La conscience en effet(s)

Le problème de Thompson est donc celui de l’existence de cette réalité que l’on désignait alors (le livre a été édité en Grande-Bretagne en 1963) par l’expression « conscience de classe ». Plus précisément, comme le titre l’indique, le problème est celui de la formation (making) de cette réalité, c’est-à-dire celui du processus par lequel quelque chose de tel qu’une conscience politique antagonique est amené au jour. Mais pour comprendre ce que peut signifier « conscience » de classe, il semble qu’il faille au moins déjà disposer d’un concept de la classe elle-même, qui n’est pas en définitive une réalité plus facile à saisir. Thompson ne fait pas une théorie générale, ni de la « conscience », ni même de la « classe » : il ne fait que donner des indications visant à cerner un « objet » d’analyse, qui précisément est une réalité plus complexe qu’un simple objet. Le livre s’ouvre sur une définition du concept de classe : « J’entends par classe un phénomène historique, unifiant des événements disparates et sans lien apparent, tant dans l’objectivité de l’expérience que dans la conscience » (page 13). Première chose à retenir d’une définition aussi riche : une classe est un « processus actif », loin d’être un simple référent stable. C’est pour cette raison qu’elle ne peut en aucun cas être l’objet d’une quelconque sociologie.

Dans la postface, écrite en 1969, soit six ans après la première édition du livre, Thompson répond à de multiples attaques, dont la plupart se ramènent à cette critique de fond : la construction de Thompson n’est qu’un récit imaginaire, ne correspondant à aucune réalité concrète, déterminée. Il est bien évident que les groupes sociaux évoqués tout au long du livre (artisans, ouvriers à domicile, travailleurs agricoles) renvoient à des conditions, à des statuts, très différents, et ne sauraient donc être unifiés sous une même catégorie. Mais c’est précisément ce qui montre que « une classe n’est pas une chose : elle advient » (page 771), c’est-à-dire que, étant un processus, elle ne saurait par définition correspondre à une quelconque entité fixe, isolable par un regard expert (2). Une classe n’est pas une catégorie socioprofessionnelle, ni même une réalité institutionnelle ou para-institutionnelle, « matérialisée par la possession d’une carte », c’est-à-dire affiliée à un parti. La classe est un processus historique, ce qui signifie qu’il est, premièrement, relationnel : il n’y a aucune raison de considérer la conscience comme un phénomène qui serait d’abord individuel, et ensuite tourné vers le collectif, car la conscience au sens où l’entend Thompson est d’emblée une réalité structurée collectivement (c’est ce que Thompson résume en écrivant : « La classe est un rapport et non une chose » page 14) ; et, deuxièmement, temporel : c’est un processus qui est cumulatif, qui se sédimente à travers les expériences multiples, et qui ne se réduit pas à la diversité de ces expériences (3). Ce qui entraîne cette conséquence essentielle : il n’y a pas de différence entre la « classe » et la « conscience » de classe : une classe n’existe comme telle que lorsqu’elle correspond à une expérience partagée, ressaisie comme telle, et dont la ressaisie est la source d’une série d’effets subjectifs (4) (luttes, résistances, « culture », diffusion d’écrits…).

Logiques subjectives

Aujourd’hui, l’expression même de « conscience de classe » semble condamnée, tombée dans une complète désuétude. Non pas parce qu’il n’y aurait plus de classes (ça, c’est le nid de couleuvres que l’on veut partout nous faire avaler) mais parce que la catégorie de « conscience » ne semble pas avoir survécu à la série de ses multiples déconstructions. Le concept de conscience définit un « pôle » subjectif dont le correspondant est le « pôle » objectif de la réalité ; il est donc indissociable d’une théorie de la représentation ou du reflet, c’est-à-dire d’une pensée bâtie sur une série d’oppositions statiques, et par conséquent inféconde pour penser un processus actif. Les débats évoqués ci-dessus, et les réponses de Thompson elles-mêmes, semblent donc renvoyer à de vieux débats, enterrés depuis longtemps. Mais c’est une impression fausse, car les problèmes ouverts à partir de ces catégories probablement bancales ont moins été résolus qu’ils n’ont été recouverts et forclos. Même si Thompson utilise souvent un vocabulaire classique, son insistance sur le processus, et surtout la manière dont il rend compte d’un tel processus, reste on ne peut plus valable aujourd’hui, et d’une façon générale pour comprendre le problème posé par l’existence d’un sujet politique.

