Si l’on suit Pocock, les sources de ce "républicanisme classique" sont connues et délimitées : filiation aristotélicienne, expérience politique des cités italiennes, œuvre de Machiavel, réflexions des penseurs anglais, etc. Ses caractéristiques le seraient également : refus du commerce corrupteur, réflexion autour de la constitution romaine pensée comme le modèle de la constitution mixte, mise en valeur de la common law et surtout, apologie de la liberté politique positive contre les formes de la liberté négative. Cette dernière distinction, reprise d’Isaiah Berlin, est contestée par Philip Pettit qui lui substitue la notion de liberté comme non-domination.

Conçu d’abord comme un paradigme s’appliquant au monde anglophone pour expliquer les filiations, les influences et les transmissions de l’Italie de la Renaissance à l’Angleterre du XVIIe siècle et à ses colonies d’Amérique, le républicanisme dit "classique" a eu tendance à être utilisé par d’autres historiens comme un cadre général influençant toutes les traditions républicaines nationales à l’époque moderne. Une telle approche fait sans doute l’économie des liens plus complexes entre traditions politiques différentes, par exemple le nominalisme (3) et la tradition égalitaire et démocratique, avec l’apport majeur de la Révolution hollandaise et de la pensée spinoziste mise en acte dans la lutte contre la domination religieuse et tyrannique en Europe.

Enfin, il est frappant de constater la faible place occupée dans l’historiographie anglo-saxonne du républicanisme dit "classique" par la tradition démocratique athénienne, comme par l’école du droit naturel moderne et du droit des gens. Cette dernière apparaît simultanément en Espagne avec l’insurrection démocratique des Comuneros, puis la réaction philosophique de Vitoria et de Las Casas contre le génocide de la Conquête de l’Amérique, et dans l’Allemagne de la Guerre des Paysans et de la théologie du "droit naturel absolu" de Thomas Münzer.

Existe-t-il une ou des traditions non-machiavéliennes du républicanisme en Europe ? Les traditions de libération espagnole, allemande, italienne, hollandaise, française, genevoise et suisses relèvent-elles du républicanisme "classique" d’ascendance romaine tel qu’il apparaît dans un courant de l’historiographie anglo-saxonne ? Ou existe-t-il des traditions nationales originales présentant des liens plus étroits avec l’école moderne du droit de la nature et des gens et l’ancienne tradition démocratique des póleis grecques ? Comment s’articulent ces différentes conceptions républicaines ? Ces questions ont connu un début de réponse dans les deux volumes parus en 2002 dirigés par Martin Van Gelderen et Quentin Skinner. Les contributions regroupées dans cet ouvrage ont élargi le champ d’étude du républicanisme en s’intéressant aux thèmes de l’antimonarchisme, du citoyen, de la constitution, des valeurs républicaines, de la place des femmes dans la République et au rapport tendu entre société commerçante et vertu républicaine. Les études sur les Provinces-Unies, l’Italie, la Pologne, les Pays-Bas autrichiens, l’Allemagne, l’Espagne ont permis de replacer les traditions républicaines dans une perspective réellement européenne. Il reste beaucoup à faire puisque nombre de ces travaux concernent la première modernité et abordent peu la question des synthèses républicaines dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et surtout pendant la Révolution française.

Au cours des deux dernières décennies, le champ des études révolutionnaires s’est d’ailleurs largement renouvelé. La réinscription du politique dans les problématiques du droit naturel moderne, travaillées par le mouvement populaire et le débat d’assemblée, a ouvert des pistes fécondes. L’approche de la question républicaine a gagné en complexité en sortant du débat sur les formes du gouvernement pour s’attacher aux principes qui définissent ce qu’est une société véritablement libre et juste et comment la réaliser. Dans cette perspective, la Révolution française est constituée par le conflit des conceptions de la république, c’est-à-dire des conceptions de la liberté. Des travaux comme ceux de Florence Gauthier (Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, 1992) ou ceux de Raymonde Monnier (Républicanisme, Patriotisme et Révolution française, 2005), mais aussi la réflexion menée dans le cadre du séminaire L’Esprit des Lumières et de la Révolution, ont commencé à poser la question des synthèses républicaines des Lumières et surtout de leur mise en action dans la Révolution française.

Ce conflit des conceptions de la république, de la liberté, de la justice, n’est pas limité à la fin du XVIIIe siècle, loin de là, et apparaît comme une préoccupation qui traverse toute la période moderne. Depuis l’Espagne des Comuneros à la Première Révolution anglaise, qui est marquée par la campagne des Levellers en faveur d’une constitution démocratique, la question de la souveraineté populaire se trouve au cœur de la réflexion politique moderne. Or, l’histoire des théories politiques met trop souvent de côté ce qui provient des expériences historiques de tentatives démocratiques depuis la fin du Moyen-Âge et tout au long de l’époque moderne. Ainsi, on peut constater que Skinner et Pettit, en focalisant l’attention sur les débats théoriques autour de la liberté républicaine et de leurs contextes historiques, n’ont pas été assez attentifs à la manière dont les citoyens peuvent alors agir au sein d’instititutions démocratiques sur la base d’une telle liberté proclamée dans les droits. Ils ne tiennent pas compte de la souveraineté populaire dans d’autres périodes historiques que celles qu’ils ont étudiées, en particulier la Révolution française.

