R. Mortier rapporte que dès 1671, Charles Sorel dénonce la tendance de son siècle à se définir par elles : « Ce siècle est bien éclairé, car on n’y entend parler que de lumières. On met partout ce mot aux endroits où l’on aurait mis autrefois l’esprit ou l’intelligence ». C’est cette prise de conscience historique qui, selon lui, s’affirme dans la fierté d’une époque qui se croit en progrès et oppose les lumières (l’autonomie de la raison, apte à penser par elle-même) aux ténèbres des préjugés, à l’emprise des autorités et à la barbarie des fanatismes et des superstitions. R. Mortier cite Fontenelle pour illustrer cette nouvelle attitude intellectuelle conquérante – le désir de dissiper les ténèbres qui font obstacle à l’expression de la vérité (« Il s’est répandu depuis un temps un esprit philosophique presque tout nouveau, une lumière qui n’avait guère éclairé nos ancêtres », 1732) et convoque, parmi d’autres, Montesquieu, Turgot, Voltaire et surtout l’Encyclopédie qui aurait témoigné plus qu’aucune autre œuvre de cette ivresse associée à la conscience d’une émancipation, qui prend dans la seconde moitié du siècle un tour anti-chrétien : « on a aujourd’hui un plus grands fonds de lumières (...) les lumières se répandent partout (...) la philosophie s’avance à pas de géant et la lumière l’accompagne et la suit ». Il suffit de se reporter à l’article « Encyclopédie » de Diderot et aux textes de d’Alembert, dans le Discours préliminaire ou dans son Essai sur les éléments de philosophie (4) , pour voir affirmé que leur siècle est par excellence le siècle de la philosophie. R. Mortier cite encore la Correspondance littéraire où Grimm (mai 1762) évoque « ce siècle éclairé (c’est le nom que nous donnons au nôtre) » et conclut à l’unanimité, au milieu du XVIIIe siècle, de cette croyance aux lumières – dont témoigne a contrario le scandale-Rousseau.

Il convient par conséquent de revenir à ce moment où s’est joué un épisode majeur de l’histoire de la pensée occidentale : l’apparition d’une conscience d’époque, l’avènement d’une certaine forme de conscience historique qui prélude en un sens à la philosophie de l’histoire (5) . Comment comprendre cette naissance d’une conscience historique, qui permettra à Kant de théoriser les Lumières non seulement par leur devise (sapere aude, oser se servir de son entendement et se libérer des tutelles religieuses et politiques, faire un usage public de sa raison) mais aussi par leur réflexivité – la conscience pour la première fois de penser le présent qui est alors le sien, et qui véritablement, fait époque (siècle de lumières, siècle éclairé, siècle de la raison, siècle philosophe, siècle de la philosophie) ? La lecture de M. Foucault (6) met ici le doigt sur l’essentiel, puisqu’il s’agit moins de découvrir l’origine d’un mot d’ordre que de comprendre ce qui a rendu possible cette conversion du regard en vertu de laquelle le siècle est devenu pour lui-même objet d’interrogation et d’évaluation.

Ce qui importe par conséquent est de cerner le passage des lumières aux Lumières, l’avènement d’un siècle des lumières pour désigner, plutôt que le seul XVIIIe siècle, une ère aux contours encore fluctuants (en amont, la Renaissance, Descartes et le « siècle de Louis XIV »). Cette question n’engage pas seulement une mutation lexicale, l’apparition d’un nouveau syntagme : l’enquête historiographique demeure inaccomplie tant que l’on n’a pas posé la question philosophique des conditions de l’invention des « Lumières » en tant que catégorie réflexive. La conscience que peut avoir un « siècle » de se penser soi-même comme siècle de la pensée, voilà ce qui demande à être éclairé. Si la lumière, d’abord envisagée dans un contexte religieux (la lumière divine) s’est transposée sur le terrain sécularisé de la lumière naturelle (où Descartes et ses disciples jouent un rôle déterminant) (7) , la question est de savoir comment penser le passage de la lumière naturelle et des lumières conçues comme connaissances à la caractérisation d’un siècle de lumières, éclairé ou philosophe ? Qu’est-ce qui permet de fonder et de justifier l’avènement d’une telle catégorie critique ?

Notre hypothèse est la suivante : l’avènement de la réflexion sur le sens que l’on peut accorder au siècle de lumières correspond à un moment où se constitue un tribunal, qui, plutôt que tribunal de la raison, se donne comme un tribunal de l’opinion voué à jugé certaines productions de l’esprit et à attester ou non de ses progrès (8) .