Jacques Rancière a récemment relevé la spécificité du geste de Thompson qui pose comme acte inaugural de l’histoire qu’il nous raconte le principe fondateur de la Société de Correspondance Londonienne (SCL), fondée en 1792, d’inspiration jacobine, et qui revendiquait notamment le droit pour tous de participer à l’élection des membres du Parlement. Ce premier principe, signe d’une nouvelle politique, était simplement énoncé : « Que le nombre de nos adhérents soit illimité » (cité page 21). Rancière commente ainsi les implications d’un tel énoncé : « premièrement, un homme compte autant qu’un autre Deuxièmement, le sujet politique qui se voue à la vérification de cette proposition porte la marque de l’illimité Troisièmement, le mode de parole et de liaison qui convient à ce mode nouveau de subjectivation politique est la correspondance, la pure adresse à tout autre sans appartenance ni sujétion qui établit la communauté du présent et de l’absent » (5). Subjectivation est un terme plus adéquat que celui de « conscience » pour rendre compte de ce procès de constitution d’une disposition rebelle, antagonique. Avant tout, parce que ce terme de subjectivation permet de mettre en évidence le caractère dynamique du processus. Mais aussi plus profondément parce qu’il synthétise mieux la dimension relationnelle-temporelle qui est à l’oeuvre dans la détermination de la « conscience » telle que Thompson la pense. Une subjectivation apparaît comme l’amplification des actes relationnels de fragments du collectif jusque-là disparates : là où il y avait des « individus », ou des groupes d’individus, il y a maintenant un processus dans lequel les relations entre les êtres prennent le dessus, gagnent une consistance qui permet de construire une véritable résistance aux opérations du pouvoir. « Formation » désigne bel et bien la genèse d’un processus qui, au terme d’une série de tensions, de mutations, de déplacements, va se stabiliser, va cristalliser (6).

Il faut alors bien voir que, par une telle approche, ce sont deux écueils majeurs, relativement à la question du « sujet », qui sont ainsi évités :

– Dans le marxisme orthodoxe, le sujet n’est que l’effet d’une « détermination en dernière instance » par les rapports de production (7) Thompson insiste sur ce point dès la préface : ce schéma est erroné, qui fait mesurer toute action politique à son degré de proximité avec la contestation directe du rapport économique en tant que tel, de sorte que certaines luttes peuvent être déclarées sans pertinence, parce que trop éloignées de ce qui soi-disant structure l’ensemble du système. Thompson revient sur ce point à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage, sur des exemples concrets, et notamment pour contester la critique marxienne du combat pour la liberté de la presse, où Marx lui-même, après ses jeunes années, voyait le combat bourgeois par excellence. Un tel combat a engagé la définition de ce que Thompson appelle la culture ouvrière, qui n’est certes pas un simple effet « superstructurel » ; mais aussi, précise Thompson, la réalité de l’engagement des ouvriers se mesurait à ceci que, « à la revendication de liberté de pensée et d’expression s’ajoutait leur propre exigence de pouvoir diffuser sans entrave et au meilleur marché possible les produits de cette pensée » (page 660).

