1905 entraîna aussi un retour rétrospectif sur les processus révolutionnaires antérieurs, ce que l’on a peu relevé jusqu’ici. En effet, en se situant au plus près des textes de l’époque – dont nombre d’entre eux sont restés méconnus depuis lors - on constate que 1905 est pensée immédiatement comme la nouvelle rupture comparable à l’année 1789 en France (6). L’analogie, très présente dans de nombreux textes, nous permet d’appréhender comment les socialistes analysaient l’apparition d’un nouveau processus révolutionnaire dans lequel la Deuxième Internationale devait être un pilier central.

Au-delà du relevé des analogies, nous porterons notre attention en particulier sur une brochure allemande au titre évocateur 1649-1789-1905, numéro spécial – Festschrift -, dont le contenu et la diffusion à la fin de l’année 1905 témoigne du souhait d’une inscription immédiate de cette révolution comme le début d’une nouvelle ère (7). Notre regard portera ici avant tout sur l’Allemagne, d’autant que des études sur Jean Jaurès et Paul Lafargue existent déjà (8), en incluant néanmoins les traductions françaises de certains textes allemands qui soulignent tout le poids des analyses portées par le SPD au-delà de la seule sphère germanique.

La Russie d’avant 1905 : la France de 1789 ?

La Révolution russe qui suit la guerre russo-japonaise n’éclate pas dans un ciel serein et, bien avant son déclenchement, les socialistes avaient déjà montré de l’intérêt pour ce pays. Sans remonter jusqu’aux dernières années de Karl Marx, marquées par son intérêt pour le mir dans ses correspondances avec Vera Zassoulitch, on peut relever que l’étude des rapports sociaux de la Russie de la fin du dix-neuvième siècle occupe l’attention du SPD, comme en atteste la traduction en 1893 de l’ouvrage de Stepniak sur la paysannerie russe9. En France, La possession communale du sol de Tchernichewsky est traduite et publiée par un éditeur proche des guesdistes (10). Claudie Weill a étudié avec attention les rapports entre sociaux-démocrates allemands et russes avant 1905, notamment à travers le prisme de la question agraire (11). Or celle-ci s’envisage parfois à l’appui d’une comparaison avec la France prérévolutionnaire. C’est le cas par exemple d’un article publié dans un Arbeiter-Kalender - c’est-à-dire très diffusé - en 1893, écrit à l’occasion du centenaire de la Terreur, où l’auteur – anonyme - renvoie à la « Russie d’aujourd’hui » pour comprendre quelle était la situation des paysans français en 1789 (12). Dans le même esprit Karl Kautsky, cette fois-ci dans une revue théorique à relative faible diffusion Die Neue Zeit, suivant avec attention la littérature sur la Révolution dans le sillage du centenaire de 1789 à l’occasion duquel il avait écrit une brochure (13), rend compte d’un ouvrage consacré aux biens nationaux. Il conclut sa recension en signalant que « c’est peut-être en Russie que l’on comprend le mieux la Grande Révolution (14) » et qu’en revenant sur celle-ci on saisit « au mieux le cours du développement au début duquel se trouve la Russie »(15).

Si la social-démocratie allemande dispose de théoriciens et de centres de réflexions plus structurés que les socialistes français, ceux-ci réfléchissent aussi à la situation russe à la lumière de 1789. Dans un contexte où commence à être publiée l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jaurès (16), on peut évoquer ici un texte moins connu de Paul Lafargue, principal théoricien du courant guesdiste avec Jules Guesde. Auteur d’une série d’articles sur l’évolution de la langue pendant la Révolution française (17) il publie en 1901 dans le Petit sou, éphémère quotidien (18), un article méconnu sur la situation de la Russie de l’époque (19). Il constatait déjà la situation sociale troublée de la Russie et s’intéressant à l’affaiblissement du tsar, il dresse une analogie avec la situation française prérévolutionnaire :

« ainsi que Louis XVI, il devra convoquer une assemblée nationale. Une crise budgétaire a été la cause occasionnelle de la Révolution de 1789 ; qui sait s’il n’en sera pas de même en Russie ? »

Lafargue relève déjà, observation qui sera développée à maintes reprises en 1905, qu’en cas de révolution, en dépit des similitudes avec le processus de révolution bourgeoise, la révolution russe aura ses spécificités avec « un prolétariat industriel en voie de formation avec des chefs révolutionnaires imprégnés des idées du socialisme moderne ». Si l’analogie entre la Russie tsariste et l’absolutisme français existe donc déjà avant la Révolution russe, elle n’est néanmoins pas systématique et c’est précisément pour cela que son usage soudain et régulier en 1905 est significatif.

