Nous nous proposons alors, dans la lignée des présentes réflexions de Hegel, de montrer en quoi l’introduction du «nom de Sieyès» dans son parcours autobiographique (3), ce qu’on appelle sous la Révolution française sa Vie politique, est significative de sa volonté d’incarner l’intelligence politique de la Révolution française en formulant de façon permanente le lien entre son nom et la réalité existentielle de l’homme libre.

De fait, l’expression «le nom de Sieyès» apparaît, dans le récit de sa Vie politique, en 1793, au moment où ce législateur-philosophe, député à la Convention, entre en résistance contre ceux qui donnent «le nom et les droits du peuple français au premier attroupement que le hasard ou nos soins formeront au coin de la rue ou ailleurs» (4), en l'occurrence les jacobins radicaux. Pris au piège de sa propre notoriété («le nom de Sieyès a le malheur d’être connu dans la Révolution»), Sieyès s’efforce alors, dans son récit, de donner une consistance renforcée à son nom en l’entourant, si l’on peut dire, d’une grande diversité d’objets de portée morale et propres à l’émergence de la vérité, sous la forme de descriptions définies (l’influence de la raison, l’amour de l’humanité, le désir de perfection, etc.).

D’une telle constance de sa conduite politique, il convient alors d’en retracer les étapes à travers les diverses figures cognitives qu’il s’efforce d’incarner tout au long d’un trajet intellectuel le portant de la réflexion d’«un homme de cabinet» dans les années 1770 à son rôle primordial d’«écrivain patriote» énonçant les modalités de «la nouvelle langue politique» en 1789. Mais il importe d’abord de préciser en quoi l’équivalence entre «le nom de Sieyès» et l’intelligence politique est le produit d’«un travail intellectuel qui résout un problème politique» pour reprendre les propres termes de Sieyès, donc un travail de l’esprit politique.

Au-delà de l’échange avec Humboldt, et plus largement avec les élèves de Kant et de Fichte qu’il suscite pendant la période révolutionnaire (Guilhaumou, 1999b), ce travail singulier se précise ensuite chez Hegel, qui considère la Révolution française comme l’événement autour duquel se concentrent toutes les déterminations actuelles de la philosophie (Richter, 1970), puis chez Marx, lecteur de Sieyès lui-même (Guilhaumou 1999a). Il s’agit bien ici d’appréhender ce qu’il en est de la Révolution française en tant que manifestation de l’intelligence par un processus de nomination politique.

Le travail de l’esprit politique

Le travail de l’esprit politique, dans la pensée sieyésienne, est le propre du législateur-philosophe, figure qui s’impose en 1789, mais demeure étroitement liée à la réflexion du métaphysicien, activité que Sieyès déploie lui-même dans son Grand Cahier Métaphysique, son principal manuscrit philosophique rédigé en grande part dans les années 1770 (5). Ce travail d’abord philosophique, puis politique est conçu ici d’un strict point de vue nominaliste: le législateur-philosophe conçoit et réalise l’ordonnancement social à partir de la seule réalité, les substances individuelles, à l’encontre de toute tentative de ramener la réalité à des faits historiques répertoriés. Ces substances ne sont donc pas appréhendées comme des universaux dont il faudrait marquer l’évidence, elle sont autant de monades au sens leibnizien, de qualités irréductibles dont on ne peut mesurer que la part commune, les ressemblances qui introduisent au trajet de la croyance aux connaissances humaines.

Nous entrons ainsi dans le monde des croyances intentionnelles, et non plus dans celui des évidences du savoir. Des manières de penser, de dire, d’agir sont mises en évidence et permettent aux individus sociaux d’acquérir les moyens de penser et de réaliser la généralité des nouveaux objets socio-politiques (Kaufmann 2000).