– Dans la conception héritée de la philosophie institutionnelle vaguement kantienne qui fait à nouveau fureur aujourd’hui, le sujet est appréhendé à partir des catégories vagues du libre-arbitre et de l’autodétermination de l’individu. Nombreux sont les marxistes, surtout français, qui ne se sont jamais départis des rudiments de philosophie scolaire qu’ils ont ingurgités à un moment de leur carrière. Ces rudiments leur étant inévitablement restés en travers de la gorge, ils peuvent régulièrement les recracher pour combler les manques d’une théorie déficiente, et croire ainsi « compléter » Marx.

La subjectivation envisagée de l’intérieur par Thompson est politique, c’est-à-dire qu’elle ne sépare jamais l’individuel et le collectif : elle ne peut donc en aucun cas se laisser appréhender à partir du libre-arbitre. Par ailleurs, elle a en tant que phénomène subjectif une réalité tout aussi intangible que ce qui relève de l’« objectivité » ; elle n’est donc pas un épiphénomène de la réalité des rapports de production ou du développement des forces productives. Mais inversement, si elle n’est pas un tel épiphénomène, c’est aussi parce qu’elle produit de la réalité. La définition du concept de classe donnée au départ précise ce point : la classe est une série d’effets dans l’ordre du subjectif comme dans l’ordre des rapports sociaux effectifs. On pourrait dire : les effets d’une subjectivation ne se révèlent pas seulement dans l’élément « purement » subjectif (en quoi on en resterait d’ailleurs à une théorie de la conscience) précisément parce qu’un tel élément n’existe pas. Cela tient, encore une fois, au caractère relationnel qui est donné à la subjectivation. Dans la description de Thompson, c’est en même temps que se constitue la « conscience ouvrière » et qu’une série de mesures institutionnelles (soit répressives, soit conciliantes) traduit la nécessité de la prendre « objectivement » en compte. Car la dite « conscience ouvrière » n’est pas une représentation enfermée dans un crâne, mais un ensemble de relations, d’expériences partagées, d’idéaux exprimés et mis en commun. Une subjectivation doit être envisagée dans sa matérialité, ses discontinuités et ses seuils. Elle est le seul angle de vue à partir duquel se laisse concevoir une histoire de la liberté. Thompson ne cherche pas à répondre à une question posée en fonction du schème de la causalité, c’est-à-dire à répondre à des questions du type : quelle est la véritable cause des transformations du système ? etc. Ce que le travail de Thompson apporte, c’est la possibilité de considérer la réalité du subjectif dans l’histoire, et de donner à comprendre l’existence d’un sujet qui, faisant l’épreuve de lui-même, fait en même temps l’histoire de la liberté. C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre : « La classe se définit par des hommes vivant leur propre histoire » (page 15).

Matérialités du subjectif

Thompson ne propose pas, avons-nous dit, une théorie générale du sujet, c’est-à-dire plus précisément qu’il refuse une approche formelle, qui en dégagerait des traits de constitution, applicables à toute émergence du même type. Car ne retenir que ces traits formels, abstraction faite de l’épaisseur matérielle dans laquelle ils passent, c’est plaquer un schéma « hylémorphique » sur un processus où il est en réalité impossible de distinguer une forme (morphè) et une matière (hylè) ; c’est donc s’interdire de comprendre à travers quoi une subjectivation se constitue, et de comprendre qu’elle est indissociable de ce qu’elle traverse. Une subjectivation advient dans la trame des rapports de pouvoir, au coeur des rapports d’exploitation et de domination ; mais aussi : elle advient par des stratégies de riposte, des offensives, des moments de recomposition. Processus complexes, dont on ne peut donner une caractérisation formelle qui serait « en droit » séparable de leur effectivité concrète. C’est donc à chaque fois au sein de tels processus concrets, et nulle part ailleurs, que l’on peut déterminer un procès de subjectivation collective. À ce refus de tout formalisme, plusieurs conséquences essentielles :

