Construire, reconstruire la république polonaise : Mably et Rousseau (1) Etudes
lundi 25 août 2008Par Marc Belissa, CHISCO-Université Paris X-Nanterre
Ce texte est une introduction à la communication présentée par Marc Belissa lors du colloque Républicanismes et droits naturels qui s'est tenu les 5 et 6 juin 2008.
La république et le républicanisme ne sont pas au XVIIIe siècle seulement des "traditions" et des sujets de dissertation pour collégiens lecteurs de Tacite et de Cicéron. Il existe en Europe un certain nombre d’États républicains dont l’expérience pratique contribue à former la pensée politique des Lumières. Ces républiques modernes sont des objets complexes et qui ne se laissent pas facilement enfermer dans les catégories politiques actuelles. Parmi celles-ci, la Pologne, est l’enjeu d’un débat important entre les années 1760 et 1780.
J’ai retracé les grandes lignes de cette discussion dans l’introduction à l’édition des œuvres de Mably sur la Pologne qui vient de paraître aux éditions Kimé, je reviendrai ici sur les contributions croisées de Rousseau et de Mably au débat sur l’évolution nécessaire de la République polonaise. Les ouvrages des deux hommes ont donné lieu à une très abondante production historiographique qu’il n’est pas question de reprendre ici, je me contenterai d’indiquer les grandes lignes des deux textes pour les replacer dans le contexte général du débat sur la Pologne et montrer en quoi ils défendent une conception républicaine tendant à la démocratie par l’extension des droits de citoyens possédés par les nobles à toute la population (2). En effet, les Considérations sur le gouvernement de Pologne de Rousseau et Du gouvernement et des loix de Pologne de Mably ont souvent été opposés comme si deux conceptions antagoniques républicaines s’exprimaient dans ces textes. Je voudrais au contraire montrer que les points de convergence entre les deux auteurs sont bien plus nombreux qu’il n’y paraît, même si les divergences entre leurs approches et leurs méthodes respectives existaient bel et bien et étaient d’ailleurs parfaitement claires pour les deux philosophes.
On sait que, confrontés à la tutelle russe qui s’est considérablement renforcée en Pologne depuis l’élection de Stanislas-Auguste Poniatowski en 1764, une partie de la noblesse polonaise "patriote" rejette le traité de Varsovie de 1768 et fonde la confédération de Bar qui recherche immédiatement le soutien de la France. Elle envoie le comte Michal Wielhorski à Paris pour tenter d’y rallier une partie de l’opinion française et pour servir de relais avec Choiseul. Arrivé à Paris en 1770, il rencontre Rulhière qui l’introduit dans le monde parisien à la recherche d’une aide intellectuelle pour contrer les apologistes de la Russie.
Claude Carloman de Rulhière travaille à cette époque pour le ministère des Affaires étrangères. Membre du Secret du roi, proche de Favier et de Choiseul, c’est un proche de Mably et il connaît bien Rousseau (3). Il est donc l’homme tout indiqué pour aider Wielhorski dans sa tâche. Wielhorski sollicite Mably, mais aussi Mercier de la Rivière, puis Rousseau pour écrire leurs observations sur la situation polonaise, les institutions de la république et pour proposer les réformes nécessaires à sa régénération. Travaillant à partir d’une documentation donnée par Choiseul et Wielhorski (4), Mably termine la première partie du Gouvernement et des Loix de la Pologne le 31 août 1770. Rousseau lit le texte de Mably et achève ses Considérations sur le gouvernement de Pologne en avril-juin 1771. Les critiques adressées à Mably par Rousseau et par certains confédérés suscitent une réponse du premier sous la forme d’Éclaircissements à Monsieur le Comte de Wielhorski qui est écrite immédiatement et achevée en juillet et qui forme la matière de la deuxième partie du texte du Gouvernement et des Loix de la Pologne (5).