En résumé, le travail de l’esprit politique fabrique artificiellement des notions abstraites, des objets notionnels à partir d’un principe ontologique de concrétude, l’existence des individus singuliers. Ce principe n’a rien de prédéterminant dans la mesure où il ne renvoie pas à un principe pensant originaire, mais se contente de poser un principe d’activité d’emblée personnalisée. La priorité ontologique de la reconnaissance de l’individu empirique annonce la déduction analytique du Moi, puis se traduit dans la réduction/extension empirique de l’individu au social par le fait de la réciprocité des co-référenciations sociales.

En aucun cas, il ne peut donc exister des entités abstraites susceptibles d’ouvrir en surplomb à la connaissance du social. Tout abstrait n’existe que dans sa part de concret. Le recours essentiel à l’abstraction est indissociable de son environnement empirique, d’une philosophie de l’action humaine qui ne reconnait comme principe premier que le principe d’activité, c’est-à-dire la force qui vient de l’impression première des objets extérieurs sur l’être sensible, et récuse donc tout principe pensant originaire qui permettrait de developper l’abstraction hors contexte. Le Moi en tant que sujet cognitif originaire devient ainsi un être qui réfléchit sur l’expérience, en organise l’agencement, l’unifie. Ses concrétisations, à travers diverses figures, procèdent d’un processus cognitif systématisé par Hegel là où il relève d’emblée tant du partiel que du total, de l’analyse que de la synthèse.



A partir des figures complémentaires du spectateur-philosophe et du législateur-philosophe, le travail de l’esprit fabrique alors des notions abstraites selon des typifications, des schèmes qui correspondent au «tiers commun» issu de la ressemblance entre les objets singularisés par les individus, et fondement de la notion de tiers état. La caractérisation essentielle de ce «tiers commun» se situe, au-delà des qualités individuelles, dans «l’ordre des quantités», là où la successivité et l’étendue des objets qui se ressemblent constituent l’espace/temps dans lequel se déploient les croyances interindividuelles, la réciprocité de l’intercommunication humaine.

De fait, aussi abstraites soient-elles, ces nouvelles notions-concepts dépendent de leur réduction/extension empirique à la mesure commune des catégories compréhensibles par l’ensemble des citoyens. C’est ainsi que Sieyès n’égrène, contre ses détracteurs, les notions centrales de la «métaphysique politique», dans son Préambule à la Constitution, de Tiers Etat, Assemblée Nationale, Constitution, pouvoir constituant etc., que pour mieux souligner dans quelle mesure ces vérités initialement métaphysiques deviennent, dans les événements accélérés de l’année 1789, des vérités reconnues et pratiquées, bref des idées communes.

Les figures du philosophe

Comment se déploient plus précisément les figures du spectateur-philosophe et du législateur-philosophe au sein d’un trajet qui aboutit à la naissance d’une nation libre (6), et permet alors au «nom de Sieyès» d’acquérir toute sa notoriété ?

Dès sa prime jeunesse, Sieyès écrit beaucoup, d’abord de simples notes critiques sur des feuilles volantes à propos de ses lectures fort diverses, puis de longs développements dès les années 1770 en particulier dans le Grand Cahier métaphysique et les Délinéaments politiques. Ses manuscrits personnels permettent donc de mettre en écho une série de sujets cognitifs avec sa Vie politique publiée plus tardivement (1794), et de surcroît écrite à la troisième personne.

Médiateurs entre l’expérience sensible et le savoir abstrait, les sujets cognitifs dénommés par Sieyès sous des figures explicites évoluent de part en part dans l’univers «lingual». Confrontés d’emblée à la langue empirique, qualifiée de «langue concrète», ils favorisent la reconnaissance initiale de «la langue abstraite», de sa nécessité, puis l’identification ultérieure de ses traductions dans «la langue politique» en 1789 (Guilhaumou 1996).