– Le livre de Thompson est largement consacré à ce que les historiens désignent sous le nom de « révolution industrielle ». L’histoire classique, y compris marxiste, voit dans la résistance aux machines un repli archaïsant sur le métier, hostile au « progrès » technologique. De la résistance des tondeurs ou des tricoteurs sur métier à l’introduction des métiers à tondre ou des laineuses mécaniques, jusqu’à la violence des mouvements luddistes, Thompson montre (en s’appuyant notamment sur le caractère sélectif de la destruction des machines) que l’image véhiculée par l’historiographie classique est intégralement fausse. Ce n’est pas en effet contre le « progrès » comme tel que s’élèvent les résistances, mais contre une stratégie politique délibérée, parfaitement identifiée par les ouvriers : stratégie de déqualification et de mise au travail généralisée, faisant corps avec le nouveau « système industriel » (cf. en particulier pages 495-497). De sorte que la « résistance aux machines » est en réalité un violent refus du travail, car « ce n’est ni la pauvreté ni la maladie, mais le travail lui-même qui jette l’ombre la plus noire sur les années de la révolution industrielle » (page 402). La démarche de Thompson permet ici de renouveler l’abord d’un phénomène essentiel supposé connu.

– Les magnifiques pages consacrées au mouvement luddite montrent le souci de Thompson de prendre en considération les mouvements radicaux et même clandestins (on dirait aujourd’hui : « terroristes ») comme composantes réelles de la subjectivation, en allant directement à l’encontre des historiens académiques soucieux de la respectabilité du mouvement ouvrier. Sans doute aujourd’hui, après une période de refoulement de la violence qui a été centrale dans les grands mouvements politiques des années soixante-dix, une telle approche est-elle salutaire. Elle ouvre notamment la possibilité pour les mouvements politiques de ne pas reprendre à leur compte la distinction policière entre « légalistes » et « illégalistes », ni même d’assumer l’imposition de limites infranchissables aux pratiques dites « illégales ». Mais c’est d’une façon très générale que, tout au long de son livre, Thompson insiste sur les événements et les personnes laissés dans l’ombre ou réduits à des caricatures obscures (du type : luddites = subversifs frustes et archaïques). Il ne fait pas cela pour opposer la « masse anonyme » aux grandes figures célèbres, ni la « longue durée » à l’éclat des grands événements. Simplement, s’il est nécessaire de faire se côtoyer Lord Byron et une « armée de justiciers » clandestine, c’est parce qu’ils sont tous, au même titre, des composantes d’un processus. L’Histoire, tout au moins celle qui intéresse Thompson, ne se fait ni « par le haut » ni « par le bas » : plutôt dans une certaine tension dissymétrique. C’est pourquoi ce livre est aussi un lieu de souvenir, où l’on apprend que le luddite John Booth (page 507) ou la féministe Mrs Wright (pages 658-659) ont existé.

– Enfin, si la subjectivation n’est pas en dehors des rapports de pouvoir, des stratégies locales concrètes, des processus d’exploitation et de domination, elle ne doit pas pour autant être comprise comme un phénomène d’intériorisation du négatif, ainsi que le voudrait l’interprétation dialectique classique. Dans ce schéma, la négativité du rapport de classe tout d’abord non-conscient (exploitation) doit être « intériorisée », c’est-à-dire représentée, sous la forme de la nécessité du conflit. Nous sommes là encore dans un schéma indéniablement pauvre, parce qu’empêtré dans un formalisme logique, même si en l’occurrence il s’agit de la logique hégélienne (8). La subjectivation peut bien être comprise, ainsi que le dit Foucault, comme un phénomène d’autoconstitution, au sens où l’autoconstitution peut être aussi bien active que passive. C’est exactement ce que suggère Thompson lorsqu’il écrit : « La classe ouvrière se crée elle-même tout autant qu’on la crée » (page 174). Les processus d’exploitation ou de domination ne sont donc pas le négatif à intérioriser, mais plutôt la dimension passive d’un processus qui, envisagé de façon intrinsèque, n’en demeure pas moins toujours d’autoconstitution. La dimension proprement active de ce processus étant en l’occurrence l’initiative de la classe ouvrière pour détourner les stratégies du pouvoir et passer à l’attaque.