G. Ricuperati a établi le rôle de l’histoire littéraire dans l’émergence d’une périodisation et dans l’apparition d’une catégorie réflexive des Lumières (9) . Dans une contribution majeure, D. Venturino a montré pour sa part le rôle des tableaux historiques produits après la Révolution française. Mais bien avant la Révolution se constitue une réflexion sur la manière de bien juger des œuvres et sur le tribunal susceptible d’évaluer avec justesse et justice le mérite des productions de l’esprit (10) . Or cette constitution d’un tribunal de l’opinion, notamment destiné à juger des œuvres, peut être le préalable conceptuel à l’émergence d’une catégorie historiographique de Lumières, ou du passage des lumières aux Lumières. Hypothèse qui permet de faire remonter à un moment singulier l’origine conceptuelle de la réflexion sur le siècle des lumières : la Querelle des Anciens et des Modernes (11) . Le paradoxe serait dès lors le suivant : ce qui a permis le passage des lumières aux Lumières, ce n’est pas seulement l’œuvre militante de partisans des Modernes et d’apôtres du progrès, mais tout autant la réflexion de partisans des Anciens et de critiques des prétendus perfectionnements associés à l’esprit philosophique. De Longepierre à Dubos, on trouvera ici une singulière galerie de portraits, qui permet de déplacer notre vision traditionnelle des Lumières, conformément à son esprit (12) .

La recherche d’une pierre de touche de la qualité des œuvres : l’impossible évidence

On n’a pas assez remarqué, à notre connaissance, que l’origine de la catégorisation historiographique procède d’un déplacement : à l’origine, c’est l’esprit qui est dit éclairé ou philosophe ; c’est l’esprit qui reçoit la lumière, qu’elle soit divine ou naturelle ; c’est l’esprit encore qui s’éclaire en luttant contre l’aveuglement du préjugé ou les ténèbres de l’ignorance et de la superstition. Comment en est-on donc venu à qualifier non plus l’esprit mais le siècle de philosophe, éclairé, de ou des lumières ?

Sans doute faut-il ressaisir, en amont, ce qui a donné naissance au projet de tableau des progrès de l’esprit humain, et ce qui a permis l’avènement de l’histoire philosophique comme histoire de ces progrès. Or ce que l’on attribue ordinairement à Voltaire ou à Turgot prend ses sources plus tôt : c’est l’empirisme et le sensualisme qui occasionnent une réflexion sur la genèse des idées ou la généalogie des connaissances – sur la formation de l’esprit, au niveau de l’individu puis au niveau du genre. Une forme d’archéologie du savoir apparaît, qui part souvent du constat lockien selon lequel les idées innées n’existent pas. C’est dans ce contexte qu’il convient de réfléchir à la marche de l’esprit humain, à ce qui l’empêche de procéder au développement de ses facultés ou à ce qui favorise son perfectionnement. L’idée sous-jacente est celle de Fontenelle : les esprits cultivés accumulent le savoir et contiennent en quelque sorte le produit de tous les esprits qui l’ont précédé. C’est le paradigme de l’accumulation du savoir qui permet le passage d’un esprit aux esprits, et donc de l’esprit éclairé au siècle éclairé. Mais ce passage suppose une mutation : non plus le rapport direct et immédiat de la lumière reçue à la lumière perçue par l’esprit, l’idée selon laquelle Dieu par sa grâce touche l’esprit de sa lumière, dont il est la source, ou l’idée cartésienne d’une lumière naturelle qui éclaire l’esprit sans médiation, dans le rapport à soi de l’évidence, « claire » et distincte ; il convient désormais de penser, au-delà du savoir, la diffusion du savoir, son passage d’un esprit à l’autre. Telle est la raison pour laquelle la pensée d’un siècle de lumières suppose une réflexion sur les médiations par lesquelles le savoir se fait reconnaître et se diffuse ; il faut une pierre de touche qui ne soit plus seulement le jugement de l’entendement individuel, dans le secret de son for intérieur et le silence de ses passions ; un juge qui soit susceptible de faire approuver ses arrêts de manière souveraine.

Or quel est ici le tribunal pertinent, et où trouvera-t-on ce juge ? Chez les Modernes qui se donnent comme des héritiers de Descartes et de sa méthode, ce tribunal est sans conteste le tribunal de la raison. Malebranche en témoigne dès la préface de la Recherche de la vérité. Dans ce qui peut apparaître d’abord comme un écho du sens traditionnel, c’est alors Dieu qui est présenté comme source de « la lumière de la vérité, qui éclaire tout le monde » (13) , car même ceux qui sont plongés dans le vice sont unis à la vérité : « Sa lumière luit dans les ténèbres mais elle ne les dissipe pas toujours ; de même que la lumière du soleil environne les aveugles, et ceux qui ferment les yeux, quoiqu’elle n’éclaire ni les uns ni les autres » (14) . La source de Malebranche est ici Saint Augustin : c’est le poids du corps et du sensible qui empêche l’homme de contempler la vérité éternelle ; c’est le corps qui retire l’homme de la présence de Dieu « ou de cette lumière intérieure qui l’éclaire » (15) . L’homme risque toujours d’être ébloui par les sens, l’imagination et les passions (16) . Il faut donc éviter que la raison ne s’égare ou ne s’aveugle à cause des faux prestiges de l’imagination : « Il faut que l’esprit juge de toutes choses selon ses lumières intérieures, sans écouter le témoignage faux et confus de ses sens, et de son imagination ; et (qu’)il examine à la lumière pure de la vérité qui l’éclaire, toutes les sciences humaines… » (17) . Or quelle est la pierre de touche du vrai, comment le reconnaît-on dans un âge de corruption ? Dans un passage crucial de cette même préface, Malebranche associe le thème de la lumière à celui d’un tribunal, qui peut juger contre l’opinion. Malebranche affirme qu’il ne faut pas craindre, en rendant un ouvrage public, de choquer l’opinion de tous les siècles :