Or, cette question de la souveraineté populaire est puissamment réinvestie à la faveur de cet événement historique considérable qu’est la conquête de l’Amérique. La violence et les crimes commis contre les "Indiens", puis contre les captifs africains mis en esclavage, provoquent une indignation qui ne s’éteindra plus, malgré les essais répétés pour l’étouffer. Dans la première moitié du XVIe siècle, en Espagne en particulier, un courant humaniste développe une nouvelle notion de droit naturel moderne attaché à la personne humaine et qui prend d’emblée un caractère universel. En effet, en redéfinissant l’humanité comme étant formée de tous les êtres humains de la planète sans distinction et en les dotant de droits naturels ou droits de naissance, cette École de Salamanque jette les fondements d’une nouvelle théorie politique, se donnant comme objectif de protéger les droits de l’humanité contre la mise en esclavage d’une part, contre la conquête et la colonisation d’autre part, en prenant la défense des droits des peuples à leurs territoires et à leur culture. Bien qu’il ne se réfère pas explicitement à cette riche tradition de l’École de Salamanque, on peut noter que Philippe Pettit a retrouvé cet héritage du droit naturel moderne, en insistant sur l’attrait puissant que constitue "une liberté sans domination", conçue par opposition à l’esclavage civil et/ou politique et qu’il a d’emblée pensé comme un droit de tous les individus de l’humanité sans exclusion. On peut ajouter au passage que ce droit naturel moderne de naître libre est un droit individuel, puisqu’il concerne tous les individus appartenant au genre humain et que le droit des peuples à leur territoire et à leur culture est un droit collectif.

De son côté, Quentin Skinner a pu retrouver ce qu’il a appelé la "théorie néo-romaine des citoyens et des États libres", ce "trésor intellectuel enseveli" qu’au XIXe et au XXe siècle la théorie libérale d’une "liberté négative" entendue comme exempte d’interférence, était parvenue à éclipser en se rendant hégémonique3. Le travail de Skinner et sa méthode sont précieux même s’il ne prend pas suffisamment en compte les racines intellectuelles de la domination (5) et de la liberté. Ce courant d’histoire des idées laisse en effet encore dans l’ombre les traditions politiques propres aux classes subalternes : ces exclus de la societas civilis et politica que sont les esclaves, les serfs, les paysans pauvres, les "esclaves à temps partiel" selon l’expression d’Aristote pour désigner les salariés, les femmes, les peuples conquis, c’est-à-dire les traditions de la démocratie plébéienne ancienne et celles du droit naturel moderne. L’école historiographique de Cambridge nous aide cependant à rouvrir l’étude de ces débats, qu’un courant, qui cherche à se rendre dominant, essaye de limiter à un "libéralisme" univoque (6).

Le colloque qui s’est tenu à Paris en 2008 entend prendre sa place dans ce cadre général. Le débat actuel sur le républicanisme montre que le paradigme républicain de la civilité échappe aux modélisations rigides et qu’il occupe une place centrale dans le dispositif des traditions politiques qui traversent pensées, débats, et pratiques politiques tout au long des Temps modernes. Il s’agit de multiplier les points de vue et les apports permettant de mieux cerner le concept de républicanisme à l‘époque moderne et la variété des traditions philosophiques et politiques qui s’en réclament, ainsi que de penser la ou les synthèses entre républicanisme et jusnaturalisme, non seulement pendant la première modernité, mais aussi à la fin du XVIIIe siècle et pendant la Révolution française.

Le texte d’Antoni Domènech, qui ouvre ce volume, inscrit la tradition républicaine de la Révolution française dans un champ problématique de longue durée qui permet de distinguer les spécificités du républicanisme moderne par rapport aux républicanismes classiques.

La contribution de Joaquin Miras ancre la problématique du colloque dans le XVIe siècle en rappelant les fondements jusnaturalistes de la pensée de Vitoria, dont les idées les plus connues, sur les droits des indios et sur le droit des gens, sont la conséquence d’une conception politique républicaine. Monique Cottret se penche sur une autre figure emblématique, Rousseau, qui alimente sa réflexion politique générale comme ses projets sur la Corse et sur la Pologne à partir de la critique de l’évolution aristocratique de la république de Genève. Rousseau et la Pologne, mais aussi Mably sont au centre de l’étude de Marc Belissa qui souligne, pour le cas polonais et au-delà des divergences avérées, les points de convergences entre les deux philosophes.

