur de tous, mais le bonheur partiel ou le bonheur d’une partie seulement. - Avec cette Constitution le gouvernement n’est institué que pour garantir les droits d’une partie du peuple, celle qui est composée des citoyens. - La Constitution rétablit l’inégalité des droits. - En conséquence de cette inégalité, les exclus n’ont ni liberté, ni sûreté contre l’oppression et sont soumis à la volonté de ceux qui sont citoyens. - En conséquence la liberté de ceux qui sont citoyens agit pour enlever la liberté des autres.

Pour ce discours dans lequel la Déclaration des droits est la norme de ce qui doit être, Paine est assimilé à Robespierre par Louvet (6). Pour Paine, et comme Robespierre effectivement, la norme est en l’homme : en d’autres termes la société a pour fonction de garantir les droits naturels des hommes, ce que rappelle également Defermon. Paine ne fait pas là assaut d’originalité si l’on considère ses écrits précédents : en effet il développe en 1795 les mêmes arguments que ceux de Common sense, ou de Droits de l’homme lorsqu’il défend les principes de la Déclaration de 1789 contre les conceptions de Burke. On retrouve en 1795, comme dans ses autres prises de positions, l’unité de la liberté et de l’égalité, cette dernière étant la réciproque de la première. Pour Paine, les dispositions censitaires de la Constitution de 95 sont « rétrogrades des véritables principes de la liberté » parce qu’elles portent atteinte au principe d’égalité. Paine n’est pas assimilé à Robespierre parce qu’il parlerait de nivellement, d’exagération de l’égalité, mais parce qu’il situe le fondement du contrat social dans l’égalité comme réciproque de la liberté.

Dans une lettre datée du 18 prairial an III-6 juin 1795, adressée à Thibaudeau, Paine se dit même « affligé » par un projet qui « propose d'attaquer le principe de l'égalité des droits, et de proposer une distinction de droits pour base à une nouvelle Constitution »(7), et précise l’ampleur de son affliction : "Lorsque dans la théorie on reconnaissait l'égalité des droits comme un principe sacré et indispensable, on pouvait en considérer la violation dans la pratique comme un accident presque inséparable d'un temps de révolution qui cesserait aussitôt d'une Constitution fondée sur ce principe et qui le reconnaîtrait pour inviolable serait établie en pleine activité. C'est après ces réflexions que mon incarcération m'a toujours parue excusable".(8)

Droits déclarés et insurrection

Entre les deux états du texte de la Déclaration que montre ce brouillon, il y a donc l’intervention de Paine mais aussi, puisque Paine n’a pas été entendu, l’adoption des articles de la Constitution qui limitent l’accès au titre de citoyen. Par son discours, Paine rappelle aux députés l’usage critique que l’on peut faire d’une Déclaration qui serait la norme, qui serait une loi. Le risque est encore amplifié par l’article que Defermon propose de réintroduire. Maintenir cet article qui a été adopté en première lecture risque de générer des revendications contre la Constitution censitaire. Le 26 thermidor an III - 13 août 1795, au moment de l’examen du texte de la Déclaration en deuxième lecture, c’est là une objection que l’on trouve dans la bouche du député Mailhe qui, comme Lanjuinais, Louvet ou Daunou est associé à la Gironde : « ne mettez pas dans cette Déclaration qui n’est point une loi, des principes contraires à ceux que renferme la constitution qui est une loi, ou bien vous fournissez à tous les ignorants, à tous les factieux, à tous les turbulents les moyens de la renverser. Je vous demande quel est l’homme qui, avec l’article dont on parle, ne pourra point aller dans des rassemblements, dans des groupes exciter à l’insurrection. Il dira tous les hommes sont égaux en droits, la Convention l’a reconnu dans la Déclaration des droits de l’homme, et cependant la constitution m’interdit l’exercice de ces droits qu’elle accorde à mon voisin, parce qu’il paie une contribution que je ne paie pas : l’égalité est donc violée ; insurgeons-nous pour détruire une constitution qui, en reconnaissant que tous les hommes sont égaux en droits, ne les leur accorde pas tous également ». Mailhe craint l’insurrection, sa légitimité comme résistance à l’oppression et ici, plus particulièrement, sa légalité. Pour ses raisons , Mailhe préférerait d’ailleurs qu’il n’y ait pas de Déclaration à la tête de la Constitution ; et il n’est nul besoin du nivellement ou de l’égalitarisme comme exagération de l’égalité pour qu’il y ait danger. Le 20 messidor an III - 8 juillet 1795, Jean-Baptiste Say qui commente le débat constitutionnel, développe les mêmes arguments pour stigmatiser le potentiel subversif des principes déclarés : « ce n’est donc pas trop hasarder que de dire qu’une Déclaration des droits de l’homme, fort utile à l’époque de la révolution, où il s’agissait d’établir des principes qui renversassent, dans l’opinion, l’ancien gouvernement, était au moins superflue, à présent que les principaux de ces droits sont reconnus et que l’énoncé des autres est inutile. On dira peut-être qu’un usurpateur y trouverait un frein ; mais l’expérience nous a appris qu’il pourrait aussi bien s’en faire un instrument. Robespierre ne disait-il pas, en s’adressant aux tribunes des jacobins : Peuple, on te trahit, reprends l’exercice de ta souveraineté ? ».(9)

