Thomas Paine contre la domination des experts Recensions
samedi 24 mai 2008Par Yannick Bosc, GRHIS-Université de Rouen, IUFM de Haute-Normandie
A propos de l'ouvrage d'Edward Larkin, Thomas Paine and the literature of Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, 205 p.
L’originalité de cette étude est d’appréhender Thomas Paine du point de vue de l’histoire littéraire des États-Unis et de retrouver par ce biais les fondements de la pensée et de l’action politique du révolutionnaire. On y lit un Paine subversif, populaire et savant, plus dense que le polémiste auquel on le réduit souvent dans l’histoire américaine, et qui bouscule également l’icône consensuelle de l’historiographie de la Révolution française.
S’éloignant des approches historiques ou politiques classiques, Edward Larkin estime qu’il faut d’abord voir en Paine un auteur. En effet, celui-ci se définissait comme un écrivain professionnel et fut un farouche défenseur du droit d’auteur. Pour E. Larkin, Paine est avant tout l’inventeur d’une nouvelle forme de littérature politique, fondée sur des arguments de sens commun et donc accessible à tous : si la vérité est par nature simple et universelle, alors la sophistication rhétorique est l’outil d’une élite qui ne cherche qu’à se maintenir au pouvoir. La langue politique qu’il crée n’oppose pas le peuple et la raison. En outre, elle fait de Paine un nouveau type d’acteur politique, intermédiaire entre les élites et le peuple, tout à la fois théoricien et populaire. Simple et fondé en raison – c’est-à-dire dans ce que Paine nomme le sens commun – ce nouveau langage est aussi profondément cosmopolite qu’il est démocratique. L’étude d’E. Larkin consiste à démontrer que ce sont justement ces caractéristiques qui ont été utilisées pour déprécier la contribution de Paine à l’histoire et à la littérature américaines.
Du vivant de Paine et par peur de la ferveur populaire que rencontrent ses idées, les fédéralistes américains, John Adams en tête, le discréditent en s’attaquant à sa personnalité. Ils réussissent ainsi à faire de l’un des plus importants penseurs et écrivains du XVIIIe siècle un propagandiste ivrogne, grossier, athée et antipatriote. Aujourd’hui encore, Paine n’apparaît finalement que brièvement dans la plupart des histoires de la révolution américaine, qui certes reconnaissent le rôle essentiel joué par Common sense dans les premiers jours de la révolution, mais accentuent la dimension polémique et la popularité du texte au détriment du contenu théorique et de l’efficacité politique. Suivant l’auteur, l’accent insidieusement mis sur la popularité dévalue la qualité des écrits de Paine et du projet politique qu’ils portent : sa contribution est réduite à celle d’un second rôle, implicitement classé après ceux qui passent pour de vrais intellectuels.
Alors que John Adams, Thomas Jefferson, Alexander Hamilton ou James Madison s’appuient sur des références livresques, Paine sollicite l’entendement du lecteur et privilégie la raison et l’expérience. Il transgresse les genres comme les conventions de la république des lettres et refuse les oppositions factices qui appauvrissent la raison sensible et excluent le peuple. Ces structures de pensée qui séparent peuple et élite, manuels et intellectuels, passion et raison constituent et renforcent le pouvoir intellectuel et politique d’une aristocratie qu’il s’agit pour lui de démanteler. C’est le point sur lequel littérature et politique se rencontrent : le langage donne directement forme à l’exercice du pouvoir. Les textes de Paine démontrent comment ce langage et ces structures de pouvoir créent l’illusion d’être inéluctables afin de renforcer la position des élites. Contre un monde artificiellement complexe qui perpétue cette domination, il considère la simplicité comme la valeur fondamentale. Ainsi, pour Paine, les institutions politiques anglaises ou l’institution chrétienne organisent l’opacité et produisent les experts qui seuls peuvent décoder le système et gouverner à travers lui. Par opposition, il propose des modèles de gouvernement et de religion conçus de telle sorte qu’aucun savoir spécialisé n’est nécessaire pour les comprendre et les pratiquer. Ainsi les élites perdent-elles leur pouvoir de former le monde et de s’autodéfinir comme les possesseurs légitimes des lois cachées de l’univers. E. Larkin considère que Paine reste un acteur mineur des interprétations politiques, historiques et littéraires de la révolution américaine en grande partie parce qu’il apparaît toujours comme une menace pour les élites intellectuelles et politiques.
L’ouvrage s’ouvre sur la genèse d’un auteur qui, de la direction du Pennsylvania Magazine à la publication de Common sense en 1776, s’affirme et se constitue une personnalité d’homme public. Si l’engagement polémique de Paine lui construit une autorité immédiate, liée à l’efficacité de son discours, ce succès ne lui assure pas une place parmi les héros de l’indépendance américaine. E. Larkin relie la marginalisation de Paine à son incapacité à adopter le mode de discours impersonnel convenu mais également à la construction du mythe de l’exception américaine. Pour constituer la nouvelle nation dans sa singularité culturelle, les historiens des débuts de la république ont accentué les différences entre les sociétés américaines et européennes. Les objectifs nationalistes de ce projet ont nécessité que les acteurs et les auteurs emblématiques soient clairement identifiés comme américains. Or Paine est perçu comme Anglais et la dimension universelle de ses conceptions politiques ne se limite pas à l’indépendance des colonies anglaises d’Amérique. Pour Paine, la révolution américaine n’a en effet d’intérêt et de sens qu’à l’échelle du genre humain, et non dans ses dimensions nationales. Enfin la réinterprétation de la révolution comme un événement peu radical ou menaçant a également nécessité son éviction. En d’autres termes, Paine, qui incarne les similitudes des « révolutions atlantiques », n’est pas compatible avec le grand récit de l’histoire et de la culture américaines construit au début du XIXe siècle pour différencier les Américains des Européens, stabiliser le contrôle des élites sur la politique nationale et soutenir les projets expansionnistes de la jeune république. E. Larkin étudie en particulier les modalités de l’éviction de Paine à travers les premières biographies qui lui sont consacrées et dont l’objet consiste à le discréditer. Si l’homme est bas, vulgaire et vicieux, ses écrits doivent l’être également. Afin de souligner son exclusion des élites culturelles et des cercles politiques, on insiste donc sur ses origines modestes, la prétendue grossièreté de ses habitudes et son esprit boutiquier. Mais en dépit de ces charges, l’intérêt des écrivains pour Thomas Paine se maintient au XIXe siècle. Walt Whitman est un des premiers à avoir saisi l’importance du legs painéen pour la culture américaine et, suivant E. Larkin, Paine serait une des clés de Billy Budd, le dernier texte de Melville : il incarnerait l’idéal démocratique finalement trahi de la révolution américaine.
La figure de Thomas Paine, saisie par E. Larkin à travers l’histoire et la littérature américaines, laisse très peu de place à la Révolution française. On le regrettera dans la mesure où la thèse de l’ouvrage en serait renforcée. En France comme en Amérique, Paine dérange ses contemporains et bouscule les typologies des historiens.
Ce texte a été publié dans les Annales, Histoire, Sciences Sociales, de mai-juin 2007 (62-3)