« La « philosophie », tel était l’ennemi ! »
Aimé Césaire, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Paris, 1961, p. 248.

Toussaint Louverture. Un révolutionnaire noir d’Ancien Régime : que signifient ces termes rapprochés de façon inattendue ? C’est ce que nous allons découvrir progressivement.

1e temps, M. Pluchon affirme que Toussaint n’aurait pas pris les armes pour défendre la liberté des esclaves de Saint-Domingue, mais seulement dans le but d’améliorer leur condition : « S’il a troqué son patronyme ancien de Bréda pour celui de Louverture…, il réclame en 1793, comme en 1791, une simple humanisation de la condition de la masse. Il n’a greffé aucune exigence nouvelle sur les premières revendications de l’insurrection : il est resté un homme d’ordre colonial, de l’Ancien Régime » (p. 96).

Pour mener le lecteur à cette première contre-vérité stupéfiante : Louverture ne se serait pas battu pour la liberté générale des Noirs, M. Pluchon ne procède ni à à une étude de sources (qu’il eût fallu nouvelles), ni à celles des actes de l’intéressé, mais par des affirmations.

2e temps. Le lecteur va apprendre qu’en mai 1794, Louverture n’a pas rallié la République française parce qu’elle était, à cette date, antiesclavagiste, non ! M. Pluchon affirme la contre-vérité suivante : « Incontestablement, l’idéal de liberté n’a pas inspiré ce ralliement si longtemps souhaité » (p. 107). Le lecteur devra aller chercher ailleurs l’histoire de cet épisode s’il souhaite le comprendre.

3e temps. Louverture ne se serait pas battu pour la liberté générale des Noirs, mais pour sa race. Entendons : Louverture ne se bat pas pour des idées, pour des principes, mais pour sa couleur, parce qu’il serait raciste. Ici, M. Pluchon s’abandonne à sa propre passion. En voici quelques exemples : « Depuis 1797, Toussaint affermit la conscience de la société en formation et accélère sa stabilisation. Il reprend au compte des Noirs les principes racistes qui constituaient l’un des fondements de la colonie de l’Ancien Régime. A cette différence : le racisme est l’arme des plus nombreux, et non plus des minoritaires, comme au temps où les Européens régnaient » (p. 295).

Louverture a mené la Révolution de Saint-Domingue jusqu’à l’autonomie de fait, et dans la période 1797-1802, il agit en chef d’Etat indépendant. Pourtant, M. Pluchon affirme que ni la révolution des esclaves, ni Louverture n’ont pu inventer une idée nouvelle. Celle de « l’autonomie », par exemple, serait venue des colons blancs : « Le Noir (il s’agit de Louverture) parle comme un vieux colon autonomiste » (p. 251, même ton p. 295).

N’ayant pas « d’idée », le pouvoir noir ne serait qu’une inversion du pouvoir blanc précédent : « Louverture a fondé son régime sur la couleur de la peau. En cela, il reprend le schéma colonial, se contentant d’en retourner les termes. Le nouvel Etat consacre la suprématie des Noirs, exclut massivement les mulâtres et les Blancs. Malgré les protestations de tolérance et d’œcuménisme, le général a institué un gouvernement raciste comme l’était celui de l’Ancien Régime » (p. 430).

Du côté des républicains, le préjugé raciste fonctionnerait à l’identique. Sonthonax « règle des comptes : sa haine pathologique des planteurs le lui commande… Sonthonax n’est pas le libérateur des Noirs qu’il méprise (p. 92). Roume ne vaudrait guère mieux : « Un vieux colon blanc, Don Quichotte de la république désarmée » (p. 260).

Dans cette hiérarchie de haines, il n’est pas imaginable pour M. Pluchon que Louverture et Laveaux aient pu connaître une amitié (p. 104 et s). Victor Schœlcher, en particulier, avait souligné cette amitié dans son livre sur Toussaint. M. Pluchon n’entre pas en discussion avec le livre de Schœlcher, preuves à l’appui, il affirme simplement l’impossibilité d’un tel sentiment entre deux personnes de couleurs différentes.