Malgré le secret promis par Wielhorski, les deux ouvrages de Mably et de Rousseau sont rapidement connus. Ils circulent sous forme de manuscrits ou lors de lectures publiques et suscitent des réponses, des critiques, des observations en Pologne même. Ils contribuent très largement, avec les textes des physiocrates, à donner une autre image de la Pologne que celle qui est diffusée par Voltaire et les défenseurs de Catherine II. L’intérêt de Mably pour la Pologne ne s’arrête pas là puisqu’à l’invitation de Wielhorski, il y effectue un long périple (son seul voyage hors de France) en 1776-1777. A la suite de cette expérience, deux autres textes, inédits à son époque, rendent compte de ce qu’il a vu et entendu en Pologne : Le Banquet des Politiques et De la situation politique de la Pologne en 1776. Ils ne sont publiés avec Du gouvernement et des Loix de Pologne qu’en 1790, puis dans les œuvres posthumes de Mably dans l’édition de l’an III.
Le républicanisme de Mably ou celui de Rousseau ne sont pas réductibles à leurs sources antiques, italiennes ou anglaises. Les Lumières républicaines opèrent une synthèse entre les différentes traditions des siècles précédents, en y ajoutant, dans le cas de Mably, une morale fondée sur la dialectique des passions et de la raison, certains éléments du libéralisme de droit naturel lockéen, et la critique de l’économisme des différentes écoles issues de la physiocratie.
Pour Mably, la république, c’est le "bon gouvernement", l’État libre et légitime qui agit en vue du bien commun. La science de la politique consiste à répondre à la question de la garantie de la liberté de la république elle-même et de celle des citoyens dans leur rapport avec leurs magistrats. Une république libre est celle qui se maintient face aux agressions extérieures et aux usurpations intérieures, mais aussi celle qui empêche que les droits naturels de chacun des citoyens (et en premier lieu leur liberté) ne soient remis en cause (6) . Ce n’est que lorsque tous les citoyens jouissent du même espace de liberté, des mêmes droits naturels et des mêmes garanties, et qu’il sont convaincus que cette jouissance est égale pour tous et réciproque, qu’ils peuvent se dirent libres. Or toute institution politique crée objectivement les conditions pour que les citoyens qui sont chargés des magistratures acquièrent un pouvoir qui les placent au-dessus de ceux qui les ont désignés ou élus. L’autorité de la république tend à être perpétuellement usurpée par ceux qui en sont revêtus pour dire les lois ou les faire appliquer ; alors même qu’ils ont plus de possibilités que les autres citoyens de s’y soustraire. Les gouvernants tendent toujours à l’oppression, tandis que les gouvernés veulent en être délivrés. Si l’usurpation va à son terme, la liberté et l’égalité républicaines cessent d’exister et le processus de la dégénérescence de la république s’enclenche, aboutissant à l’oligarchie ou au despotisme.
Une république juste doit garantir les droits des individus et l’égalité républicaine entre eux. La liberté n’est pas seulement le droit d’aller et venir, de faire ce qui ne nuit pas à autrui, car elle ne peut exister sans la conviction partagée de l’égalité de la liberté de tous et de la justice entre les citoyens. La réciprocité de la liberté entre les citoyens fonde donc l’égalité politique.
