Termes de grammaire en révolution Mots
lundi 15 septembre 2008Dans La Feuille villageoise du 13 octobre 1791 (1), les rédacteurs font mention d’une lettre qu’ils reçoivent d’un maître d’école d’un petit village où il est précisé qu’il lit régulièrement ce journal, mais éprouve quelques difficultés à expliquer certains mots que ses interlocuteurs villageois « n’entendent pas », et que lui-même connaît mal. Il en dresse la liste qu’il adjoint à sa lettre. Les rédacteurs de La Feuille villageoise publient alors à la suite de sa lettre une « liste de mots » en trois rubriques, Termes de grammaire, Termes de Physique, Termes de législation. Nous publions le contenu de la première rubrique qui marque bien la tendance à considérer les effets positifs d’une grammaire générale basée sur l’analyse et l’analogie, - les deux premiers termes présentement définis -, dans l’établissement de la nouvelle langue des droits en tant que langue bien faite au sens condillacien (2).
Présentation
"Si je parlais au roi ou au président du corps législatif même, je lui parlerai suivant les règles de notre grammaire, et non suivant l’usage", C. B. homme libre (Mercure national du 14 décembre 1790)
La prééminence de l’analyse et de l’analogie marque, dans la liste de termes que nous présentons, une volonté de prendre ses distances avec l’usage (3), et par conséquent de réduire l’arbitraire dans le but de révolutionner la langue. Ainsi, de terme en terme, se précisent les principes de constitution de la langue (politique) à élaborer, y compris dans les formes d’une rhétorique, certes restreinte par souci de s’en tenir au langage énergique des signes dans le sens rousseauiste. Un tel cadre rhétorique minimal, de fait encadré par les principes du langage analytique, s’inscrit dans un contexte linguistique bien particulier.
Il importe en effet de préciser que cette publication de termes de grammaire intervient au moment même de l’ouverture de la Société des amateurs de la langue française sous l’égide du « grammairien patriote » Urbain Domergue, initiative inscrite dans la continuité du Journal de la langue française publié depuis le 1er Janvier 1791. La rubrique « langue ornée » de ce Journal dédié à la langue française, et tout particulièrement à la nouvelle langue politique ne cesse de rappeler qu’ « il n’y a pas de véritable éloquence sans la propriété des mots », ce qui revient à proposer « une rhétorique et une poétique raisonnée », donc liée à une grammaire elle-même fondée sur la logique analytique. A ce titre, « la langue ornée va devenir très utile à toutes les institutions publiques, à tous les jeunes gens que le nouvel ordre des choses destine à porter la parole dans les assemblées civiques », précise Urbain Domergue.
Cependant cette liste de termes a elle-même sa spécificité du fait même de son rédacteur, difficile à identifier. S’agit-il d’une liste établie par Cerutti, Grouvelle ou un autre rédacteur « céruttien » de La Feuille Villageoise ? Nous ne le savons pas. Tout du moins, cette série de termes rhétoriques et analytiques relève de la volonté d’user des « figures propres à convaincre les esprits les plus bornés » (Antoine Cerutti) et de combattre le langage de « l’exagération » propre au « révolutionnaire » que le modéré Cerutti met en cause dans sa présentation d’un Dictionnaire portatif de l’idiome exagérateur.
Position modérée perceptible, à vrai dire, dans le choix des exemples en illustration de ces termes de grammaire, rhétorique incluse. L’esprit d’analyse est ce qui régule au mieux les échanges au sein d’une assemblée publique. La monarchie est l’exemple même d’une analogie réussie avec le caractère français. Parallèle et métaphore explicitent, par l’exemple des nouvelles lois et de la justice, le fait de l’égalité. La comparaison souligne « l’importance de la libre circulation des grains ». Ainsi la liberté économique et l’égalité politique marquent le contraste « d’une époque brillante de l’histoire » avec la période antérieure. Thèse, Hypothèse et Antithèse soulignent la nouveauté radicale de la lumière, de l’universalité et de l’utilité spécifiques de cette époque. Enfin le caractère très politique de cette liste est consacrée, dans les dernières entrées, par la synonymie illustrée à la fois par un exemple très classique (à propos de synonyme, avec Nation, peuple, multitude) et un exemple très circonstancié (entre le calomniateur anonyme et le dénonciateur).