Afin que mes espérances ne soient point vaines, je donne cet avis, qu’on ne doit pas se rebuter d’abord, si l’on trouve des choses qui choquent les opinions ordinaires que l’on a crues toute sa vie, et que l’on voit approuvées généralement de tous les hommes et de tous les siècles. Car ce sont les erreurs les plus générales que je tâche principalement de détruire. Si les hommes étaient fort éclairés, l’approbation universelle serait une raison ; mais c’est tout le contraire. Que l’on soit donc averti une fois pour toutes, qu’il n’y a que la raison qui doive présider au jugement de toutes les opinions humaines, qui n’ont point de rapport à la foi, de laquelle seule Dieu nous instruit d’une manière toute différente de celle dont il nous découvre les choses naturelles. Que l’on rentre dans soi-même, et que l’on s’approche de la lumière qui y luit incessamment, afin que notre raison soit plus éclairée (18) .

Tribunal de la raison, donc, contre le tribunal de l’opinion : c’est parce que la raison seule est source de lumières que l’opinion n’a pas de poids dans la recherche de la vérité, aussi répandue soit-elle. Or c’est ce postulat d’une raison solipsiste, en prise avec sa propre lumière (ou a fortiori avec la lumière divine), qui est remis en cause dans la réflexion sur le siècle éclairé, qui peut accorder une valeur bénéfique aux sentences de l’opinion.

Ce qu’il faut notamment comprendre, en amont de la question du passage des lumières aux Lumières, c’est donc le rapport entre tribunal de la raison et tribunal de l’opinion. Nous souhaiterions établir ici le rôle crucial de la Querelle des Anciens et des Modernes : car si les matières de goût sont laissées par Descartes hors du champ de l’évidence, quelle pierre de touche adopter pour juger du mérite des œuvres ? Malebranche aborde furtivement cette question en prenant parti contre les Anciens et contre le critère de l’autorité : il est absurde de s’imaginer « que les Anciens ont été plus éclairés que nous ne pouvons l’être, et qu’il n’y a rien à faire où ils n’ont pas réussi » (19) . Mais en ce qui ne concerne pas la science ou la philosophie, le tribunal de la raison doit-il se substituer au tribunal de l’opinion ? Si le critère de la qualité des œuvres n’est plus l’évidence ou la certitude objective susceptible d’être garantie dans l’intimité et la présence à soi de la conscience, il peut demeurer ou devenir celui de l’opinion émise par un public, et corrélativement, peut-être, celui de l’opinion publique. C’est ce mouvement qu’il m’importe de retracer à présent.

La Querelle des Anciens et des Modernes

En un sens, le débat qui aura lieu au XIXe siècle sur le rôle des philosophes dans l’avènement de la Révolution et sur le droit d’inventaire qui peut être retracé par rapport aux Lumières (pour l’essentiel Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot) trouve un antécédent dans un autre travail d’inventaire. Il n’est pas exclu de dire que, de même que les Lumières s’inventent dans le droit d’inventaire sur l’héritage philosophique dans la Révolution française (bilan ou tableau, réflexion sur la causalité), les lumières se déploient dans le droit d’inventaire exercé à l’égard des grands penseurs – philosophes, orateurs et poètes – de l’Antiquité. C’est cet inventaire associé à un processus de légitimation qui permet le déploiement d’une analyse réflexive, sinon historiographique, sur le « siècle ». L’un des enjeux majeurs du débat entre Anciens et Modernes est, on le sait, de savoir si les progrès des sciences et des techniques induisent un progrès des beaux-arts, en particulier de la poésie et de l’éloquence. C’est donc le statut des lumières dans l’architectonique de la connaissance, non seulement de l’homme mais de l’humanité tout entière, qui est en cause. Les lumières au sens premier de connaissances permettent-elles l’amélioration des arts (avant d’interroger l’amélioration morale et politique de l’humanité) ?