La première de ces figures n’est autre que «le spectateur philosophe» (1773) apte à appréhender la formation du moi (7) à l’aide d’une «langue abstraite» et à la mener jusqu’à son ultime développement, alors que le moi lui-même est pris initialement dans l’absence de réflexivité de ses premières impressions sensibles. Ainsi cet «observateur philosophe» de «l’ordre du moi» peut découvrir les principes permettant à l’homme d’exercer autant d’actes de liberté qu’il le souhaite dans la mesure où cet observateur expérimenté lui en formule le but. Ces principes, repris d’Helvétius, peuvent être formulés en «peu de mots». Principes de la morale, ils se précisent à partir de «l’obligation naturelle de se réunir en société» sur la base de l’intérêt humain et sa détermination dans les rapports interhumains. S’appuyant sur une exigence réelle, le besoin de vérité – «l’amour du vrai et du juste» dans les termes de Sieyès –, ce métaphysicien non seulement énonce les principes, mais en donne les règles d’application sur la base d’instruments cognitifs, repris de la méthode analytique condillacienne. Il formule donc une série d’instructions analytiques qui président à la production du sens de l’événement.

Mais le spectateur-philosophe n’a pas de raison d’être en soi, de même que «l’ordre du moi» ne constitue pas une entité isolée. Il travaille de concert avec un autre sujet cognitif, «le législateur». Adepte de «l’art social», le «législateur» part des besoins réels de l’homme, fournit les moyens d’en obtenir la jouissance pleine et entière dans la mesure où il en connaît le but, l’épanouissement du bonheur dans la meilleure des sociétés possibles. Il est en quelque sorte l’inventeur de «la science politique» susceptible de permettre la mise en place d’un nouvel «ordre social».

Le style de l’écrivain patriote : l’invention de l’ « Assemblée Nationale ».

Cependant, dans la perspective de la rupture révolutionnaire du «nouvel ordre des choses», les moyens du couple métaphysicien/législateur ne suffisent pas à légitimer «la nouvelle langue politique». Le découpage du réel des besoins humains de «l’ordre du moi» à «l’ordre pratique» que le travail complémentaire du métaphysicien et du législateur propose ne suscite pas d’emblée une dynamique discursive créatrice de nouvelles nominations, de nouveaux concepts. Une autre figure intermédiaire, certes éphémère, se concrétise alors, dans l’activité éditoriale même de Sieyès à la fin des années 1780, celle de «l’écrivain patriote». Ce sujet cognitif, capable de maîtriser la dimension métaphorique de la langue comme le montrent les écrits de Sieyès publiés de son vivant, et tout particulièrement Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789), commence par «dire la vérité», c’est-à-dire n’hésite pas à promouvoir des notions qualifiées de métaphysiques au départ (pouvoir constituant, Constitution, Déclaration des droits, etc.), mais qui deviennent très vite «le sens commun» de la politique révolutionnaire. Réalisée donc pratiquement, par la médiation de la langue politique, cette vérité est bien sûr fondée sur «les principes de la science morale et politique» énoncés par ses précurseurs. La figure de «l’écrivain patriote» donne ainsi consistance, dans la matière même du langage, à la complémentarité du métaphysicien et du législateur et permet alors d’imposer sur la scène politique la prestigieuse figure du législateur-philosophe.

A vrai dire, le seul fait d’énoncer les principes d’une «langue abstraite» apte à régler la production des éléments de la langue politique, d’en fixer les instruments analytiques ne permet pas de la traduire immédiatement dans la «langue propre» du législateur. Dès la fin des années 1780, l’effort de Sieyès porte donc sur la production du sens des mots dans des événements linguistiques. Il s’agit au départ d’une simple activité néologique en prise sur la naissance d’une opinion publique républicaine, donc avant même l’avènement de la radicalité de 1789 (Guilhaumou 1998b). C’est alors que Sieyès invente les notions de «sociologie», et de «socialisme» équivalent éphémère d’«art social» (Branca-Rosoff & Guilhaumou 1998c ; Guilhaumou 2006).

Cependant l’important réside dans le fait que l’homme asservi, donc qui était obligé de se «réclamer de quelqu’un» du temps de la domination des privilégiés, peut désormais respecter la maxime, «Tout citoyen digne d’être libre n’est au pied de personne». En ces premiers moments de la Révolution française, où Sieyès peut affirmer que le temps est venu pour les citoyens de devenir une nation, cet «écrivain patriote» enclenche un processus qui nous mène à l’équivalence entre le Tiers-Etat et le «tout de la nation». Tout homme libre, donc appréhendé dans son inaliénable liberté individuelle, trouve sa réalité en lui-même, accède donc à la connaissance de soi et des autres dans leur part commune, leur tiers commun, qualifié d’ordre commun.

