Libertalia était une république à l’époque de la monarchie, une démocratie à l’époque du despotisme. Les pirates élisaient leurs dirigeants et insistaient sur le fait que « le peuple lui-même doit être le créateur et le juge de ses propres lois ». Les leaders étaient choisis parmi « les plus compétents d’entre eux, sans distinction de nationalité ni de couleur ». Leur pouvoir devait être utilisé « pour le bien public seulement ».

Libertalia était un lieu où le pauvre et l’exproprié recouvraient leurs droits les plus élémentaires. Chacun avait « la part de la planète nécessaire à sa survie ». Ils possédaient la terre en commun et se répartissaient les biens de façon égale. Les compagnons, qui ne pouvaient plus travailler en raison de leur âge ou de blessures, étaient pris en charge afin qu’ils puissent « rejoindre leur tombe en paix ».

Libertalia était un lieu de liberté à une époque d’esclavage. Misson note : « Le commerce des êtres de notre propre espèce ne peut pas être acceptable aux yeux de la justice divine. Parce qu’aucun homme n’a de droit sur la liberté d’un autre. » Les marins se considéraient souvent comme des esclaves et Misson « n’a pas arraché de son cou l’insupportable joug de l’esclavage, et affirmé sa propre liberté pour asservir d’autres êtres humains ». C’est pour ces raisons que les pirates libéraient les Africains se trouvant sur les bateaux d’esclaves qu’ils capturaient et qu’ils les incorporaient au sein de leurs équipages hétérogènes.

Bien entendu, Libertalia est une fiction. C’est en tout cas ce que répètent de nombreux érudits depuis bien longtemps. Était-ce littéralement une « utopie », c’est-à-dire quelque chose d’irréel, un « non lieu » ? Était-ce un mythe, une invention ?

Ce livre répond par un « non » de défi. C’est en réalité tout le contraire : Libertalia ne s’appuie pas seulement sur des faits historiques. Elle est l’expression littéraire de traditions, de pratiques et des rêves vivants du prolétariat de l’Atlantique au cours de « l’âge d’or de la piraterie ».

Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, les pirates ont apporté des solutions concrètes à toutes les questions pratiques de leur époque.

Le problème de la concentration des pouvoirs ? Élire des dirigeants, limiter leur autorité, et les rendre responsables devant la collectivité, par tous les moyens nécessaires.

Le problème de la hiérarchie ? Redéfinir la division du travail et donner à tous la même part des ressources.

Le problème du salaire ? L’abolir et transformer chacun en partenaire partageant les risques.

Le problème de la mauvaise santé ? Créer un état minimum de sécurité sociale à bord du navire.

Le problème de la pauvreté ? S’emparer des biens des riches et les répartir de façon équitable.

Ces réponses, et la résistance à une économie mondiale capitaliste déjà globalisée, illustrent les raisons majeures pour lesquelles ces forbans nous intéressent toujours. Elles expliquent pourquoi la symbolique pirate a émergé ces dernières années lors des mouvements internationaux de protestation. Tariq Ali a écrit dans Pirates of the Caribbean : Axis of Hope (Verso, 2006) – un excellent récit du virage à gauche opéré en Amérique latine – que le chant « Nous sommes tous des pirates ! » retentirait bientôt à travers le monde entier, lors des mobilisations et des luttes pour la justice sociale.

Les pirates ont eu le courage d’essayer de vivre différemment et de créer un mode de vie alternatif alors qu’ils se trouvaient confrontés à des conditions d’oppression extrêmes. Ils s’opposaient à l’autorité et à l’État. Égalitaires, collectivistes et démocratiques, ces « scélérats » de toutes les nations méritent que l’on se souvienne de leur histoire, en France comme partout ailleurs.

Marcus Rediker. Pittsburg, Pennsylvanie, États-Unis. Le 30 juillet 2008