La thèse de M. Pluchon permet d’écarter tout travail sérieux sur les sources. Prenons un exemple : l’auteur affirme que le 29 août 1793, lorsque Sonthonax se rallia au mouvement des nouveaux citoyens du Cap en faveur de l’abolition de l’esclavage, Louverture n’aurait pas prononcé le mot « liberté » (p. 96). La preuve en serait fournie par une lettre de Toussaint à Chanlatte, datée du 27 août. Mais pourquoi M. Pluchon n’a-t-il pas cité « l’appel » de Louverture daté de ce 29 août ? Le lecteur trouvera ce texte dans C.L.R. James, Les Jacobins noirs, (1938) rééd. en fr. 1980, p. 109, Louverture y appelle à la liberté générale, à l’égalité et à l’union. Ce texte présente toutefois l’inconvénient de contredire la thèse de M. Pluchon.

Dans un même ordre d’idées, il est curieux que le contenu de la Révolution de Saint-Domingue, à savoir l’égalité de l’épiderme et la destruction de la société coloniale, ne soit pas rappelé par notre auteur. Le préjugé raciste interdit visiblement un tel rappel. Soulignons que M. Pluchon n’a pas cru bon de citer le livre de C.L.R. James dans sa bibliographie ! Pourtant, il connaît cet ouvrage, puisqu’il affirme dans sa conclusion que Louverture : « ne se comporte pas en jacobin noir » (p. 553). Mais James n’est pas cité et le débat est alors esquivé. Pourquoi ?

On aura compris que le préjugé raciste, si nettement affirmé, crée un véritable interdit de penser. Cet interdit donnerait un sens à l’histoire et le lecteur est prévenu : l’abondance même des sources, qui viendrait contredire les affirmations de « l’historien », n’y ferait rien : la thèse est martelée, elle se répand, non par la raison ni par la critique des sources, mais par la force répétitive. Le livre de M. Pluchon renoue avec des calomnies forgées par des adversaires de Louverture en son temps. Ainsi voit-on reprises celles qui affirmaient que Toussaint fut « un traître à la France », « un ami des prêtres et des émigrés », « un allié de l’Angleterre et des Etats-Unis (chap. 3 et 4 en particulier) ! On se reportera à V. Schœlcher qui a déjà fait justice de ces calomnies (Voir Vie de Toussaint Louverture, (1889), Paris, Karthala, 1982, p. 224 et s.).

Toutefois, parmi les anciennes calomnies colportées contre Louverture, M. Pluchon en a réactualisé une particulièrement savoureuse : Louverture n’aurait été qu’un piètre général ! Le lecteur apprend avec stupeur qu’il aurait été mis en échec par l’armée anglaise (p. 199), et par l’armée de Bonaparte en 1802 (p. 543). Le lecteur ira chercher l’histoire de ces épisodes chez James, par exemple, en ce qui concerne l’armée anglaise, chez Y. Bénot au sujet de l’expédition française de 1802 (Voir La Démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992).

4e et dernier temps. Il est une autre contre-vérité qu’il faut encore relever, étant donné sa place stratégique dans la thèse de M. Pluchon, la voici : Louverture aurait échoué économiquement et socialement dans son œuvre de reconstruction de Saint-Domingue.

La contradiction entre une économie de subsistance, pourtant indispensable et réclamée par les ci-devant esclaves, et une économie de plantation pour l’exportation, dont Louverture a eu également besoin pour se procurer les moyens de défendre Saint-Domingue, méritait une étude sérieuse qui n’est pas menée ici.