Ainsi, ce courant ceruttien modéré (4) reste ainsi relativement à l’écart de l’initiative du « grammairien patriote » Urbain Domergue. Ce jacobin n’insiste-t-il pas un peu trop sur la nécessité de former « une moisson d’orateurs /.../ dignes de figurer dans les tribunes civiques » au risque donc d’aller vers l’exagération verbale ? Notons que Cerutti avait déjà publié, en 1788, un texte intitulé Harangue miraculeuse ou le muet devenu orateur où il met en scène « un auditeur muet » dont « les idées se son développées en silence », et qui précise, devant l’assemblée, que « ma langue s’est dénouée de jour en jour au bruit de vos paroles ». Et d’ajouter : « Je cède au mouvement : mes sentiments accumulés se pressent autour de ma langue devenue flexible, et se précipitent sur les lèvres devenues parlantes ». C’est ainsi dans des conditions définies par un temps nécessaire de réflexion que tout citoyen peut devenir parlant, si l’on peut dire. Une telle liste de termes relève donc aussi de la nécessité de la pause réflexive, en préalable à l’usage même de figures rhétoriques associées au plus près de la grammaire analytique (Jacques Guilhaumou).
Texte
Termes de grammaire
Analyse
Ce mot a différentes acceptions. Faire l’analyse d’une plante, d’un métal, ou d’une manière quelconque, c’est les décomposer, et les réduire à leurs parties élémentaires. La plupart des secrets merveilleux d’un charlatan, analysés par un bon chimiste, se réduisent à des poisons. Faire l’analyse d’un livre, d’un discours, d’un décret, c’est recueillir et resserrer en peu d’espace les principes et la substance qu’ils renferment. L’esprit d’analyse est d’un merveilleux secours au milieu d’une assemblée publique. Il apprend à saisir et à marquer le véritable point de la question ; il abrège la discussion, et il délie promptement le nœud de la difficulté.
Analogie
C’est le rapport secret par lequel deux objets se conviennent (5). Ainsi le fer a de l’analogie avec l’aimant qui l’attire. Ainsi tel arbre, telle graine, ont de l’analogie avec le terroir où ils prospèrent. Ainsi la monarchie est analogue au caractère et à l’empire français. Ainsi la constitution civile du clergé a plus d’analogie avec la primitive Eglise, que n’en avait l’ambition papale et le faste des évêques.
Métaphore
C’est une expression figurée qui représente une idée abstraite par une image sensible. On dit le flambeau de la discorde, pour peindre les ravages qu’elle produit. On dit qu’un ouvrage étincèle d’esprit, pour faire entendre qu’il est semé d’idées brillantes et ingénieuses. On dit que la justice pèse tous les hommes dans une même balance, pour exprimer qu’ils sont égaux et jugés par les mêmes lois.
Comparaison
C’est un objet que l’on relève en le comparant avec un autre qui lui ressemble par quelque trait frappant. Pour faire sentir combien dans un gouvernement aristocratique on éludait les lois, Solon les comparait à des toiles d’araignées où les petits insectes étaient pris, mais à travers lesquelles passaient les grands. Pour montrer combien la vertu éclatait dans les revers. Pope l’a comparé à ces plantes aromatiques qui exhalent un parfum suave lorsqu’on les foule aux pieds. Pour inculquer aux villageois l’importance de la libre circulation des grains, nous l’avons comparée à la circulation des fleuves, qui, interceptés dans leurs cours, deviendront stagnants dans un pays, et laisseraient les pays voisins dans la sécheresse.
Allégorie
C’est une comparaison prolongée et suivie telle est celle que la fameux archidiacre de Dublin, le docteur Swith osa faire entre les trois églises, Romaine, Calviniste et Luthérienne, et trois justeaucorps légués par un père mourant à ses trois enfants. Pietre, l’aîné des trois chargea, dit-il, son justeaucorps de broderie, de franges, de peintures pieuses. Martin, le second héritier, découpa le sien dans un goût plus moderne, mais le défigure par des ornements grossiers et tudesques. Jean, le cadet et le plus sévère des trois enfants, ne se contenta pas de laisser son justeaucorps sans parure étrangère, mais il l’écourta, le rétrécit, et le fit reteindre des plus sombres couleurs.