Comprendre 1905 à la lumière de 1789

Lorsqu’éclate la révolution russe, les journaux socialistes français et sociaux-démocrates allemands - plus particulièrement ces derniers - fourmillent d’articles sur l’événement. Des brèves retranscrivant telle ou telle grève jusqu’à des articles plus approfondis dans des revues théoriques comme dans la Neue Zeit, la Russie occupe dans les années 1905-1906 le devant de la scène en Allemagne. Côté français, comme l’avait observé Jacques Girault (20), le journal Le Socialiste de Guesde et Lafargue (21) porte une attention particulière aux événements russes qui se traduisent par de nombreuses « unes » sur le sujet. Les articles de Jaurès sont nombreux dans l’Humanité, dont le plus célèbre est celui sur le « Dimanche rouge » du 22 janvier 1905. Mais il faut relever que nombre d’analyses proviennent d’Allemagne sous forme de contributions traduites en français. Deux personnages sont essentiels à cet égard, le déjà nommé Karl Kautsky (22) et Franz Mehring, ancien ennemi de la social-démocratie devenu une figure centrale du SPD, un des collaborateurs les plus réguliers de la Neue Zeit, directeur de l’influent quotidien saxon Leipziger Volkzeitung - LVZ - et membre de la gauche du parti. En Allemagne les grands quotidiens du parti parmi lesquels le Vorwärts et le Leipziger Volkzeitung offrent des contributions presque quotidiennes (23). Les manifestations de solidarité, rassemblements, souscriptions, sont nombreuses et retranscrites régulièrement à travers ces journaux, permettant ainsi d’envisager le profond impact social et politique de ces événements.

Le souci de comparer le processus révolutionnaire en cours en Russie à ceux l’ayant précédé revient à de nombreuses reprises. L’analogie n’est d’ailleurs pas une « spécialité » socialiste. Pour souligner la singularité de l’événement, la presse non-socialiste évoque elle aussi, parfois pour la condamner, le spectre de la Révolution de 1789. Une partie des libéraux, sympathisant avec certains aspects de la Révolution russe cherchent les racines de celle-ci dans une tradition remontant à 1789 : un article d’avril 1905 du libéral Berliner Tageblatt (24) insiste sur les ressemblances entre la société russe et la France de 1789 plus particulièrement sur le fossé existant entre la société et le gouvernement.

Au sein de la social-démocratie, c’est jusque dans Der Wahre Jacob, l’organe hebdomadaire illustré satirique du SPD diffusé à des dizaines de milliers d’exemplaires, que la situation de la Russie tsariste est à maintes reprises envisagée par analogie avec la Révolution française : le tsar Nicolas II est représenté sous les traits de Louis XVI, tandis que des membres de l’élite russe sont pendus à la lanterne sous les acclamations des masses (25). Dans la presse écrite, l’analogie est récurrente, mais est utilisée avec nuances selon les courants politiques. Si tous insistent sur certaines similitudes entre la France de 1789 et la Russie de 1905, beaucoup notent la différence essentielle de l’émergence du prolétariat dans la Révolution. Le 25 janvier 1905 Rosa Luxembourg souligne dans la Neue Zeit le « caractère de classe » prononcé par rapport à la Révolution française (26). Le lendemain Kautsky note dans le LVZ le mouvement massif en Russie qu’il oppose aux conjurations jusqu’alors en vogue dans ce pays (27). La date du « dimanche rouge » - 22 janvier 1905 - lui donne prétexte à comparaison avec un certain 21 janvier 1793 : Nicolas II aurait-il pensé à sa fin comme Louis XVI ? Surtout, et c’est à cet égard que l’analogie est la plus significative, Kautsky perçoit les événements russes comme le début d’une nouvelle époque. Il conclut son propos en affirmant :

«le vingtième siècle commencera à l’Est de l’Europe comme le dix-huitième avait terminé à l’Ouest (...). Une nouvelle époque de l’histoire, pas seulement en Russie, mais aussi dans le monde, commence le 22 janvier de cette année »(28).