C’est bien cette question qui est posée par la polémique entre Perrault et Longepierre, qui répond la même année au Siècle de Louis-le-Grand (1687). Au premier qui indique qu’il faut savoir abandonner les préjugés et erreurs passés et se servir de ses propres lumières, le second répond dans son Discours sur les Anciens en revendiquant à son tour la force des lumières (20) . Mais les lumières dont il s’agit de profiter sont désormais celles des Anciens, opposées aux prétendues lumières de la seule raison que revendiquent les Modernes (21) . Longepierre soutient que « les plus grands hommes ont regardé les Anciens comme une source de lumière, la seule règle du bon goût, et l’asile de la droite raison et du bon esprit » (22) . Il retrace une brève histoire de l’Occident et de la renaissance des lumières après la barbarie : « Les ténèbres de l’ignorance et de la barbarie furent bientôt entièrement dissipées par une source si abondante de lumière » (23) . S’il faut s’en remettre aux Anciens, c’est que les hommes éclairés qui les ont pris pour modèle dans l’histoire n’ont pu s’égarer – le consentement universel étant garant du vrai (24) . Certes, le « torrent de l’opinion » n’est pas une marque sûre de vérité, mais il permet de conclure à une vraisemblance très raisonnable ; pour prouver le contraire, dit Longepierre, « il faut pouvoir me convaincre clairement que l’estime qu’on a pour les Anciens blesse les lumières de la raison », ce qui ne saurait être le cas (25) . Aussi faut-il s’en remettre au cœur, qui juge de la beauté sans erreur : si « l’esprit et la raison peuvent être et sont tous les jours séduits par un faux éclat, qui ne les éclaire que pour les égarer » (26) , le cœur, lui, ne peut errer. Dès lors qu’il s’agit de juger de la qualité des œuvres, le tribunal de l’opinion qui donne raison aux anciens ne peut être éclipsé par le tribunal de la raison.

Ainsi les Modernes ne sont-ils pas seuls à revendiquer la possession des lumières et Fontenelle a peut-être tort de considérer que l’humanité est parvenue à l’âge de la virilité, où elle a « plus de lumières que jamais » (27) . Même si la conscience de l’historicité est plutôt à situer du côté des Modernes, un partisan des Anciens comme l’abbé Dubos, intervenant dans la seconde phase de la Querelle, propose encore une réflexion profonde sur le « siècle » – la conscience de ce que signifie « être de son siècle » – et sur l’usage des lumières. A l’occasion de sa recherche des causes morales et physiques de la supériorité des « siècles illustres » (fertiles en génies, supérieurs du point de vue des sciences et des arts) (28) , il établit « que la vénération pour les bons auteurs de l’Antiquité durera toujours » et se demande « s’il est vrai que nous raisonnons mieux que les Anciens » (II, section 33). Or si Dubos reconnaît que les sciences naturelles, véritable source de lumières, se sont perfectionnées depuis l’Antiquité (29) , il n’en conclut pas à un progrès général de la raison et des arts. Les connaissances factuelles se sont accumulées sans que les esprits se soient améliorés. L’apologie de la modernité par ceux qui revendiquent l’apanage des lumières étend de façon artificielle un avantage partiel. Certes, bien avant le Siècle de Louis XIV, on peut faire l’éloge de cet être moderne :

« Qu’on juge par l’état où sont aujourd’hui les sciences naturelles de combien notre siècle est déjà plus éclairé que les siècles de Platon, d’Auguste et de Léon X. La perfection où nous avons porté l’art de raisonner, qui nous a fait faire tant de découvertes dans les sciences naturelles, est une source féconde en nouvelles lumières. Elles se répandent déjà sur les belles-lettres, et elles en feront disparaître les vieux préjugés ainsi qu’elles les ont fait disparaître des sciences naturelles. Ces lumières se communiqueront encore aux différentes professions de la vie et déjà l’on en aperçoit le crépuscule dans toutes les conditions » (30) .

Mais s’agit-il d’être plus savant ou plus raisonnable ? Il ne faut pas confondre les deux : « Notre siècle est peut-être plus savant que ceux qui l’ont précédé, mais je nie que les esprits aient aujourd’hui généralement parlant plus de pénétration, plus de droiture et de justesse qu’ils n’en avaient autrefois. Comme les hommes les plus doctes ne sont pas toujours ceux qui ont plus de sens, de même le siècle qui est plus savant que les autres n’est point toujours le siècle le plus raisonnable » (31) . Si nous surpassons les Anciens en « raison spéculative », ils nous dépassent en ce que Dubos nomme « raison pratique ».

Ainsi, bien avant l’apparition « officielle » de la catégorie historiographique, Dubos élabore une réflexion sur le sens d’un siècle éclairé. Le siècle qui hérite de Descartes est bien siècle des lumières dans la mesure où il assiste au perfectionnement des sciences de la nature ; mais ces lumières qui se répandent ne forment pas des esprits éclairés, et, en ce sens, il faut rejeter la posture théorique de Fontenelle selon laquelle l’esprit philosophique induit la rupture propre de la modernité. Ses effets pervers peuvent même, comble du paradoxe, susciter l’apparition d’une nouvelle barbarie :

« Cette date de soixante-dix ans (vers 1650) qu’on donne pour époque à ce renouvellement prétendu des esprits est mal choisie. Je ne veux point entrer dans des détails odieux pour les Etats et pour les particuliers et je me contenterai de dire que l’esprit philosophique, qui rend les hommes si raisonnables et pour ainsi dire si conséquents, fera bientôt d’une grande partie de l’Europe ce qu’en firent autrefois les Goths et les Vandales, supposé qu’il continue à faire les mêmes progrès qu’il a faits depuis soixante-dix ans. Je vois les arts nécessaires négligés, les préjugés les plus utiles à la conservation de la société s’abolir, et les raisonnements spéculatifs préférés à la pratique. Nous nous conduisons sans égard pour l’expérience, le meilleur maître qu’ait le genre humain, et nous avons l’imprudence d’agir comme si nous étions la première génération qui eût su raisonner. Le soin de la postérité est pleinement négligé » (32) .