Intégrer la proposition Defermon c’est courir le risque que l’on excite à l’insurrection ; intégrer la proposition Defermon c’est aussi, dit Lanjuinais le 17 messidor an III- 5 juillet 1795, faire un autre texte : « il me semble que la Déclaration des droits étant faite, nous ne devons pas nous amuser à en faire une seconde d’après un système tout différent, ou bien nous nous jetterions dans des discussions éternelles, il faudrait définir ce qui est avant la société, ce qui est égal pendant la société, et ce qui est après la société ; de là naîtraient une infinité de questions ; vous seriez obligés d’examiner ce que c’est que la propriété dans l’ordre de la nature. Il s’élèverait des querelles interminables entre ceux qui prétendent que la propriété n’est point dans l’ordre de la nature et ceux qui soutiennent que c’est un droit naturel que la société ne fait que garantir ». Intégrer la proposition Defermon, ce serait faire une autre Déclaration des droits suivant un « système tout différent » par exemple un texte qui, comme la Déclaration de 1789, contient la proposition Defermon..

En 1795 ce ne sont pas les principes de la Déclaration qui guident le contenu de la Constitution, mais au contraire la Constitution qui détermine la forme que doit prendre la Déclaration, en l’occurrence un texte qui ne soit pas un recours. La Constitution (au sens de ce que Paine nomme l’organisation des pouvoirs) devient la norme. D’autre part, ce n’est pas l’égalitarisme qui est visé et ce n’est pas la présence de l’égalité dans la Déclaration qui pose problème mais le fait que l’égalité puisse être associée à un appareil normatif qui rappelle pourquoi les sociétés ont été constituées, car alors toute atteinte à l’égalité en droit définit une oppression et justifie que l’on y résiste.

Garantie sociale

Au cours de l’été 1789 les constituants expliquent les raisons pour lesquelles il faut selon eux déclarer des droits pour constituer une société. Ainsi le 9 juillet, le jour où l’Assemblée Nationale se proclame constituante, Mounier qui est rapporteur du Comité de Constitution , expose les principes sur lesquels repose le pacte social : « C’est une heureuse constitution que l’on désire. Plaçons dans le corps de la constitution, comme lois fondamentales, tous les vrais principes ... Le but de toute société étant le bonheur général, un gouvernement qui s’éloigne de ce but qui lui est contraire est essentiellement vicieux. Pour qu’une constitution soit bonne, il faut qu’elle soit fondée sur les droits des hommes, et qu’elle les protège évidemment ; il faut donc pour préparer une constitution, connaître les droits que la justice naturelle accorde à tous les hommes ; il faut rappeler tous les principes qui doivent former la base de toute espèce de société, et que chaque article de la constitution puisse être la conséquence d’un principe »(10).

Ce sont là les termes du préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen votée le 26 août 1789. Ils définissent la frontière entre un groupe d’hommes, constituant une société, et un agrégat non constitué qui risque à tout moment de basculer dans ce que Locke nomme un état de guerre (11), celui où les droits de chacun n’étant pas garantis, la loi du plus fort règne. Comme le rappelle Siéyès dans son Exposition raisonnée qui influence les rédacteurs du préambule, la protection des droits des plus faibles est la norme de l’état social, c’est-à-dire d’une société constituée : « L’objet de l’union sociale est le bonheur des associés. L’homme avons-nous dit, marche constamment à ce but ; et certes il n’a pas prétendu en changer lorsqu’il s’est associé avec ses semblables ...La loi sociale n’est point faite pour affaiblir le faible et fortifier le fort ; au contraire elle s’occupe de mettre le faible à l’abri des entreprises du fort, et couvrant de son autorité tutélaire l’universalité des citoyens, elle garantit à tous la plénitude de leurs droits » (12). Le « bonheur général », ou le « bonheur des associés » évoqué par Mounier et Siéyès, comme l’attention portée à la situation du plus faible ne relèvent pas des tentations de l’égalitarisme ou des « formules imposées par la contre offensive plébéienne » comme l’écrivent Furet et Richet, mais sont les principes constitutifs d’une société, et ce dès 1789.