On aurait tort néanmoins d’y lire l’idée selon laquelle 1905 marquerait le début de la révolution prolétarienne succédant à l’ère de la révolution bourgeoise. En premier lieu parce que les deux types de révolution – et surtout la première – ne sont pas à cette époque définies avec un plan stratégique précis ; on est au contraire dans une phase d’élaboration et de réévaluation de certaines pratiques politiques et c’est en cela qu’il est intéressant de suivre de près l’analogie à la « Grande Révolution ». Surtout Karl Kautsky et Rosa Luxembourg ne sont pas toute la social-démocratie. Nulle question de rupture dans le courant dit révisionniste - particulièrement influent parmi les syndicats - qui par la voix d’Edouard Bernstein, dans la Sozialistische Monatshefte, analyse une révolution à laquelle s’imposent des tâches uniquement démocratiques et bourgeoises. Certes la situation diffère de la France en 1789, mais il situe la Russie de 1905 dans une continuité qui va de la Révolution anglaise de 1649 aux secousses européennes de 1848 (29). La référence à la Révolution de 1789 permet ainsi de suivre de près la caractérisation du processus en cours par les diverses sensibilités du SPD.

1905 comme début d’une nouvelle ère révolutionnaire

Au-delà de ces enjeux stratégiques, l’année 1905 est présentée immédiatement comme une date marquante, une rupture dans l’histoire du monde dont le seul précédent comparable est 1789. Le Maifeier - numéro spécial édité par la social-démocratie chaque année à l’occasion du premier mai - de 1905, paru en pleine Révolution russe, s’ouvre sur un article de Kautsky, 1789-1889-1905 (30). En rattachant symboliquement ces trois dates, il fait du 1er mai 1905 une date singulière, un 1er mai charnière à mettre sur le même plan historique que 1789 et son centenaire, auquel les socialistes avaient associé la fondation de la Deuxième Internationale. Le texte est dominé par un profond optimisme : la situation du tsarisme est analogue à celle de la monarchie absolue en France à la fin du dix-huitième siècle. Ce premier mai

« se rapproche ainsi, plus qu’aucun de ceux qui l’ont précédé, du caractère que portait sa fondation. (...) La Russie (...) marche au devant d’une catastrophe telle qu’il ne s’en est pas vu d’aussi gigantesque depuis les jours de la Grande Révolution française » (31).

Tout l’article est jalonné par l’espoir né de la fondation de l’Internationale en 1889 où l’on attendait « la grande révolution, la dernière des révolutions, la fin des cycles de crises politiques, et, par conséquent, économiques. » Ce texte connut une résonance internationale : Le Socialiste publie dans son édition spéciale pour le 1er mai, comme article principal en premier page, cette contribution de Kautsky (32). A la fin de l’année 1905 Franz Mehring peut ouvrir son article dans la Neue Zeit intitulé « La Révolution en permanence » en affirmant que les livres d’histoire accorderont bientôt la même place à la date de 1905 qu’à 1789 (33).

Au même moment le parti social-démocrate édite une brochure qui consacre cette vision. A l’approche du premier anniversaire du début de la Révolution russe, les principaux organes de presse sociaux-démocrates annoncent dans un encart la parution d’une brochure illustrée au titre évocateur, 1649-1789-1905, qui comprend 16 pages et semble avoir eu un impact jusqu’en Russie où elle fut presque immédiatement traduite. La lecture de deux des grands quotidiens du parti allemand, Vorwärts et Leipziger Volkszeitung, atteste de sa visibilité quotidienne de la fin décembre 1905 au début de l’année 1906. Il est d’ailleurs remarquable de relever, dans ces deux journaux, des différences significatives dans leur façon de la promouvoir. Dans le Vorwärts, elle est présentée simplement comme un « journal abondamment illustré ; il s’agit de rattacher les événements russes aux plus grandes révolutions que le monde ait connu » (34) ; le LVZ insiste de son côté sur le fait qu’il « montre la différence dans les moyens et objectifs révolutionnaires qui furent employés dans les révolutions précédentes par rapport à l’actuel Russie (35) ». Dans les deux cas on souligne la place de l’illustration, en effet importante : la brochure s’ouvre sur une image d’ouvriers et paysans russes, accompagnée d’un poème de Preczang, poète alors engagé dans les rangs sociaux-démocrates, et se clôt par l’évocation des déportés politiques en Sibérie et une représentation lyrique des marins russes du cuirassé Potemkine. De nombreuses pages contiennent par ailleurs des portraits des plus célèbres révolutionnaires bourgeois, de Cromwell à Danton. La force des masses ouvrières et paysannes de 1905 semble s’opposer aux révolutions bourgeoises où les grandes figures étaient proéminentes – constat que dressait déjà Rosa Luxembourg pour qui la place déterminante de quelques individus était un trait dépassé, propre aux anciennes révolutions, s’opposant à l’action prolétarienne de la grève de masse (36).