Parallèle
C’est encore une comparaison établie entre deux objets, ou deux personnages importants, pour distinguer les côtés par où ils se ressemblent, et ceux par où ils différent. Le parallèle d’Alexandre et de César, de Démosthène et de Cicéron, d’Homère et de Virgile était le sujet favori des rhéteurs anciens. Le parallèle de Condé et de Turenne, de Bossuet et de Fénelon, de Corneille et de Racine, a été longtemps le refrain et la ritournelle des harangues académiques. Un parallèle plus intéressant exerce aujourd’hui nos orateurs, c’est celui de nos anciennes lois et de nos lois nouvelles. On peut le réduire à deux grands traits que voici : Sous le régime ancien, la classe distinguée disait à la multitude : Rampe à mes pieds, ou meurs de faim. Sous le nouveau régime la multitude dit à la classe distinguée : Vivez nos égaux et nos amis, ou vivez tout seuls. Autrefois, cent mille hommes, favorisés aux dépens du peuple, se croyaient heureux sans l’être. Aujourd’hui, vingt-quatre millions d’hommes, revêtus de leurs droits et de leurs biens, aux dépens de ceux qui les avaient usurpés, sont heureux ou vont le devenir. Un berceau illustre ou un berceau obscur, faisait ci-devant la gloire ou l’opprobre de la vie. Le mérite désormais ouvrira et fermera la carrière à tous les concurrents de l’honneur et de la fortune.
Contraste
C’est l’opposition marquée et saillante entre deux événements, ou deux paysages. Rien n’éveille plus l’attention, rien n’imprime une sensation plus forte qu’un contraste bien choisi et bien présenté. C’est ainsi que l’on est frappé en passant d’une montagne affreuse à une riante campagne ; d’une cité florissante à des ruines désertes ; d’une époque brillante de l’histoire à une époque désastreuse. Montesquieu a peint le grand contraste de Rome libre et de Rome esclave. Après avoir décrit le règne de Caligula, il s’écrie : « C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines que l’on considère dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de triomphe, de sagesse, de constance, de courage. Ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien accompli, à quoi mène-t-il l’empire romain ? A être la proie de cinq à six monstres ».
Thèse
Proposition que l’on soutient en public ou en particulier. Les thèses de théologie, de philosophie, de médecine, de jurisprudence sont des disputes solennelles, où les spectateurs argumentent, où l’apprenti répond, et où les docteurs décident. La Sorbonne s’est illustrée par ses thèses, et discréditée par ses censures. Un prince d’Italie, nommé Pic de la Mirandole, soutint une thèse universelle sur toutes les chimères de l’école, qu’on appelait alors les sciences. S’il revenait aujourd’hui, sa thèse universelle se réduirait à peu de choses.
Hypothèse
C’est la supposition d’une chose plus ou moins possible, plus ou moins probable. L’astronomie a été féconde en hypothèses qui expliquaient des phénomènes par des imaginations. Ptomélée imagina des cieux de cristal. Descartes brisa le ciel de Ptomélée, et au cristal substitua les tourbillons. Copernic devina mieux que l’un et l’autre le mouvement céleste, et découvrit que la soleil ne tournait pas autour des planètes, mais que les planètes circulaient autour du soleil. Galilée vérifia, par ses observations, les découvertes de Copernic ; mais l’inquisition romaine l’enferma dans ses cachots, et priva de la lumière le géomètre du soleil.
Antithèse
C’est une phrase remarquable par le choc de deux pensées ou de deux termes contraires. Les antithèses des mots sont froides et puériles ; les antithèses d’idées doivent être justes et rares, pour être solides et agréables. Elles sont profondes et utiles, lorsqu’elles abrègent les détails, et touchent d’un trait aux deux extrémités. Une antithèse digne d’être écrite sur tous les trônes de l’univers, c’est celle de Montesquieu (6), lorsque prêchant aux rois l’économie, il leur dit : songez que les courtisans profitent de vos grâces, et le peuple de vos refus.
Thème
C’est le sujet, c’est la matière d’un écrit ou d’un travail. Les astrologues appellent thème céleste l’étude qu’ils font des astres, pour tirer l’horoscope d’un homme qui vient de naître. Le moindre thème d’un écolier est moins puéril que tous les thèmes de l’astrologie. On peut définir l’astrologie, l’astronomie retombée en enfance.
Système
C’est le mot synonyme d’hypothèse ; il signifie aussi l’assemblage de plusieurs principes, et de plusieurs faits sur lesquels on établit un corps de doctrine. Le système de Newton consiste dans l’attraction universelle, agissant sur tous les astres et sur toutes les parties de l’univers, en raison calculée de leur masse et de leur distance. Le système de Law fut moins heureux en calculs, et produisit la banqueroute du royaume. Law remplaça l’argent par le papier ; mais il se mit dans l’impossibilité de rembourser le papier par l’argent. Alors on vit l’argent disparaître, le papier tomber, et Law s’enfuir avec un diamant pour toute fortune.
Anathème
C’est une imprécation, une malédiction, une excommunication. C’est une imprécation, une malédiction, une excommunication. C’est le mot infernal avec lequel les papes ont effrayé si longtemps un monde superstitieux. Ce terme a perdu sa vertu magique à mesure que la religion s’est éclairée. D’imbéciles prélats continuent cependant d’anathémiser, et les philosophes, et les hérétiques, et les chenilles, et les sauterelles. Malgré l’anathème, les sauterelles arrivent, les chenilles peuplent, les hérétiques prospèrent, et les philosophes s’instruisent.
