Une Révolution française noyée dans le XIXe siècle Actuel
vendredi 26 septembre 2008L’expression « La Révolution française n’est pas terminée » se retrouve conjointement dans les propos de Dominique de Villepin et les écrits de Vincent Peillon, donc sur des bords opposés de l’échiquier politique. Que recouvre-t-elle plus précisément sous la plume du socialiste Vincent Peillon qui en fait le titre de son ouvrage (La Révolution française n’est pas terminée, Paris, Seuil, 2008, 215 pages) ? Manifestement, elle fait débat comme le montrent les entretiens et les comptes rendus de ce livre, rassemblés par Vincent Peillon lui-même sur son site
De fait Vincent Peillon, philosophe et député socialiste européen s’interroge, de manière plutôt paradoxale au premier abord, sur le devenir de la Révolution française. En effet, si le syntagme « Révolution française » est souvent utilisé dans ce livre, l’événement lui-même n’est jamais décrit en tant que tel. Il s’agit en effet d’une approche de la Révolution française appréhendée non pas comme un événement qui fait transition, rupture entre l’Ancien Régime et un nouvel ordre social, mais comme l’origine de l’idée républicaine, avec laquelle elle se confond dans son devenir même, un événement/avènement donc. De ce fait, l'attention du lecteur est portée quasi exclusivement vers le discours du XIXème siècle relatif à la Révolution française, et plus précisément à travers la manière dont ce discours instaure, avec les premiers socialismes, l'idée républicaine, ce qui paradoxalement limite l'apport des potentialités ouvertes par 1789 en matière de républicanisme. Cet ouvrage n'en constitue pas moins une très intéressante investigation du rapport éminemment politique, donc du lien privilégié, de la nation française à la Révolution qui situe à sa manière l'idéal-type de l’événement révolutionnaire au cœur de la représentation politique des Français, donc de leurs préoccupations les plus contemporaines.
La Révolution française, un événement métahistorique.
Ainsi la Révolution française est « un événement métahistorique et métapolitique, c’est-à-dire une événement religieux » (p. 16) d’autant plus que « La République s’engendre et se définit comme un travail rétrospectif sur la Révolution elle-même » (p. 22). Formulations qui devraient faire réfléchir tous ceux qui veulent faire de la Révolution française un « objet froid ». Métahistorique donc dans la mesure où le phénomène révolutionnaire autoinstitue, engendre en permanence des républicains qui défendent et font la République. Métapolitique dans le fait qu’il instaure un rapport permanent de la nation à la Révolution par le perpétuel travail rétrospectif opéré par la République sur la Révolution elle-même. Religieux enfin - et c’est là le point le plus important pour l’auteur – au titre de l’importance décisive de la religion de la laïcité pour la continuité du projet républicain. Et d’en conclure :
« Lorsque nous disons que la Révolution française n’est pas terminée, nous voulons dire qu’il y a un mode spécifiquement républicain de l’idéalité, de l’histoire, du politique, du rationnel, et même de la religion dont ne sommes pas sortis aujourd’hui » (p. 175).
Les premiers socialismes, mesure de la Révolution française
Vincent Peillon préconise alors le maintien d’une telle « configuration ouverte de la Révolution française » à la fois contre les positivistes qui occultent la dimension religieuse de la révolution, contre les libéraux, Tocqueville et Furet au premier plan, et contre les partisans de l’idée révolutionnaire, des robespierristes aux bolcheviques, en passant bien sûr par Marx et sa vision de la lutte des classes. Pour ce faire, il prend appui sur une période et un corpus politique encore insuffisamment exploités par les chercheurs, les années 1830 et 1840 – et 1848 tout particulièrement – avec les premiers socialismes et les républicains socialistes et démocrates de 1848. Ainsi il constate que :
« Le socialisme démocratique, issu de la Révolution de 1830 et des mouvements républicains, des journaux, des associations, des révoltes ouvrières, mais aussi de tout un travail intellectuel spécifique, s’est vu refouler au titre de l’archaïsme, de l’utopie, du délire bigot ou de la trahison petite-bourgeoise. Avec la tradition du socialisme démocratique, c’est une certaine idée de la République, l’une et l’autre étant intrinsèquement et nécessairement liées qui disparaissait à son tour » (page 71).