La première contribution de la brochure est une présentation par Kautsky de la situation russe comparée à celle des révolutions passées : Ancienne et nouvelle Révolution (37). Il y souligne brièvement quelques points de comparaison entre 1789 et 1905 - lutte contre l’absolutisme, misère massive - avant de s’attarder sur la question paysanne dont il s’était fait le spécialiste dans le parti social-démocrate :

« (…) malgré toutes les différences de détail, (la situation de la paysannerie russe) correspond en gros à celle des paysans avant la Révolution. Sur ce point aussi, ces deux révolutions auront dans leurs résultats cette similitude que l’on peut s’attendre à la ruine de la grande propriété foncière actuelle dans tout l’empire russe et à son passage dans la possession des paysans. »

Les paysans sont signalés comme une force autonome pouvant amener soit à l’échec – 1848 - soit au « triomphe » comme en 1789. « En ceci, précise-t-il, les révolutions française et russe se ressembleront ». Les différences sociales préoccupent néanmoins davantage Kautsky. Si la Révolution de 1905 marque l’ouverture d’un cycle aussi important que celui commencé en 1789, la première se différencie de la seconde par son contenu social de « lutte de classes prolétarienne » ; qui plus est la petite bourgeoisie n’est plus celle de « Londres et Paris », jadis révolutionnaire, elle est désormais « réactionnaire » dans le cadre russe actuel. Quoiqu’il en soit l’action de la Révolution semble irréversible et cet optimisme se retrouve dans son approche de la situation internationale ; « une coalition des puissances européennes contre la Révolution, comme en 1793, n’est pas à prévoir ». La confiance dans la force du mouvement ouvrier aussi bien en France qu’en Allemagne empêcherait toute intervention étrangère comme au dix-huitième siècle où les royautés n’avaient pas de contrepoids intérieur comparable. Quelques mois plus tôt Mehring avait exprimé la même idée dans un article de la Neue Zeit où il écartait tout danger d’une « nouvelle rencontre de monarques au château de Pillnitz » (38). Les derniers mots de Kautsky sont une foi inébranlable dans le progrès du socialisme, approche quelque peu mécaniste qui se garde bien d’évoquer, malgré la nette revendication de « dictature du prolétariat », les conséquences pratiques de la violence révolutionnaire. La même tonalité se retrouve dans l’article d’Hugo Schulz (39) qui revient sur les spécificités de la Révolution anglaise en se focalisant sur les luttes du « petit peuple » et le rôle des Levellers – Niveleurs - en écho à l’étude d’Edouard Bernstein (40). En dépit de quelques ressemblances, il lui paraît inenvisageable que le processus révolutionnaire débouche sur une forme de pouvoir autoritaire et il pense pouvoir « prophétiser » que l’irruption des formes autoritaires comme celles de Cromwell ou de Napoléon sont historiquement révolues.

Franz Mehring, dans son article sobrement intitulé « La Révolution française » (41), dresse quant à lui une description classique des événements français selon une grille d’analyse marxiste dont il s’était fait le spécialiste. Comme Schulz il porte attention aux couches populaires radicalisées, dans le cas français les sans-culottes, dont le rapport au gouvernement révolutionnaire est décrit immédiatement après sa contribution par un extrait de l’ouvrage de Kautsky de 1889 (42). Si Mehring rappelle combien la Terreur a été utile pour sauver la révolution en 1793-1794 - « Cette terreur fut le seul moyen de sauver la France et elle a sauvé la France » -, il évite pourtant toute comparaison réelle avec la révolution russe actuelle. Surtout il termine explicitement son article par une exhortation à ne pas imiter les moyens de la Révolution bourgeoise. « En effet elle (la classe ouvrière) a appris maintenant qu’elle n’a pas besoin pour sa libération de cette dimension imprévisible d’actions violentes dont la bourgeoise s’est servie pour s’émanciper. » Arrivé à sa « majorité – Mündigkeit - historique » le prolétariat doit, selon Mehring, se tourner plus vers les « moyens pacifiques de l’expropriation » que vers « le couperet de la guillotine » (43). Plus encore que l’apparition du prolétariat dans le processus révolutionnaire – fait incontestable - c’est ici la différence par rapport à la prise de pouvoir et son exercice qui doit singulariser la révolution russe actuelle.