Comme chez Locke, le but de l’état civil est, pour Mably, de permettre à tous de jouir de ses droits naturels, civils, politiques et cosmopolitiques et d’empêcher les plus forts de soumettre les plus faibles comme ils peuvent le faire dans l’état de nature en l’absence d’une autorité disant le droit. L’objectif de toute politique républicaine juste doit être d’empêcher que les inévitables inégalités naturelles ne soient un obstacle aux droits de chacun et surtout faire en sorte que les institutions sociales et politiques n’ajoutent pas de nouvelles inégalités aux premières. Si la société renforce au contraire les inégalités en sanctifiant la domination de quelques-uns par la loi, elle aggrave la situation des dominés par rapport à l’état de nature au lieu d’en corriger les insuffisances. Ce sont la loi et les "institutions" (au sens des Lumières, c’est-à-dire, ce qui institue, ce qui éduque) qui doivent régler les rapports sociaux et politiques de manière à ce que la loi seule domine et non les individus par elle. La liberté républicaine exige donc que tous obéissent à la loi et à la loi seule, en particulier les magistrats qui sont chargés de la mettre en forme et de l’appliquer, de sorte qu’on ne puisse plus dire qu’ils possèdent un "pouvoir" sur les citoyens qui ne soit pas celui de toute la république. Comment faire pour que "l’ensemble des citoyens échappent à la situation de précarité et d’incertitude qui définit l’assujettissement au pouvoir et qui permet au détenteur de celui-ci d’intervenir arbitrairement dans l’existence de ceux qui en sont dépourvus" ? La réponse est que la loi est le seul dispositif qui permette "de restreindre au plus haut degré ces espaces d’arbitraire qui recréent le pouvoir, détruisent le tissu social et civique, et engendrent une forme d’asymétrie qui signe la mort de la république et du politique comme la chose de tous ." (7)
Pour Jean-Fabien Spitz, on peut déduire de ces prémices la liste des mots d’ordre essentiels du républicanisme français des Lumières, courant auquel on peut rattacher, au moins en partie, Mably et Rousseau : "démocratie, participation civique du peuple, exercice des droits politiques par l’ensemble des citoyens, souveraineté de la volonté générale, réduction de l’exécutif au rôle de ministre des volontés du peuple, contrôle des citoyens sur leurs représentants, rejet de la corruption, pouvoir constituant du peuple, refus d’une inégalité excessive des conditions qui mettrait certains citoyens dans la dépendance des autres et qui ferait de la loi un instrument de domination et non plus de libération. Refus enfin d’une forme économique fondée sur la concurrence et le croisement des intérêts ; et refus de payer la multiplication des biens matériels de la dégradation des rapports moraux entre les hommes ." (8) On pourrait ajouter, en ce qui concerne Mably, garantie des droits naturels et inaliénables des hommes.
Cette énumération se retrouve intégralement dans les éléments des réflexions de Mably adressées au comte Wielhorski pour la réforme du gouvernement et des lois de Pologne, mais bien entendu, sous une forme adaptée à la situation sociale, politique et même diplomatique particulière de la Pologne de 1770. Le grand intérêt du texte de Mably, comme celui de Rousseau d’ailleurs, est de nous donner à voir comment ce programme théorique républicain se matérialise dans un programme d’action. Le projet républicain s’incarne dans une ligne et une stratégie de transformations politiques et sociales.
Notes
(1) Ce texte est extrait de mon introduction aux œuvres de Mably sur la Pologne : Du gouvernement et des lois de la Pologne suivi de De la situation de la Pologne en 1776 et Le Banquet des Politiques, édition, introduction et notes par M. Belissa, Paris, Kimé, 2008.
(2) Sur Rousseau, la bibliographie est immense, signalons, outre l’introduction de l’édition des Œuvres de Rousseau dans la collection de la Pléiade, R. Derathé, J. J. Rousseau et la science politique de son temps, Paris, PUF, 1950. J. Fabre, Lumières et romantisme : énergie et nostalgie, de Rousseau à Mickiewicz, Nouv. éd. rev. et augm, Klincksieck, 1980. Voltaire et Rousseau en France et en Pologne : actes du Colloque organisé par l’Institut de romanistique, l’Institut de polonistique et le Centre de civilisation française de l’Université de Varsovie, Nieborow, octobre 1978, Ed. de l’Univ. de Varsovie, 1982 L. Scher-Zembitska, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée : conférence Rousseau et la Pologne, 22 septembre 1995, Université d’été, Bibliothèque polonaise/Lydia Scher-Zembitska, Paris, Ed. Casimir-Le-Grand, 1996. Le siècle de Rousseau et sa postérité : mélanges offerts à Ewa Rzadkowska, Uniwersytet Warszawski, Instytut Romanistyki, 1998. Une excellente biographie récente : M. et B. Cottret, Jean-Jacques Rousseau en son temps, Paris, Perrin, 2005. Sur le républicanisme de Rousseau, voir en particulier L. Vincenti, Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la république, Paris, Kimé, 2001. Sur Mably en revanche, elle est très limitée, voir les contributions réunies dans F. Gauthier et F. Mazzanti Pepe (dir), La politique comme science morale. Colloque Mably à Vizille juin 1991, 2 tomes, Palomar Bari 1995-1997, et notamment les contributions de Jacques Lecuru, "Deux consultants au chevet de la Pologne : Mably et Jean-Jacques Rousseau", Marek Blaszke, "Projets de réformes pour la Pologne par deux adversaires : Mably et Mercier de la Rivière" et Marek Tomaszewski, "Les inédits de Mably sur la Pologne ou le constat d’échec d’un législateur". Voir également J. K. Wright, A classical Republican in Eighteenth-Century France : The Political thought of Mably, Stanford University Press, 1997.