Période des premiers socialismes, par exemple avec l'apparition d'une presse ouvrière (voir le corpus en ligne de L'Echo de la Fabrique, le journal des canuts lyonnais) dont Vincent Peillon souligne la reconnaissance récente, par la multiplication des travaux sur les « Libres-penseurs républicains socialistes » selon l’expression de Ferdinand Buisson, dont les siens sur Pierre Leroux, sans oublier les travaux pionniers de Miguel Abensour, Maurice Agulhon et Philippe Vigier. Il souhaite également que la Révolution de 1848 sorte du mépris dans lequel les libéraux et les marxistes l’ont enveloppée. Il convient de souligner l’intérêt d’un tel retour à la généalogie de la IIIème république.
C’est ainsi qu’il peut énoncer le credo d’un socialisme réformiste, à la fois républicain, démocratique, humanitaire et partisan de la collaboration des classes à l’horizon de la Révolution française (en particulier page 76), donc de l’idée républicaine, « forme recherchée d’une nouvelle alliance du temporel et du spirituel, de l’absolu et du relatif /…/ forme historique mobile discutable, progressive » (page 30). Vincent Peillon propose de penser un socialisme libéral héritant à la fois des premiers socialismes, du républicanisme et du libéralisme politique sous la forme d’une « synthèse créatrice », selon la formule de Serge Audier.
Un socialisme libéral en débat avec Furet et Tocqueville
Vincent Peillon préconise donc une synthèse républicaine propre à permettre l’épanouissement d’une religion foncièrement laïque. Mais la critique du positivisme formulé dans les termes de la science, au nom du positivisme de la religion républicaine, cache un anti-naturalisme et un anti-immanentisme, donc un refus de la métaphysique politique de la Révolution française fondée sur une théologie naturelle et une dialectique de la nécessité et de la contingence qui rendent compte des potentialités ouvertes par l’événement révolutionnaire. L’idéalité de la République théologico-politique prend ici la place du devenir de l’idée révolutionnaire, voire de l’idée libérale elle-même.
Le point le plus discuté de cet ouvrage réside alors dans le fait de créditer François Furet d’avoir énoncé l’impossibilité par principe du projet républicain lui-même (p. 56), et de la démocratie sociale, donc d’avoir nié le lien entre l’idée de république et l’idée religieuse. Le geste est courageux après le pilonnage des médias en faveur de Furet durant de longues années, sans qu’il faille tordre le bâton dans l’autre sens, nous semble-t-il. Plus précisément, Vincent Peillon part ainsi de la formulation forte : « C’est à François Furet qu’il faut revenir, c’est à son interprétation qu’il faut intellectuellement s’affronter pour permettre la restitution du modèle républicain français selon sa vérité historique », ce qu’il fait en quelques pages bienvenues avec l’aide des critiques du politiste Jean-Fabien Spitz. Il s’agit alors de contester la manière dont François Furet sous-évalue la formation de la doctrine républicaine au XIXème siècle en la qualifiant de mystique et illibérale, donc en la démonétisant très fortement.
A ce titre, Vincent Peillon, de concert avec Jean-Fabien Spitz, pointe ce qui peut s’avérer une triple erreur dans la démarche de Furet : poser une incompatibilité de principe entre société des individus et égalité en présupposant donc des individus non pas différents mais identiques ; réitérer l’illusion contractualiste selon laquelle la liberté est, par essence, une propriété de l’individu ; enfin poser les droits de l’individu comme un donné ce qui suppose un société qui se différencie naturellement. Si cette critique ouvre largement un débat longtemps éludé, il n’en reste pas moins qu’une prise de distance avec l’immanence du politique se profile derrière ce point de vue. Peut-être même, c’est la figure intellectuelle de Tocqueville, présentée trait par trait sous les mêmes erreurs pages 103-104, qui est ici mise en cause.