Synonyme
C’est un nom ou un verbe qui a la même acception qu’un autre nom, ou un autre verbe, mais qui n’a pas tout à fait le même sens. Nation, peuple, multitude sont des mots employés quelque fois l’un pour l’autre, mais qui différent dans le fond. Multitude signifie un assemblage d’hommes réunis dans une place. Peuple signifie un assemblage de citoyens formant un empire plus ou moins étendu. Nation signifie un assemblage de provinces, vivant sous les mêmes lois, et parlant la même langue. On dit, une multitude ignorante, un peuple industrieux, une nation éclairée. On peut dire aussi, un grand homme est estimé de sa nation, admiré du peuple, et quelque fois persécuté par la multitude.
Anonyme
Ce qui est sans nom. Un ouvrage anonyme est celui dont l’auteur ne se nomme pas. Une lettre anonyme est celle qui n’est signée de personne. Les hommes en place reçoivent souvent de ces lettres anonymes, dans lesquelles on déchire la réputation des meilleurs citoyens. L’écrivain qui se cache ainsi pour calomnier le monde est un vil scélérat, un lâche assassin, et toute satire anonyme ne mérite pas d’autre réponse que celle de Trajan. On vient de m’écrire, disait cet empereur une lettre affreuse contre un Romain, mais elle est anonyme ; ainsi je dois bien penser d’un homme qui a un ennemi violent, et non un dénonciateur.
Notes
(1) Sur La Feuille villageoise, voir l’ouvrage de Melvin Edelstein, La Feuille Villageoise. Communication et modernisation dans les régions rurales pendant la Révolution, Paris, Bibliothèque Nationale, 1971.
(2) Pour une vue d’ensemble de cette question, voir les travaux de Brigitte Schlieben-Lange présentés sur le site.
(3) Dans le Mercure National du 14 décembre 1790, C. B. homme libre écrit, dans un texte intitulé Sur l'influence des mots et le pouvoir de l'usage: "Les Spartiates, les Grecs, les Romains, connurent-ils jamais ce mode insignifiant de notre langue corrompue ? S’il fut engendré avec la féodalité, il doit disparaître avec ses horreurs. Si nous voulons la liberté, parlons-en le langage. Je propose donc à tous les bons citoyens, à tous les amis de la liberté et de l’égalité, surtout aux sociétés des amis de la constitution et autres clubs patriotiques, d’adopter le langage pur et simple de la nature ; d’employer en particulier en parlant et en écrivant le temps des verbes en leur lieu, sans acception des personnes ; car si l’on fait une exception, l’usage se rétablira et amènera les abus que la même cause avait produite dans d’autres temps. Si je parlais au roi ou au président du corps législatif même, je lui parlerai suivant les règles de notre grammaire, et non suivant l’usage.". Nous publierons prochainement ce texte sur le présent site.
(4) Voir sa description par Antoine de Baecque dans Les éclats du rire. La culture des rieurs au XVIIIème siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 153 et suivantes
(5) La définition proposée par Urbain Domergue, dans Le Journal de la langue française du 14 mai 1791 diffère quelque peu : « Analogie. Un mot est l’image d’une idée ; il doit donc la présenter à l’esprit de la manière la plus claire ; l’analogie est un flambeau lumineux. Dès que vous savez, par exemple, ce que signifient in, iser dans la composition des mots nouveaux, vous savez ce qu’ils signifient dans la composition des mots nouveaux. Injustice signifie le contraire de justice… ». Elle met plutôt l’accent sur une donnée morphologique que sémantique, dans un contraste entre « le secret » de l’écrivain « ceruttien » partisan de l’écriture silencieuse et « la lumière « du flambeau de l’orateur régulée par la logique du « grammairien patriote ». D’ailleurs, dans la liste « ceruttienne », la lumière st situe plutôt du côté des moyens propres à instaurer l’égalité, en l’occurrence la loi et la justice. Sur ce "grammairien patriote", voir Winfried Busse et Françoise Dougnac, François-Urbain Domergue. Le grammairien patriote (1745-1810), Gunter Narr Verlag Tübingen, 1992.
(6) Philippe-Antoine Grouvelle, l'un des rédacteurs de La Feuille Villageoise, est l'auteur d'un opuscule intitulé De l'autorité de Montesquieu dans la Révolution présente (1789), disponible sur Google livres.