(3) A. Chevalier, Claude-Carloman de Rulhière, premier historien de la Pologne, op. cit., p. 142.
(4) Comprenant sans doute le Manifeste de la république Confédérée et l’État de la Pologne de Pfeffel, Amsterdam, Paris, Hérissart le fils, 1770, In-8°.
(5) Selon Marek Tomaszewski (op. cit.), la version imprimée du texte de Mably qui paraît en 1781 est le fruit d’un travail de réécriture a posteriori des Observations originales qui figurent aujourd’hui dans les archives centrales de Varsovie. Mably aurait révisé l’ensemble de ces textes sur dix années (et donc après la première partition de la Pologne) pour en faire un tout cohérent et éliminer les notes superflues ou compromettantes. Bien évidemment, ce travail de réécriture lui permet également de préciser sa pensée en lui donnant un aspect sans doute plus systématique que lors de sa conception initiale. Toujours selon Marek Tomaszewski, les révisions du texte toucheraient surtout les conseils diplomatiques donnés par Mably aux confédérés en fonction du contexte militaire forcément changeant entre le début et la fin de la collaboration de Mably avec Wielhorski. La partie des brouillons originaux n’apparaissant pas dans le texte définitif — intitulée Quatrièmes observations — est écrite après la partition, sans doute vers décembre 1772 ou janvier 1773, et conseille aux désormais ex-confédérés de tenter de sauver ce qui peut l’être en renouant avec le roi pour présenter un front uni aux puissances co-partageantes.
(6) L’opposition entre "liberté des Anciens" et "liberté des Modernes", théorisée par Benjamin Constant sous le Directoire pour servir d’arme politique contre la phase démocratique et radicale de la Révolution française, est devenue dans l’école historiographique proche de François Furet une sorte de doxa qui fait de Mably un défenseur de la "liberté positive" contre la "liberté négative" (pour reprendre la formulation de I. Berlin), un précurseur du prétendu "totalitarisme" rousseauiste que Furet voit à l’œuvre chez Robespierre par exemple. La distinction entre la liberté républicaine qui serait soi-disant fondée sur le contrôle des individus par l’État et une liberté "moderne" reposant sur la garantie des droits individuels des citoyens est selon moi très largement factice. Mably en est une preuve. Son républicanisme est bien fondé sur la garantie des droits naturels des hommes contre l’oppression, comme il le répète à de nombreuses reprises dans ses œuvres et notamment dans les Droits et devoirs du citoyen. Je suis donc en désaccord avec K. M. Baker qui voit une opposition fondamentale entre républicanisme des modernes et républicanisme "classique" dans les Lumières et au delà dans la Révolution française. En effet, selon cet auteur, le républicanisme"classique" d’un Mably est contradictoire avec l’idée de droit naturel comme fondement de l’état civil ("classical republicanism was antithetical to any attempt to naturalize power…", K. M. Baker, "Transformations of Classical Republicanism in Eighteenth-Century France" dans Journal of Modern History, 73, mars 2001, p. 36)
(7) J. F. Spitz, La liberté politique, Paris, PUF, coll. "Leviathan", 1995, p. 6.
(8) Idem, p. 31.