Chez Dubos, la réflexion sur le sens de ce qu’est un siècle éclairé ou philosphe conduit ainsi à théoriser le processus de perfectionnement lié au temps , tout en refusant d’accorder ce privilège aux Modernes (33). Les louanges que s’adresse une génération qui se croit pionnière occultent la conscience des effets pervers d’un développement unilatéral et appauvrissant de la raison, et néglige le temps long. Les anciens romains ne se concevaient-ils pas déjà comme siècle des lumières dans la mesure où ils se vivaient comme héritiers des lumières de l’Antiquité ?

« Les dernières inventions (boussole, imprimerie, lunettes…) ont répandu une lumière merveilleuse sur les connaissances qu’on avait déjà. Heureusement pour notre siècle il s’est rencontré dans la maturité des temps et quand le progrès des sciences naturelles était le plus rapide. Les lumières résultantes des inventions précédentes, après avoir fait séparément une certaine progression, commencèrent de se combiner il y a quatre-vingt ou cent ans. Nous pouvons dire de notre siècle ce que Quintillien disait du sien : L’Antiquité nous a fourni tant de maîtres, tant d’exemples qu’on ne pouvait, semble-t-il, naître à aucune époque plus favorisée que la nôtre, puisque les âges précédents ont travaillé à son instruction » (34) .

De façon radicale, le propos de Quinitillien relativise la conscience des Modernes de vivre dans l’époque la plus favorisée qui soit du point de vue du perfectionnement de la raison. Enfin, Dubos montre que son siècle ne peut être qualifié de siècle des lumières plus qu’aucun autre dans la mesure où il n’existe aucun consensus dans les sciences. Ainsi la possession des lumières fait-elle l’objet d’une véritable lutte entre savants ; l’expression est revendiquée par tous les clans, au point que son usage s’avère purement idéologique : « Nos savants, ainsi que les philosophes anciens, ne sont d’accord que sur les faits, et ils se réfutent réciproquement sur tout ce qui ne peut être connu que par voie de raisonnement, en se traitant les uns les autres d’aveugles volontaires qui refusent de voir la lumière (…) Ceux qui vantent si fort les lumières que l’esprit a répandues sur notre siècle répondront peut-être qu’ils n’entendent par notre siècle qu’eux et leurs amis, et qu’il faut regarder comme des gens qui ne sont point philosophes, comme des Anciens, ceux qui ne sont pas encore de leur sentiment en toutes choses » (35) . En ce sens, Dubos théorise l’usage idéologique qui peut être fait de la notion de « siècle des lumières » lorsque le syntagme est revendiqué par ceux qui entendent légitimer leur propre posture philosophique.

Public et opinion publique

La réflexion sur ce que signifie être de son siècle se déploie ainsi pendant la Querelle des Anciens et des Modernes de façon particulièrement raffinée. Il ne s’agit pas seulement de savoir dans quelle mesure un auteur peut échapper à son siècle – de savoir si la poésie homérique doit nécessairement être barbare au point que le public moderne ne peut que s’indigner de la grossièreté des mœurs des temps héroïques, et donc de ce que signifie pour Homère être de son siècle ou pour le jugement sur la poésie de pouvoir transcender la différence des siècles. Il s’agit tout autant de s’interroger sur la prétention même de la raison à être l’ultime pierre de touche de la supériorité d’un siècle. Or Dubos est là encore d’une aide très précieuse puisque ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture s’interrogent rigoureusement sur cette prétention de la raison dans le domaine des beaux-arts.

Faut-il étendre le champ de juridiction de la raison au-delà des sciences de la nature, et en faire le seul tribunal devant lequel doivent comparaître les productions de l’esprit humain ? Dubos soutient précisément le contraire. Dans la seconde partie des Réflexions critiques, le parti pris en faveur des Anciens s’étaye sur l’idée selon laquelle le sentiment est seul juge pertinent en matière de mérite des œuvres. La section XXI évoque deux juges différents des productions de l’esprit : les gens du métier et le public ; or seul le public estime les œuvres à leur juste valeur, s’il ne se laisse pas corrompre par les critiques. En matière artistique, la manifestation de la vérité est entravée par l’usage intempestif de la raison critique qui plonge le public dans l’incertitude et le fait sombrer, un temps du moins, dans l’erreur – jusqu’à ce que le sentiment parvienne à reprendre ses droits et à les faire valoir, face à la prétendue raison, au tribunal de l’opinion.