Sur le terrain des fondations et des refondations républicaines pendant la Révolution française, l’an III et les questions de la Terreur et de l’anarchie sont abordées par deux contributions. Marc Deleplace interroge le paradoxe de républicains qui pour garantir la République, et au contraire des républicains de 1791, lui sacrifient délibérément la démocratie. A partir de l’opposition entre Paine et Boissy d’Anglas, Yannick Bosc montre comment s’installe une conception de la république dans laquelle la norme sociale n’est plus la liberté comme non-domination mais celle du propriétaire. Pour 1792, autre année clé, Sophie Wahnich décrit la place occupée par le droit naturel, non seulement dans les argumentaires politiques, mais encore dans les imaginaires et les pratiques d’une nouvelle religion civile du droit.

La question de la construction et du transfert des modèles républicains dans la période révolutionnaire s’ouvre sur les déplacements de la théorie néo-romaine de la liberté entre les Révolutions anglaise et française. Ils sont analysés par Raymonde Monnier à partir de la traduction en 1790 du texte de Nedham, The Excellency of a Free State (1656). Pierre Serna s’intéresse aux conceptions républicaines fondées sur une notion d’ordre social qui puisse combiner égalité juridique et inégalité économique. En contrepoint, Emilie Brémond étudie le concept de souveraineté populaire chez Marat ce qui la conduit à interroger le sens et la validité de la catégorie de "démocratie directe".

Les problématiques républicaines de l’égalité et du droit à l’existence sont évoquées par Jean-Pierre Gross à partir du projet montagnard d’abolition de la domesticité visant à offrir aux domestiques le statut de citoyen à part entière. Florence Gauthier analyse le rôle de la galanterie qui, dans la pensée républicaine de Robespierre, est au service des progrès des Lumières pour les deux sexes. Magali Jacquemin étudie les concepts de propriété, de travail et de droit à l’existence dans les écrits et l’action politique d’Étienne Polverel l’un des acteurs de l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue.

Enfin, la contribution de Vincent Bourdeau clôt l’ouvrage, en replaçant les travaux du colloque, en particulier l’angle jusnaturaliste, dans la perspective des républicanismes contemporains.

Marc Belissa, Yannick Bosc, Antoni Domènech, Florence Gauthier, Jacques Guilhaumou.

NOTES :

(1) Philip PETTIT, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, (1997), trad. de l’anglais, Paris, Gallimard, 2004.

(2) Jean-Fabien SPITZ, La liberté politique, Paris, PUF, Léviathan, 1995.

(3) Le nominalisme politique s'intéresse d'abord à la réalité empirique de l’individu social. En période révolutionnaire, cela se traduit par le fait "d’être compté pour quelque chose" (Robespierre) à travers l’instauration d’une Assemblée nationale (un pouvoir instituant de la volonté collective), et, ce, par opposition avec un Ancien régime dans lequel le peuple et les individus ne sont rien. Le nominalisme politique n'est pas nécessairement démocratique : ce qui est par exemple le cas de Sieyès.

(4) Quentin SKINNER, La liberté avant le libéralisme, (1998), trad. de l’anglais, Paris, Seuil, 2000, p. 72-73.

(5) N’oublions pas qu’en latin, le mot dominium signifie droit de propriété. Voir à ce sujet Emile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Editions de Minuit, 1969, t. 1, III, Les statuts sociaux, chap. 2, qui étudie la racine dem, en latin domus, pp. 293-319.

(6) Quentin Skinner a été critiqué pour avoir ouvert cette brèche dans cette univocité d’un "libéralisme".

Table des matières

Introduction

Républicanisme des Humanistes aux Lumières

Antoni DOMENECH : Droit, droit naturel et tradition républicaine moderne

Joaquín MIRAS ALBARRAN : La Res publica, la pensée politique de Francisco de Vitoria

Monique COTTRET : Rome n’est plus dans Genève… Rousseau et la République

Marc BELISSA : Construire, reconstruire la république polonaise : Mably et Rousseau

1792-1795 Fondations – refondations républicaines

Sophie WAHNICH : Une religion civile des droits de l’homme et du citoyen en 1792

Yannick BOSC : Le conflit des conceptions de la république et de la liberté : Thomas Paine contre Boissy d’Anglas

Marc DELEPLACE : Comment sortir de l’anarchie ? Un paradoxe républicain en l’an III

Modèles républicains en révolution

Raymonde MONNIER : Nedham, Machiavel ou Rousseau ? Autour de la traduction par Mandar de The Excellency of a Free State

Pierre SERNA : L’insurrection, l’abolition de l’esclavage et le pouvoir exécutif ou les trois fondements originaux de la République des droits naturels selon Théophile Mandar

Émilie BREMOND-POULLE : Souveraineté populaire et pouvoir représentatif chez Marat. L’exercice de deux pouvoirs contradictoires ?

Républicanisme, égalité, droit à l’existence

Jean-Pierre GROSS : L’émancipation des domestiques sous la Révolution française

Florence GAUTHIER : Les femmes dans l’espace public. La proposition d’une politique de galanterie démocratique par Robespierre

Magali JACQUEMIN : Étienne Polverel au service de la liberté générale, ou la contribution volontaire et l’unité du nouveau peuple de Saint-Domingue (1792 – 1794)

Regards contemporains

Vincent BOURDEAU : La liberté comme non-domination peut-elle se passer du langage des droits naturels ?