Rosa Luxembourg, qui signe l’article consacré à l’actualité de la Révolution russe, revient, elle aussi, sur l’histoire des révolutions françaises, de 1789 à la naissance de la troisième République. Elle relève que le mouvement populaire avait une composante prolétarienne pendant la « Grande Révolution » : « la courte domination du parti de la montagne qui correspond à l’apogée de la Révolution fut la première entrée en scène du prolétariat ». Contraint de s’allier à l’époque avec la petite bourgeoise, il a désormais gagné la force du nombre et bien que la Révolution russe ait encore quelques caractères bourgeois, l’heure est bien à un nouveau type de révolution. La nouvelle révolution sociale – dont la transition est assurée par la dictature du prolétariat – est évoquée surtout par une médiation : la grève de masse, que la direction des syndicats allemands combattra avec vigueur (44). Luxembourg est ici la seule à signaler explicitement que la force parlementaire ne peut se suffire elle-même :

« Avec la Révolution russe se ferment soixante ans d’une période de la domination calme et parlementaire de la bourgeoisie. Avec la révolution russe nous entrons dans la période de transition de la société capitaliste à la société socialiste. »

Pour autant elle ne s’explique pas sur les formes de pouvoir concrets - ni sur les moyens effectifs de parvenir à celles-ci - qui se substitueraient aux parlements.

In fine à lire de près certaines réflexions « à chaud » des uns et des autres, on constate combien l’analogie à 1789 est utile à la compréhension du présent. Mais au-delà des débats qui confrontent l’histoire des révolutions à l’actualité politique, les articles de 1649-1789-1905 comprennent d’importants exposés historiques montrant le souci de transmettre la connaissance de ces processus révolutionnaires au public social-démocrate.

Redécouvrir 1789 après le reflux révolutionnaire

L’écriture immédiate de l’histoire de 1905 à la lumière des expériences passées a entraîné dans le SPD un regain d’intérêt pour la Révolution française. La Révolution russe semble constituer ainsi la seconde grande occasion après le centenaire de 1889 de discuter la « Grande Révolution » à tous les échelons du parti social-démocrate. A nouveau, les journaux quotidiens nous permettent de saisir ce phénomène. Ils signalent des conférences de dirigeants dans les grandes villes où le parti dispose d’une large audience. Wilhelm Blos, auteur d’une histoire populaire de la Révolution française (45), tient ainsi une conférence à Leipzig sur « Robespierre comme grand orateur » en février 1906, d’après le LVZ. L’environnement quotidien des militants semble marqué de ce souvenir : l’Almanach historique dont ils disposent constitue un condensé de ce souci de mémoire. Loin de se circonscrire aux événements allemands, il comprend de très nombreux rappels des grands événements russes – ainsi la révolte du Potemkine, déjà signalée dans 1649-1789-1905, le 24 juin 1905 - tout comme il accorde une large place à la Révolution française - naissance de l’Assemblée nationale constituante, morts de Danton, d’Hébert...(46)

Mais c’est au niveau de la formation – Arbeiterbildung - que cet intérêt renouvelé est le plus sensible. Le congrès de Manheim de 1906, très marqué par la question russe, décide de la création d’une école centrale de formation dans laquelle seront notamment dispensés des cours d’histoire de la Révolution française (47). Pour saisir la place renouvelée de l’enseignement de 1789, il faut étudier l’exemple d’une école existant avant 1905 ; on pourra ainsi comprendre en quoi la Révolution russe marque une rupture. Nous disposons du bilan annuel de l’école de formation ouvrière, l’Arbeiter-Bildungsschule de Berlin entre 1898 et 1914 et des plans détaillés des formations dispensées avec l’affluence à chacune d’entre elles (48). Entre la fin de l’année 1899 et le premier trimestre 1905, on ne trouve aucune séance consacrée à la Révolution française. En revanche, dès le premier trimestre 1905, une journée est dédiée à « l’histoire de l’époque moderne jusqu’à la Révolution française » (49). Par la suite, entre 1906 et 1911, il sera proposé, presque chaque année, une formation détaillée sur la Révolution française, inédite sous cette forme jusqu’alors. Si son contenu précis n’est pas connu, on dispose en revanche du plan de la formation. Le premier point concerne l’importance mondiale de la Révolution. Après le rappel des événements survenus entre 1789 et 1799, le propos se clôt par une « comparaison de la Révolution française avec l’actuelle révolution russe ». Les formations sur la Révolution française réapparues début 1905 s’envisagent ainsi dans la dynamique de la Révolution russe. Grâce à cette source, on dispose d’un décompte précis du public ayant assisté aux formations : sur une moyenne de 150 inscrits, plus de 90, en 1906-1907, ont entre 20 et 30 ans ; cette génération qui est née entre 1875 et 1885 n’a pas connu la floraison des publications au moment du centenaire de 1789 ; c’est probablement dans le sillage de la révolution de 1905 que ces militants ont connu l’histoire de la Révolution française.