Vérité et partialité

La scientificité, a-t-on appris, est synonyme d’objectivité et donc suppose, de la part du chercheur, une totale neutralité. Si la science historique mérite son nom, ce n’est semble t-il que dans la mesure où elle parvient à administrer la preuve de son objectivité et de la neutralité du chercheur. Malheureusement pour elle, il y a longtemps que les historiens ont pris acte de ceci que la partialité, en histoire, était inévacuable. Seulement, au moins depuis l’école des Annales, nombreux sont ceux qui ont cru pouvoir cantonner cette partialité à la seule « problématisation » : l’historien ne serait partial que dans la mesure où, pour aborder le vaste champ des matériaux historiques, il est contraint de définir un problème qui soit comme un angle d’attaque indispensable pour rendre son analyse intelligible. Thompson, même s’il prend acte lui aussi d’une telle évidence, ne s’en tient pourtant pas là en ce qui concerne la partialité. Le point de vue qui fonde son analyse est résolument militant. Lorsqu’il épingle la cécité des historiens académiques sur des mouvements tels que le luddisme, c’est en raison de sa compréhension interne des processus militants. Si les historiens diminuent l’importance du luddisme ou du complot du colonel Despard (cf. pages 434-436), c’est parce que dans ces cas, les processus historiques se placent au point où la méthode historique est en défaut. Celle-ci, en effet, repose sur l’existence de documents, et c’est de là qu’elle tire une légitimité, si ce n’est scientifique, du moins scientiste. Mais que se passe-t-il pour les mouvements qui n’ont précisément pu se constituer qu’à la condition de faire disparaître toute trace écrite, c’est-à-dire les mouvements clandestins ? De ceux-ci, les historiens concluent toujours qu’ils sont « surestimés », parce qu’il y a peu de documents qui attestent leur existence… et pour cause. Thompson inverse donc tout simplement le point de vue, et redéfinit l’acte propre de l’historien dans de tels cas, qui consiste alors à organiser l’absence d’archives. Ainsi, Thompson donne beaucoup à la « science historique », en donnant beaucoup à la militance, et inversement. Ce que peut une discipline, en quittant les postulats académiques, pour révéler un moment historique, est proportionnel à l’engagement de celui qui est attaché à révéler ce moment. Peut-être l’un des intérêts essentiels du travail de Marx aura été d’établir clairement que vérité et partialité, loin d’être exclusives, sont au contraire étroitement solidaires. La partialité est la condition d’une compréhension augmentée du monde dans lequel nous vivons, plutôt qu’elle ne serait un obstacle à l’intelligibilité de ce monde. Plus précisément, ce que Marx a cherché à établir, dès les écrits de jeunesse, c’est la corrélation entre la vérité et le point de vue subjectif. Que la subjectivité prolétarienne, à laquelle se référait Marx, ne puisse plus être invoquée telle quelle aujourd’hui ne change rien au fond du problème. Malgré toutes les réserves qu’émet Thompson à l’encontre de la pensée marxiste, il conserve néanmoins cette dimension d’une approche résolument partiale, intra-subjective. C’est par là que la pensée de Marx se soustrait au scientisme, et s’avère donc infiniment plus rigoureuse que n’importe quelle pseudo-scientificité, dont ne s’est, il est vrai, pas toujours départi Marx lui-même. Dans l’analyse de la subjectivation politique telle que la développe Thompson, il s’agit d’être interne à une réalité processuelle, de dégager toutes les phases et toutes les scansions de ce processus, dont l’historien lui-même n’est, au moins partiellement, que l’un des éléments. Autrement dit, dans la méthode de Thompson, l’historien n’est tel que d’assumer jusqu’au bout d’être partie prenante de ce qu’il décrit. En aucun cas il ne peut y avoir mise à l’écart des « convictions » pour aborder « objectivement » le phénomène à analyser : non parce que ce ne serait pas possible, mais parce que ce serait là un déficit pour la connaissance elle-même, loin de pouvoir en être une condition nécessaire. Mais notre époque pédante continue d’opposer militance et connaissance, « engagement » et pensée rigoureuse, etc. selon un schéma de la séparation des « facultés » qui morcelle l’agir et la pensée.