L’effort pour réaliser les principes déclarés s’impose aux représentants du peuple, fixe la norme politique et garantit l’existence d’une constitution : « Les représentants de la Nation française exerçant dès ce moment les fonctions du pouvoir constituant, considèrent que toute union sociale et par conséquent que toute constitution politique, ne peut avoir pour objet que de manifester, d’étendre et d’assurer les droits de l’homme et du citoyen. Ils jugent donc qu’ils doivent d’abord s’attacher à reconnaître ces droits ; que leur exposition raisonnée doit précéder le plan de constitution, comme en étant le préliminaire indispensable, et que c’est présenter à toutes les constitutions politiques, l’objet ou le but que toutes, sans distinction , doivent s’efforcer d’atteindre » (13).

Suivant ces principes de la logique constituante, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 définit la garantie donnée aux hommes entrés en société. Le préambule expose la fonction de la Déclaration, rédigée « afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique en soient plus respectés ». Le « but de toute institution politique », ou si l’on préfère de tout état social constitué, est précisé dans l’article 2 : « la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ». L’article 12 indique que « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique », et l’article 16 fait de la garantie des droits et de la séparation des pouvoirs la marque d’une société constituée.

L’insurrection comme retour à l’ordre

Parce qu’elle constitue l’état social, la déclaration de 1789 lie la fonction des gouvernements et le but des sociétés. En conséquence, dans le cas où la garantie des droits de chacun ne serait pas assurée, où donc le contrat rompu ferait le lit du despotisme, les hommes entrés en société disposent du droit de résister à l’oppression (article 2). L’objectif de la Convention thermidorienne est de bloquer ce mécanisme de retour à l’ordre, désigné comme anarchiste.

Si l’on reprend la structure du jugement de François Furet et de Denis Richet et qu’on la remet de la tête sur les pieds en essayant de la faire coïncider avec ce que l’on trouve dans les archives on obtient une formule qui serait : la Déclaration de 95 rompt avec l’idéal de 89 qui est aussi celui de la contre-offensive plébéienne de 93. Ou alors il faut considérer que l’idéal de 89 consiste à s’opposer à la Déclaration 89. L’idéal de 89 serait donc la contre-révolution. A moins qu’on ait confondu l’idéal de 89 et celui de « l’élite réticente ».

Le manuscrit nous indique qu’en 1795, et contrairement aux Constituants en 1789, la Commission des onze perçoit d’abord la Déclaration comme un danger politique. Elle tire ce constat de son analyse de l’histoire de la Révolution française, où suivant elle, un peuple électrisé par les principes déclarés en 1789 n’a jamais pu être maîtrisé par ses représentants. Comme l’écrit Bernard Groethuysen, « il y a dans la Déclaration des droits, dans les principes fondamentaux qu’elle établit, une fois pour toutes, en quelque sorte une logique immanente qui mène à des conséquences de plus en plus révolutionnaires »(14). C’est là le thème central du discours introductif au débat, que Boissy d’Anglas prononce au nom de la Commission et qui se caractérise par une hostilité à la Déclaration en tant que norme.

La rédaction de la Déclaration des droits découle de sa fonction. Puisque pour la Commission des onze la Déclaration n'est pas une loi, qu'elle n'a aucun caractère normatif, elle ne peut prétendre organiser une instance au-dessus du pouvoir qui fait la loi. C’est là ce que vise Boissy d’Anglas lorsqu’il décrit le contenu de la Déclaration épurée :"Nous en avons banni avec soin tous ces axiomes anarchiques recueillis par la tyrannie qui voulait tout bouleverser, afin de tout asservir ; ces détestables maximes, la violation de tous les principes et le renversement de tous les droits, qui semblent autoriser chaque individu coupable à attaquer la société tout entière, et donner à une minorité turbulente et factieuse le privilège de troubler les résolutions paisibles et justes de la majorité du peuple, qui seule doit être souveraine. Vous ne désapprouverez point ces corrections ; vous conviendrez qu'il est immoral, impolitique et excessivement dangereux d'établir dans une constitution un principe de désorganisation aussi funeste que celui qui provoque l'insurrection contre les actes de tout gouvernement. Vous conviendrez qu'il est impossible d’énoncer avec précision le cas où l'insurrection est légitime et devient un droit, et que cependant, s'il est une circonstance dans laquelle une disposition vague puisse être funeste, c'est celle-là. Mais il est une vérité constante, c'est que, lorsque l'insurrection est générale, elle n'a plus besoin d'apologie, et que, lorsqu'elle est partielle, elle est toujours coupable. Nous avons donc supprimé l'article XXXV (15), qui fut l'ouvrage de Robespierre, et qui, dans plus d'une circonstance, a été le cri de ralliement des brigands armés contre vous."(16)