Il convient alors de préciser que le récent ouvrage de Lucien Jaume (Tocqueville, Paris, Fayard, 2008), certes proche de Furet, donne peu de crédits à de telles critiques, en montrant la teneur foncièrement démocratique de l’immanence politique telle que la conçoit Tocqueville. Ce politiste écrit en effet :
« Tocqueville reprend (sans cesse) sa thèse de la démocratie devenant la nouvelle forme du religieux parce que, en tant que « la raison individuelle » crée elle-même l’emprise sous laquelle elle se place à l’heure du déclin des religions dogmatiques. l’individu qui croit à son autonomie d’esprit ne perd pas toutes les autres croyances, au contraire, il adhère à l’autorité du collectif, qui a pour premier dogme l’égalité entre les esprits /.../ La raison de l’homme démocratique a un credo, qui associe le collectif à l’individuel, en ce sens que le répondant de la souveraineté du peuple (sphère politique), c’est l’individu conçu comme 1) apte à se diriger, 2) capable de chercher son intérêt personnel, 3) doté en cela de raison » (page 150).
Le débat est ainsi largement ouvert sur l’héritage révolutionnaire de l’idée républicaine, de sa part de souveraineté à sa dimension cognitive. Mais le cadre imparti par Vincent Peillon, un socialisme libéral, n’est-il pas quelque peu étroit en la matière ?
Les limites d’un socialisme réformiste
En proposant un républicanisme sous la forme d’une théorie accomplie, le libéralisme, et d’une religion établie, la laïcité, avant même leur régulation par un processus de démocratisation sociale, Vincent Peillon pose aussi, mais à sa manière, des préalables très discutés, la toute puissance du marché et l’exclusivité de la laïcité, qui risquent de faire ombrage à la construction immanente du politique, donc aux potentialités nouvelles dans l’apprentissage de la démocratie, y compris dans le champ du socialisme révolutionnaire, certes très différent de Tocqueville. Une telle distance à la créativité politique jusque dans l’univers des croyances met bien en lumière les attendus du socialisme réformiste, et sa relative distance vis-à-vis de « l’égalité entre les esprits » au sens tocquevillien au nom d’une hiérarchisation des intelligences par l’éducation et le talent. Il est vrai que le problème du classement des individus selon le principe de l’égalité, donc du mérite, abordé récemment par Olivier Ihl, dans son ouvrage Le Mérite et la République. Essai sur la distinction des émules, dont La vie des idées a donné une recension par Annie Stora-Lamarre, s’avère complexe, et repose bien des questions abordées dans cet ouvrage.
Nulle surprise cependant si le refus de « la mystification libérale » va de pair avec la critique de « la dialectique révolutionnaire », leur renvoi dos à dos sur le ton partisan d’un socialiste réformiste sûr de lui-même et du caractère intangible des fondamentaux instaurés par la république sociale. Livre polémique et partisan donc par le refus de conférer une heuristique aux analyses renvoyées dos à dos, et pourtant forts différentes, de Tocqueville et Marx sur la Révolution française et aux traditions qui en sont issues.
Livre d’actualité cependant, qui relance avec bonheur la discussion, tout en annonçant une nouvelle conjoncture éditoriale, en 2009, sous la forme d’ouvrages et de dictionnaires sur la Révolution française, dans une ambiance plutôt critique d’un bicentenaire en 1989 où les médias étaient centrés sur la figure de François Furet. Il s’agit alors de « poursuivre la Révolution française », c’est-à-dire d’approfondir « le régime d’historicité et de rationalité » qui lui est propre, ce qui n’est pas indifférent dans la recomposition actuelle de la mouvance socialiste. (Françoise Brunel, Jacques Guilhaumou).
N.B Le présent billet d’actualité a fait également l’objet d’un fructueux échange avec Yannick Bosc et Jean-Clément Martin.