NOTES

(1) Traduit par G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. Thibault, avec une présentation de Miguel Abensour, éd. Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes Études », Paris, 1988.

(2) Thompson n’est pas le seul à opposer au regard « sociologisant » une considération non-objective appropriée à un phénomène dynamique. On peut faire remonter à Marx au moins une telle distinction entre la classe-processus et la classe-objet. Dans les années cinquante/soixante, qui sont celles au cours desquelles Thompson élabore sa recherche, cette distinction est au coeur de la plupart des recherches marxistes, notamment, pour ce qui est de la France dans les groupes maoïstes. Mais l’orientation de Thompson est absolument différente, ce qui montre si besoin était que la seule distinction entre statique et dynamique, si elle est une base essentielle, ne dit pourtant pas grand-chose par elle-même.

(3) La grande opposition entre structure et devenir, ou pour le dire en langage pseudo-savant, entre sciences « nomothétiques » et sciences « idiographiques », contre laquelle se bat aujourd’hui notamment Immanuel Wallerstein, ne semble pas concerner non plus E.P. Thompson : un processus, tel qu’il l’envisage, est fait de zones d’accélération et de plages de stabilisation. Même si, pour de multiples raisons, le devenir a une sorte de primauté ontologique sur la structure, celle-ci n’en est pas moins saisissable comme son effet local (un certain « état » du système social).

(4) Qu’une réalité ne puisse être attestée que du point des effets qu’elle produit, c’est là un élément fondamental de la théorie de l’individu chez Spinoza. Même si Thompson ne s’y réfère pas, il est possible d’observer sur ce point un passage possible entre « la seule ontologie » qui ait existé selon Deleuze et la méthode historique de Thompson.

(5) Rancière, Les noms de l’histoire, éd. du Seuil, Paris, 1992, p. 185.

(6) Une telle cristallisation, qui correspond plus ou moins à l’enclenchement du mécanisme d’institutionnalisation de la classe ouvrière, n’est pas en tant que telle positive pour Thompson. Au contraire, l’ouvrage se conclut sur une note un peu mélancolique, face au triomphe de l’utilitarisme qui aura finalement défini le mouvement ouvrier, au détriment de la critique romantique-révolutionnaire des valeurs utilitaires, incarnée exemplairement par William Blake. Il n’y a donc nul telos de l’histoire, aucun point d’aboutissement privilégié à partir duquel considérer le passé comme menant nécessairement à ce point.

(7) Quoique le marxisme orthodoxe ne soit pas à regretter, les approches « anti-marxistes », qui ont substitué au déterminisme unilatéral par la réalité productive un déterminisme complexe conçu comme enchevêtrement de causes semi-autonomes, constituent un bon exemple de refoulement d’un problème (en l’occurrence celui de la causalité) qui cherche à se faire passer pour une résolution.

(8) Sur un plan que l’on dirait sans doute philosophique, il est nécessaire de substituer à de tels schémas dialectiques qui malgré tout ont encore cours une approche de la subjectivation politique comme cas particulier d’individuation. La pensée de Simondon est en ce sens tout à fait essentielle, qui indique notamment la nécessité de saisir au même plan, c’est-à-dire au même niveau d’être, les déterminations singulières et les fonctions génériques. Cela seul, semble-t-il, permet de faire radicalement l’économie d’un abus des catégories logiques (telles que l’incontournable « négatif ») appliquées à des réalités qui ne s’y réduisent pas.