L’intérêt va probablement au-delà d’un simple rappel d’événements déjà connus ; c’est à une réexploration de l’histoire de la « Grande Révolution » à laquelle on semble assister. En effet, Kautsky réédite, en 1908, son ouvrage sur la Révolution française, assorti d’une nouvelle préface et d’un nouveau titre (50), tandis que quelques mois plus tard Heinrich Cunow édite son travail consacré à la presse pendant la période révolutionnaire 1789-1799, dont la publication avait justement commencé à l’origine dans la Neue Zeit pendant la Révolution russe (51). Tous portaient ainsi un grand intérêt à la « Grande Révolution » après le reflux de 1907 en Russie. Cette impression est confirmée à la lecture des correspondances personnelles d’une éminente dirigeante, Rosa Luxembourg. En 1908, elle échange plusieurs lettres avec Kostja Zetkin qui lit alors beaucoup d’ouvrages sur la Révolution française. Elle lui signale, le 8 mai, qu’elle connaît déjà bien Mignet et lui envoie sept livres sur la France. Elle lui écrit le 26 mai 1908 :

« Hier j’ai quitté tard dans la nuit le Mignet, et ces affaires m’ont profondément marquée. Je fus ébahie devant ces masses grandioses et divines. L’histoire des révolutions est parmi les choses les plus intéressantes qui existent dans les sciences (...) » (52).

1905 fixant 1789 ?

Dès janvier 1905, les sociaux-démocrates sont convaincus de vivre le début d’une époque dont le seul précédent comparable est la « Grande Révolution » de 1789. En retour, l’analogie a suscité un nouvel intérêt pour la Révolution française, inédit depuis le centenaire, dont l’expression est nette à plusieurs niveaux du SPD, de l’intérêt renouvelé des théoriciens du parti pour son histoire jusqu’aux nombreuses occurrences dans les textes que le militant social-démocrate de base pouvait lire sur les événements russes. La période ouverte par les révolutions bourgeoises semblait définitivement se refermer. Déjà, en septembre 1905, Kautsky affirmait au congrès de Iéna « la conclusion de l’ère des révolutions bourgeoises ». Cette conclusion impliquait de fixer à 1789 un statut dans l’histoire passée. La brochure 1649-1789-1905 doit se comprendre dans cet esprit : si elle entendait dicter les tâches qui s’imposaient aux sociaux-démocrates, elle exprimait aussi que celles-ci nécessitaient de comprendre les mécanismes des révolutions antérieures et leur singularités.

Les différents articles révèlent combien certaines questions décisives s’imposant aux mouvements syndicaux et politiques n’étaient pas, alors, définies avec netteté. Les réflexions sur la violence révolutionnaire méritent à cet égard d’être soulignées. La supériorité supposée de la puissance du prolétariat par la médiation du parti social-démocrate de masse, en opposition aux méthodes de la terreur de 1793 - renvoyées à un archaïsme révolu de la révolution bourgeoise – sont en effet avant-coureurs de critiques qui serviront ultérieurement à disqualifier le recours à la violence révolutionnaire en 1917 (53). L’optimisme de la vision de l’essor d’un mouvement ouvrier se suffisant à lui-même allait être largement battu en brèche après la Révolution d’octobre 1917, nouvelle occasion d’une floraison d’analogie avec 1789. Devant la victoire des bolcheviks, beaucoup chercheront – parfois pour des raisons politiques très diverses – à déceler le moment thermidorien, voire bonapartiste, dans le processus qui mène à la consolidation de l’Etat soviétique, tandis que la terreur révolutionnaire sera l’objet de toute les attentions. Pour aussi essentielle que soit la rupture de l’année 1917, on ne doit pas oublier l’importance des années 1905-1906, marquées en France par la naissance de la SFIO, puis par la charte d’Amiens, et qui ont vu se dérouler, dans l’arrière-plan international, une révolution en Russie, certes avortée, mais riche d’enseignements par la comparaison qu’elle autorisait avec 1789.

Ce texte a été publié dans Regards sur le syndicalisme révolutionnaire, Michel Pigenet et Pierre Robin (dir.), Nérac, Éditions d'Albret, 2007, pp. 31-47. Voir la table des matières.