La Déclaration prise comme norme dans son expression la plus "anarchiste" est dite symptomatique de la tyrannie de Robespierre. L'expression la plus "anarchiste" de la Déclaration en tant que norme est le droit à l'insurrection. Ce droit est le seul à être dénoncé directement par Boissy d'Anglas, donc par la Commission des onze et ce parce qu'il est le lieu par excellence de l'unité entre fonction normative de la Déclaration et Terreur. Fonction normative puisque la Déclaration des droits, dans un cas d'atteinte aux droits naturels de l'homme, dit la loi. Terreur également puisque la paternité de Robespierre est nommée, appuyée par la menace du rappel de l'expérience (le droit à l'insurrection comme "cri de ralliement des brigands armés contre vous") qui évoque des précédents dont l'Assemblée résonne encore, l’insurrection du 1er prairial an III - 20 mai 1795, par exemple, moment où ceux qui font la loi sont contestés au nom de la Déclaration et du droit à l'insurrection.

Boissy d'Anglas ne se limite cependant pas au seul registre de l'expérience et de la Terreur. La justification de l'élimination du droit à l'insurrection appelle d'autres arguments. C'est ainsi qu'il mobilise la partie et le tout, la minorité et la majorité, cette dernière étant a priori considérée comme lieu de la légitimité. En d’autres termes, Boissy d'Anglas fait reposer le droit sur des quantités (17) : l'insurrection partielle est coupable, l'insurrection générale juste.

Contre la loi instituée par cette nouvelle Constitution, mais en accord avec les principes du droit naturel qui stipulent que toute atteinte à l’égalité en droit, donc à la liberté, rompt le pacte social, les rares opposants, comme Babeuf appellent à la résistance contre un texte qui n’est pas un pacte social (18). En 1789, explique Babeuf, les droits déclarés ont pour fonction de légaliser l’insurrection qui est le moyen du retour aux principes. En 1795, la proscription du droit de résistance à l’oppression n’est pas la marque d’un effort pour garantir des principes déclarés contre « les insurrection de minorités agissantes », comme l’écrivent Furet et Richet (19), mais le symptôme de l’attaque qui est alors dirigée contre ces principes. Robespierre, directement visé par Boissy d’Anglas, écrivait dans son projet de Déclaration du 24 avril 1793 : « assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression est le dernier raffinement de la tyrannie ».

Ce texte a été publié dans La résistance à l'oppression entre révoltes et révolutions dans le monde au 18e siècle, S. Wahnich (dir.), Lyon, 2004, Rencontres de Gadagne, p. 71-85.

NOTES

(1) Archives Nationales, C232-183bis*15b pièce 27.

(2) L’expression est de Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, Gallimard, 1982, p.149.

(3) La Révolution française, Paris, Hachette, 1965, rééd. Poche coll. Pluriel, p.312.

(4) Ibidem.

(5) Jacques Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, PUF, 2e édition, 1968, p. 459.

(6) La sentinelle, 1er thermidor an III, n°26, p.103.

(7) Thibaudeau, Mémoires sur la Convention et le Directoire, Baudouin frères, Paris, 1824, vol.1, p. 113.

(8) Idem, p.112-113.

(9) La Décade, n°44, p.79-80.

(10) Idem.

(11) John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, III-17, VIII-95.

(12) Emmanuel Siéyès, Préliminaire de la constitution. Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen, Versailles, impr. Pierres, 1789, p. 5-6.

(13) Idem, p. 1 et 2.

(14) Bernard Groethuysen, Philosophie de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1956, p.234-235.

(15) "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs".

(16) Le Moniteur, t.25, p.109.

(17) Ce que Marcel Gauchet appelle du "bon sens" : La révolution des droits de l'homme, Paris, Gallimard, 1989, p.278. Imaginons le même raisonnement appliqué à la résistance au nazisme.

(18) Le Tribun du peuple, n°14.

(19) Op.cit., p .312.