Ainsi peut-on risquer l’hypothèse suivante : c’est au moment où s’affiche non seulement un droit d’inventaire sur l’héritage des Anciens mais tout autant un droit d’inventaire sur les prétentions légitimes de la raison à juger des œuvres que se circonscrit le sens de ce qu’est un siècle éclairé ou un siècle de lumières. En faisant du sentiment la pierre de touche de la beauté (qui précisément, nous émeut ou nous touche), en récusant les prétentions des critiques à faire valoir leurs jugement sur les productions non scientifiques de l’esprit, en restreignant le rôle de la raison qui ne peut intervenir que pour rendre raison de la décision du sentiment (36) , Dubos ouvre à une compréhension nouvelle du public qui constitue un siècle éclairé. Ce public capable d’apprécier l’excellence de l’art, ce public qui juge par une forme de sixième sens, par un instinct indépendant de la connaissance des règles, c’est celui qui a l’habitude de fréquenter les œuvres et qui forme en quelque sorte un espace public d’un nouveau genre (37) . Son extension est restreinte, et le public n’est pas le peuple : « le mot de public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumières, soit par la lecture soit par le commerce du monde » ; « le public dont il s’agit ici est donc borné aux personnes qui lisent, qui connaissent les spectacles, qui voient et qui entendent parler des tableaux ou qui ont acquis de quelque manière que ce soit, ce discernement qu’on appelle « goût de comparaison » (38) .

In fine, Dubos revendique à son tour les lumières, dans une posture philosophique paradoxale et retorse : si à ses yeux le siècle des lumières n’est pas celui de la raison ou de l’esprit philosophique, il faut bien des lumières pour parvenir à bien juger et à constituer un tribunal lucide de l’opinion. Les lumières congédiées pour leur usage idéologique réapparaissent donc dans leur usage pratique, associées à l’expérience nécessaire pour savoir évaluer le mérite des œuvres. La tension est à son comble : c’est en défendant les Anciens que Dubos, à certains égards, invente ce qui constituera, surtout après 1750, l’un des mots d’ordre de la modernité – l’opinion publique comme juge souverain capable de décider de façon autonome et indépendamment de toute autorité, l’opinion publique comme tribunal capable d’évaluer les productions de l’esprit humain et d’attester, en morale et en politique plus encore que dans le champ esthétique, de ses possibles progrès.

G. Ricuperati a exhumé les auteurs qui, en brossant les tableaux de la littérature et de la philosophie française du XVIIIe siècle, ont analysé l’héritage de l’esprit philosophique qui s’affirme en France après la mort de Louis XIV et fait du XVIIIe le moment de déploiement de l’opinion publique (39). Mais avant que naisse à proprement parler l’historiographie des Lumières, et avant que ne se déploient les théories concernant le rapport des philosophes à la Révolution, était d’ores et déjà apparue une réflexion critique – réflexive – sur le sens de l’appartenance à un siècle éclairé par la lumière de l’esprit philosophique. C’est précisément la réflexion sur les effets bénéfiques mais aussi nocifs de cet esprit philosophique qui permet de cristalliser le sens de la revendication (qui peut légitimement décider de qualifier son siècle de siècle des lumières et selon quels critères ?). Nous avons tenté de montrer à quel point la Querelle des Anciens et des Modernes, en portant sur le devant de la scène philosophique cette question critique de l’appartenance à un siècle supérieur aux autres par ses lumières avait posé cette question, préalable à celle de l’invention de la philosophie de l’histoire comme théorie du perfectionnement de l’esprit humain. Il resterait à déployer les linéaments d’une réflexion sur la naissance contemporaine de l’opinion publique avant même l’apparition du syntagme – le public étant l’autorité souveraine convoquée à juger des mérites des productions de l’esprit et donc à faire preuve de ses propres lumières de façon autonome, en congédiant la tutelle des autorités traditionnelles pour travailler à la manifestation de la vérité, en osant se servir non seulement de son entendement mais de son sentiment.

NOTES :

(1) Voir F. Schalk, Zur Semantik von ‘Aufklärung’ in Frankreich, dans Festschrift W. Von Wartburg, Tübingen, Niemayer, 1968, p. 251-266; R. Roger, “La lumière et les lumières”, dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises XX (1968), p. 167-177 ; R. Mortier, « “Lumière” et “Lumières”, histoire d’une image et d’une idée au XVIIe et au XVIIIe siècle », Clartés et ombres du siècle des Lumières, Genève, Droz, 1969, p. 13-59 ; M. Delon, « Les Lumières. Travail d’une métaphore », dans Studies on Voltaire, n° 152 (1976), p. 527-541. Sur l’association entre lumières et siècles, la bibliographie complète est donnée par D. Venturino, « L’historiographie révolutionnaire française et les Lumières, de Paul Buchez à Albert Sorel. Suivi d’un appendice sur la genèse de l’expression « siècle des lumières » (XVIIIe-XXe siècles) dans Historiographie et Usages des Lumières, G. Ricuperati éd., Berlin, Berlin Verlaag, 2002, p. 21-58 ; et du même auteur l’article capital « Sur la genèse de l’expression « siècle des lumières » (XVIIIe-XXe siècles) », p. 59-83. Voir aussi sur l’historiographie des Lumières et son lien avec les débats sur la Révolution V. Ferrone et D. Roche, « Le XIXe siècle : l’identité refusée. Les Lumières et la Révolution française », Le Monde des Lumières, V. Ferrone et D. Roche éd., Paris, Fayard, 1997, p. 497-522.