NOTES

(1) K. Kautsky, Das Werden eines Marxisten, Leipzig, 1930, p. 137. Sauf mention contraire les traductions sont de notre fait.

(2) Pour une brève biographie de Kautsky et sur les autres sociaux-démocrates allemands cités dans cet article : J. Droz, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international. Allemagne, Paris, Editions ouvrières, 1990.

(3) Voir notamment C. Weill, « La Révolution russe de 1905 et le mouvement ouvrier allemand » in F.-X. Coquin, C. Gervais-Francelle (dir.), 1905. La première révolution russe, Paris, Institut d’études slaves / Publication de la Sorbonne, 1986, pp. 437-449.

(4) R. Luxembourg, Grève de masses, parti et syndicats, Paris, Maspero, 1971.

(5) Sur ces questions J. Droz (dir.), Histoire générale du socialisme. De 1875 à 1918, t. 2, Paris, PUF, 1974.

(6) Notre étude est basée essentiellement sur Léo Stern, Die Russische Revolution von 1905-1907 im Spiegel der deutschen Presse, Berlin, Rutten & Loening, 1961, 5 tomes.

(7) 1649-1789-1905, Berlin, Buchhandlung Vorwärts, 1905, 16 p. Archives Karl Kautsky, Institut International d’Histoire Sociale, (IISG), Amsterdam.

(8) J. Girault, « Les conséquences de la Révolution de 1905 sur le socialisme français : l’exemple de Paul Lafargue », in F.-X. Coquin, C. Gervais-Francelle (dir.), op. cit., pp. 429-436 ; Y. Le Bras, « Jaurès et la Révolution russe », Bulletin de la société d’études jauressiennes, n°42, juillet-septembre 1971, pp. 2-8 ; G. Candar, La presse socialiste parisienne et la révolution russe de 1905, Mémoire de maîtrise, Paris I, 1975.

(9) Stepniak, Der russische Bauer, Stuttgart, Dietz, 1893. Traduction de Victor Adler.

(10) N. G. Tchernichewsky, La possession communale du sol, Paris, Librairie G. Jacques, 1903.

(11) C. Weill, Marxistes russes et social-démocratie allemande 1898-1904, Paris, Maspero, 1977.

(12) Illustrierter Neue Welt-Kalender, Hamburg, Dietz, 1893, p. 61 (IISG).

(13) K. Kautsky, Die Klassengegensätze von 1789, Dietz, Stuttgart,1889. Traduction française : La lutte des classes en France en 1789, Paris, Librairie G. Jacques, 1901, rééd. CERMTRI 1999. Pour une présentation de l’ouvrage dans son contexte J.-N. Ducange « Karl Kautsky et le centenaire de la Révolution française », Siècles, Centre « Espace et culture », Clermont-Ferrand, n°23, pp. 63-86.

(14) Est ainsi désignée fréquemment à l’époque la Révolution française de 1789-1799.

(15) K. Kautsky, « Boris Minzes, Die Nationalgüterveräusserung während der französischen Revolution, Jena, 1892 », Neue Zeit, 1893, p. 603.

(16) J. Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Editions sociales, (1901-1904), 1968 (rééd. 1989).

(17) P. Lafargue, « La langue française avant et après la Révolution », L’Ère nouvelle, Paris, 1894.

(18) Visant à concurrencer La Petite République de Jaurès et ainsi violemment opposé à ce dernier, il ne parut qu’à peine deux ans du 2 septembre 1900 au 16 mai 1902.

(19) Le Petit sou, 8 avril 1901. (Collection BNF).

(20) J. Girault, art. cit., p. 430.

(21) Qui devient ensuite organe central à partir de mai 1905 de la nouvelle Section Française de l’Internationale ouvrière - SFIO.

(22) Dans le numéro du Socialiste des 3-10 mai 1903 était traduit et publié en première page un texte de Karl Kautsky « Le Premier mai et la solidarité des classes » où il repartait de 1789 pour dénoncer ceux qui prônent la solidarité entre les classes.

(23) Outre les très nombreux textes reproduits dans l’anthologie de Stern, op. cit., nous avons aussi porté notre attention sur le grand quotidien berlinois (Vorwärts) et sur celui de Leipzig (Leipziger Volkszeitung) au coeur de la Saxe, région de grande influence du SPD et plus particulièrement de son aile gauche.

(24) « Die russische Probleme », Berliner Tageblatt, 21 avril 1905 cité dans L. Stern, op. cit., t. 1, p. 177-179.