M. Pluchon aborde ces questions en les falsifiant sous la forme actualisée de « Déclin économique et sous-développement» (p. 405). L’économie de subsistance est désignée par les termes : « Afrique », « nouvelle Guinée » ; l’économie de plantation pour l’exportation à l’époque louverturienne est présentée comme une simple « continuation » de l’économie européenne coloniale. Le travail contraint et contrôlé par l’armée louverturienne qui a remplacé l’esclavage, ne serait pour M. Pluchon guère éloigné de ce dernier : ce seul point mériterait, non une simple affirmation, mais une véritable analyse.

Deux tableaux statistiques tendent à démontrer que la production de sucre s’est effondrée entre les années 1788-1789 et 1799-1801 (p. 406). Le critère de comparaison pour les années 1799-1801 est celui de la production coloniale esclavagiste de 1788-1789. On remarquera que ce critère manque de sérieux, car les deux périodes ne sont pas comparables. Quant à la production de subsistance, elle n’apparaît pas dans ces tableaux. Cela n’empêche pas M. Pluchon d’en déduire l’échec économique et social de la période louverturienne. Mais le propos de notre auteur ne réside pas dans une démonstration d’ordre économique. Elle est « raciste » et va nous permettre de découvrir, enfin, en quoi Louverture fut ce « révolutionnaire noir d’Ancien Régime ». Le problème est rien moins que celui de l’affrontement entre la « civilisation » définie, ici, comme étant européenne et capitaliste, et « l’Afrique ». Les Noirs libérés auraient voulu un retour à « l’Afrique » et seraient plutôt paresseux : «L’ancien esclave (il s’agit de Louverture), contrairement à ses frères de sang qui n’aspirent qu’à assurer leur subsistance en travaillant le moins possible, se rallie sans restriction à l’économie de plantation (…). Dans ce domaine comme dans tous, il rompt avec l’Afrique et adopte ce qui est le moteur des sociétés de progrès européennes : le capitalisme. Saint-Domingue ne sera pas une Nouvelle Guinée » (p. 558).

Tout est dit ! Louverture aurait choisi la « civilisation » contre « l’Afrique ». Il aurait restauré (p. 442) Saint-Domingue comme colonie noire par la peau, européenne par l’économie et le pouvoir. C’est dans ce sens que Louverture serait « un révolutionnaire noir d’Ancien Régime ». Il aurait échoué parce que « sa race » ne l’aurait pas suivi dans ce choix : « La race n’est pas digne de son chef qu’elle abandonne dans l’ascension difficile des vastes ambitions » (p. 440). Ou encore : « Parvenu au faîte, Toussaint mesure la répugnance décidée des siens à le suivre dans la réalisation d’un projet collectif qui leur est étranger, eux dont les aspirations se limitent à faire ce qu’ils veulent et à cultiver un petit champ bien à eux. C’est l’affrontement du civilisé et de l’homme de la nature » (p. 552).

Le message de M. Pluchon s’adresse au présent et s’inscrit dans les tentatives actuelles de re-légitimation de l’histoire du colonialisme et de la domination du Nord sur le reste du monde. Il est clair que l’auteur a voulu faire coïncider l’histoire de la première révolution anticoloniale, celle de Saint-Domingue à l’époque louverturienne, avec l’apparition du sous-développement. C’est la thèse de fond. Le sous-développement n’est d’ailleurs pas posé ici comme un problème historique, mais relève de la thèse raciste de l’auteur. Le plus grave est que cette thèse du sous-développement est historiquement fausse en ce qui concerne la période louverturienne.

Au terme de cette lecture, on est en droit de se poser la question suivante : qu’a-t-on appris de nouveau sur le sujet ? Il faut bien répondre que l’on n’a rien appris, tout au plus a-t-on découvert le préjugé personnel de l’auteur. Et l’on peut affirmer qu’il n’y a vraiment aucune urgence à faire connaissance avec sa passion raciste et ses haines à l’encontre de la raison, des principes de liberté, de l’intelligence, de l’humanité enfin.



N.B. Ce compte-rendu a été publié dans les Annales Historiques de la Révolution Française, 1993, n° 3-4, p. 556-58.