(2) Le Dictionnaire de Furetière (1727) affirme que « lorsque lumière signifie les belles connaissances de l’esprit, il se doit toujours mettre au pluriel ».

(3) La base Frantext semble donner 1782 pour « siècle des lumières » et 1751 pour « siècle de lumières ». Nous remercions D. Edelstein pour cette suggestion. L’auteur nous a également fait parvenir un passionnant article (« Was the Enlightenment French After All ? », à paraître) dont les conclusions rejoignent les nôtres.

(4) Dans l’article "Encyclopédie", Diderot affirme que « l’Encyclopédie ne pouvait être que la tentative d’un siècle philosophe ». D’Alembert soutient dans ses Eléments de philosophie : « Tout siècle qui pense bien ou mal, pourvu qu’il croie penser, et qu’il pense autrement que le siècle qui l’a précédé, se pare du titre de philosophe ; (…). Notre siècle s’est donc appelé par excellence siècle de la philosophie… » (dans Œuvres complètes, Paris, Slatkine, 1967, t. I, p. 122). Chez d’Alembert comme chez Grimm, il s’agit de proposer un tableau de l’esprit humain. Voir Correspondance littéraire, t. X, p. 465, août 1774 : se déchaîner contre le siècle, parce qu’il est le siècle de la philosophie, c’est se déchaîner contre les arrêts de la nécessité, c’est se révolter contre la loi qui régla de toute éternité la marche et la conduite de l’esprit humain. Nous sommes plus philosophes que nos pères, parce que nous sommes venus après eux… » (ces textes sont cités par D. Venturino, art. cit., p. 67).

(5) Philosophie de l’histoire qui fera des concepts de civilisation et de perfectibilité ses schèmes opératoires : voir B. Binoche, La Raison sans l’histoire, Paris, PUF, 2007.

(6) M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. fr., dans Dits et Ecrits, II, Paris, Gallimard, 2001, p. 1381-1397.

(7) Voir F. Markovits, « Le temps et les Lumières », Autrement, 125, nov. 1991, p. 167-181.

(8) On ne citera ici que les principales études relatives à ce thème qui a créé un véritable courant interprétatif : J. Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. M.-B. de Launay, Paris, Payot, 1978 ; R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990, chap. 2 : « Espace public et opinion publique » ; K. M. Baker, « Politique et opinion publique sous l’Ancien Régime », Annales ESC, 1987, p. 41-71 ; M. Ozouf, « Le concept d’opinion publique au XVIIIe siècle », dans L’Homme régénéré, Paris, Gallimard, 1989, p. 21-53 ; S. Maza, Vies privées, affaires publiques, Paris, Fayard, 1997 ; H. Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994. H. Merlin a notamment insisté sur l’importance de l’émergence de l’opinion publique dans les débats littéraires (plutôt que politiques).

(9) G. Ricuperati, « Le categorie di periodizzazione e il Settecento. Per una introduzione storiografica », Studi settecenteschi, 14, 1994, p. 9-106.

(10) Voir notamment A. Beck, Genèse de l’esthétique française moderne (1680-1814), rééd. Paris, Albin Michel, 1994 ; B. Fort, « Voice of the Public. Carnivalization of Salon Art in Pre-Revolutionary France », Eighteenh-Century Studies, vol. 22, n° 3, printemps 1989, p. 368-394 ; T. Crow, La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, trad. A. Jacquesson, Paris, Macula, 2000 ; C. Guichard, Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2008; J. Ravel, The Contested Parterre, Public Theater and French Political Culture, 1680-1791, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1999 ; R. Wrigley, The Origins of French Art Criticism, Oxford et New York, Oxford University Press, 1993.

(11) Parmi les ouvrages récents sur la Querelle, on mentionnera J. Dejean, Ancients against Moderns, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1997, qui insiste sur la dimension politique des débats littéraires.

(12) Nous avons pris connaissance, après avoir écrit cet article, de l’existence d’un texte de D. Ribard intitulé « Les lumières avant les Lumières ? Historiographie de l’opinion publique et discours d’auteurs (dix-septième siècle) », dans SVEC, Oxford, Voltaire Foundation, 2006:12, p. 65-74. Mais son objet diffère radicalement du nôtre.

(13) Malebranche, De la recherche de la vérité, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. I, 1979, p. 8.

(14) Ibid., p. 8.

(15) Ibid., p. 10.

(16) Ibid., p. 12.

(17) Ibid., p. 14.

(18) Ibid., p. 17-18, n. s.

(19) Voir Malebranche, RV, II, chap. 3, p. 210-214.

(20) « La vérité, surtout lorsqu’elle est aussi évidente qu’en cette occasion, a un certain éclat et une certaine force qui perce tous les nuages, et qui surmonte tous les obstacles qu’on ose en vain lui opposer. Elle frappe la vue de ceux même qui veulent fermer les yeux à sa lumière… » (Longepierre, Discours sur les anciens, Paris, Pierre Aubouin, 1687, préface non paginée).