(25) Voir le recueil de L. Stern (dir.) , Despotie in der Karikatur, die russische Revolution, 1905 bis 1907, im Spiegel der deutschen politischen Karikatur, Berlin, Akademie Verlag, 1967. Voir notre illustration page ...

(26) R. Luxembourg, « Die Revolution in Russland », Die Neue Zeit, 25 janvier 1905 cité dans L. Stern, op. cit., t. 1, p. 63.

(27) K. Kautsky, « Die Revolution in Russland », LVZ, 26 janvier 1905 cité dans L. Stern, op. cit., t.1, pp. 71-72.

(28) K. Kautsky, art. cit., p. 72.

(29) E. Bernstein, « Revolutionen und Russland », Sozialistische Monatshefte, Avril 1905 cité dans L. Stren, op. cit., pp. 176-177.

(30) K. Kautsky, « 1789-1889-1905 », 1 Maifeier, 1905, p. 2 (IISG).

(31) K. Kautsky, art. cit., p. 2

(32) Numéro historique s’il en est : il s’agit du dernier numéro en tant qu’organe des guesdistes avant de devenir le journal central de la SFIO.

(33) F. Mehring, « Die Revolution in Permanenz », décembre 1905 cité dans L. Stern, Die Russische Revolution von 1905-1907 im Spiegel der deutschen Presse, t.1, pp. 789-792.

(34) Vorwärts, 26 décembre 1905.

(35) Leipziger Volkszeitung, 26 décembre 1905.

(36) R. Luxemburg, art. cit., in Stern op.cit., p.63.

(37) K. Kautsky, « Alte und Neue Revolution », 1649-1789-1905, pp.3-5. A noter que ce texte fut immédiatement traduit dans l’organe de la SFIO du 9-16 décembre 1905 en précisant qu’il s’agit du « sujet (...) le plus important et le plus urgent de tous ». On utilisera ici cette traduction française.

(38) F. Mehring, « Reflexe der russischen Revolution », Die Neue Zeit, juillet 1905, in L. Stern, op. cit., t.1, p. 389.

(39) H. Schulz, « Schicksalsmomente der englischen Revolution »,1649-1789-1905, pp. 5-7.

(40) Bernstein avait en effet porté une grande attention à la révolution anglaise : E. Bernstein, Kommunistische und demokratisch-sozialistische Strömungen während der englischen Revolution, Dietz, Stuttgart, 1895.

(41) F. Mehring, « Die französische Revolution », 1649-1789-1905, pp. 7-10.

(42) K. Kautsky, « Die Sansculotten der französischen Revolution », 1649-1789-1905, pp. 11-12.

(43) Ce texte de Mehring, mort en 1919 et consacré comme un véritable « père fondateur » en République démocratique allemande à partir de la fin des années 1950, ne sera jamais réédité : ni dans l’anthologie – pourtant fort complète par ailleurs - établie par le cinquantenaire de la Révolution russe dont nous nous sommes servie ni dans ces Gesammelte Schriften, son propos, renvoyant la violence à des méthodes anciennes, n’aura droit de cité.

(44) « Ce qui peut être juste là-bas serait chez nous totalement faux et c’est de la folie pure que de vouloir tirer de la situation russe une conclusion sur la tactique dont nous avons besoin » d’après David, membre de la droite du parti, au congrès de Iéna (17-23 septembre 1905). Cité par C. Weill, art. cit., p. 444.

(45) W. Blos, Die französische Revolution. Volkstümliche Darstellung der Ereignisse und Zustände in Frankreich von 1789 bis 1804, Stuttgart, Dietz, 1889.

(46) Historischer Kalender, Berlin, Vorwärts, 1907.

(47) D. Fricke, Handbuch zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung 1869 bis 1917, Berlin (Est), Dietz Verlag, t.1, p. 680.

(48) Arbeiter-Bildungsschule Berlin. Bericht über die Tätigkeit, Berlin, 1895–1914, (Staatsbibliothek, Berlin).

(49) op. cit., 1906-1907, p. 5.

(50) K. Kautsky, Die Klassengegensätze im Zeitalter der fransösischen Revolution, Stuttgart, 1908.

(51) H. Cunow, Die revolutionäre Zeitungsliteratur Frankreichs während der Jahre 1789 bis 1794, Berlin, 1908.

(52) R. Luxemburg, Gesammelte Briefe, Berlin (Est), Dietz Verlag, 1982, t. 2, p. 343.

(53) C’est la critique que portera Kautsky aux bolcheviks dans Terrorisme et communisme, contribution à l’histoire des révolutions, Paris, J. Povolozky, 1919.