(21) Longepierre s’interroge : « n’est-ce pas en quelque manière prostituer la raison que de leur en opposer les lumières, qu’ils font vanité de mépriser » (ibid., p. 9).

(22) Ibid., p. 11.

(23) Ibid., p. 18.

(24) « Les Romains du siècle d’Auguste ont admiré les Grecs ; les Romains des siècles suivants ont admiré leurs Ancêtres et les Grecs, comme nos pères les ont admirés tous, et comme nous les admirons nous-mêmes. En vérité un consentement si général et qui dure depuis tant d’années, ne devrait-il pas rendre un peu plus retenus ceux qui condamnent des ouvrages si universellement, je ne dis pas approuvés, mais admirés. Puisqu’ils n’ont pas les yeux assez bons pour juger par eux-mêmes de tant de beautés, et pour pouvoir soutenir des lumières trop vives pour leur faiblesse ; qu’ils suivent donc ce que la raison leur dicte ; et qu’ils s’en rapportent à tant d’habiles gens de tous les temps, qui semblent ne parler des Anciens que pour faire leurs Panégyriques, et qui, comme autant de témoins dignes de respect et de foi, déposent si avantageusement de leur mérite à la postérité. Est-il de raison plus convaincante ? Et le moyen que tant de siècles, tant de gens éclairés ayent pu tous les tromper dans des choses, dont ils étaient si bons juges ? En vain voudrait-on parer la force de ce consentement en l’appelant un préjugé… » (ibid., p. 25-27).

(25) Ibid., p. 29.

(26) Ibid., p. 35.

(27) « La comparaison que nous avons de faire des hommes de tous les siècles à un seul homme, peut s’étendre sur toute notre question des Anciens et des Modernes. Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents ; ce n’est qu’un même esprit qui s’est cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu’à présent, a eu son enfance, où il ne s’est occupé que des besoins les plus pressants de la vie ; sa jeunesse, où il a assez bien réussi aux choses d’imagination, telles que la poésie ou l’éloquence, et où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu. Il est maintenant dans l’âge de la virilité, où il raisonne avec plus de force, et a plus de lumières que jamais » (Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes, dans Œuvres, Paris, Fayard, t. II, 1991, p. 425-426, n. s.).

(28) Voir Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, Jean Mariette, 1719, I, section XII : « Des siècles illustres et de la part que les causes morales ont au progrès des arts » ou section XIV : « comment les causes physiques prennent part à la destinée des siècles illustres ».

(29) « La perfection où nous avons porté l’art de raisonner, qui nous a fait faire tant de découvertes dans les sciences naturelles, est une source féconde en nouvelles lumières. Elles se répandent déjà sur les Belles-Lettres, et elles y feront disparaître les vieux préjugés, ainsi qu’elles les ont fait disparaître dans les sciences naturelles » (cité dans La Querelle des Anciens et des Modernes, intro. de M. Fumaroli, Paris, Gallimard, 2001, p. 422).

(30) Ibid., p. 647-648.

(31) Ibid., p. 423. Selon Dubos, les progrès des sciences naturelles proviennent de l’accumulation des faits et des découvertes, mais les poètes et les orateurs du siècle de Louis XIV ne surpassent pas les Anciens ; au demeurant, les découvertes fondamentales dont se gaussent les Modernes sont dues au hasard et à l’expérience fortuites plutôt qu’à la méthode. Selon Dubos, il n’y a pas de progrès dans l’art de penser car la logique ne suffit pas pour bien penser ; il y faut ajouter l’expérience ; en définitive, « nous ne raisonnons pas mieux que les Anciens en histoire, en politique, et dans la morale civile » (p. 452).

(32) Ibid., p. 649. Dubos introduit même une remarquable distinction : « Ils nous auront surpassé (les Anciens), si l’on peut se servir de cette expression, en raison pratique, mais nous les surpassons en raison spéculative » (ibid.).

(33) « Il suffit qu’un siècle vienne après un autre pour raisonner mieux que lui dans les sciences naturelles, à moins qu’il ne soit arrivé dans la société un bouleversement assez grand pour éteindre, au préjudice des petits-fils, les lumières qu’avaient leurs ancêtres » (ibid., p. 650-651).

(34) Ibid., p. 659 (trad. M. Fumaroli).

(35) Ibid., p. 669-670, n. s

(36) Ibid.

(37) Sur ce thème, voir F. Brugère, Le goût. Art, passions et société, Paris, P.U.F., 2000, p. 22-30, H. Merlin, « Figures du public au XVIIIe siècle », Dix-Huitième siècle, n°23, 1991, et les ouvrages de A. Beck, T. Crow et J. Ravel cités note 9.

(38) Dubos, Réflexions critiques, op. cit., section XXII, p. 316.

(39) Voir par exemple E. Lerminier, De l’influence de la philosophie du XVIIIe sur la législation et la sociabilité du XIXe siècle, Paris, Prévost-Didier, 1833 ; Désiré Nisard, Histoire de la littérature française, 1844 (Paris, Didot, 1889, 4 vol.) ; E. Bersot, Etudes sur le dix-huitième siècle, Paris, Durand, 1855, 2 vol.