Un tel processus de nomination réunit deux conditions préalables :

D’une part, désignant les privilégiés comme «les ennemis de l’ordre commun», il les situe «hors du commun» et donne par là même une cohésion maximale à la nation, non seulement par le terme fixé à «l’exclusion du tiers», mais aussi par le fait de considérer que «la nation ne serait pas quelque chose en moins, mais quelque chose en plus» lorsqu’elle se distingue de l’ordre privilégié.

D’autre part, il suppose la description des travaux particuliers et des fonctions publiques de la Nation incarnée en la personne du Tiers, activités légitimatrices par ailleurs de la demande du Tiers de vouloir être tout. Au tout début de Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?, Sieyès peut alors énoncer son questionnement initial de la manière suivante :

Le plan de cet écrit est assez simple. Nous avons trois questions à poser :

1° Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? Tout

2° Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien

3° Que demande-t-il ? A devenir quelque chose.»

(Sieyès, Œuvres, tome 1, d. 3, p. 1)

A vrai dire, dans la suite des remarques de Wilhelm von Humboldt, nous pouvons considérer que la notoriété de Sieyès acquise dès 1789, à l’identique de sa postérité, repose sur la dimension particulièrement claire et concise d’un tel préambule à sa pensée. Lisant Sieyès en 1798, à l’aide de la Collection de ses écrits publiée à Paris par Cramer en 1796 à «l’usage de l’Allemagne», le philosophe allemand écrit dans son Journal parisien:

«Le style est fort bon, démonstratif sans pour autant être sec, purement analytique, jamais superficiel, ni épigrammatique ou simplement spirituel, concis et avant tout précis et pertinent. Il a l’art de rédiger des paragraphes brefs et clairs. Ainsi dans l’essai sur le tiers état Qu’est ce le tiers état doit être? Tout. Qu’est-ce qu’il est véritablement? Rien. Que prétend-il devenir ? Quelque chose, et aussi dans un paragraphe du même essai sur tous les travaux des citoyens» (Humboldt;1797-1799: 68).

Un tel style d’analyse, Sieyès en revendique explicitement la nécessité dans ses notes manuscrites sur le style (8). S’inscrivant une fois encore dans la lignée de Condillac, il préconise en effet «un style net» où «la marche simple des idées» s’accompagne de «la connaissance du mot propre». Mais il précise aussi que le style doit faire voir «des images idéales actuellement soumises aux regards de l’esprit» de manière à ce que «l’écrivain patriote» ne s’en tienne pas seulement à des mots, mais puisse élaborer le processus de nomination de la nouvelle langue politique. «Il faut donc une imagination qui réalise et un sentiment qui prend part», ajoute-t-il.

Il s’agit alors d’user de la force des signes non seulement pour promouvoir une représentation autonome de l’intelligence politique, donc pour en dégager la signification propre à partir d’une série de nouvelles notions politiques, mais aussi de permettre une intériorisation remémorante (selon l’expression de Hegel) de ces notions, en les liant, dans un processus de nomination, à l’universel, à l’idée de droit, donc à l’humanité commune. La part du sensible dans l’intelligence politique s’avère ainsi décisive, au titre d’un nouveau sens commun de la politique et d’un «jugement national» représenté dans «le nom de Sieyès».

Là encore, Sieyès préfigure l’analyse hégélienne qui met l’accent sur la créativité humaine dans le domaine de la science de la morale, du droit, de l’art et surtout de la politique. La créativité relève bien d’une activité unifiante qui rend compte de la formation d’un processus synthétique globale. Elle confère une dimension linguistique propre aux représentations de l’intuition produites par l’intelligence politique.

Ce n’est donc pas un hasard s’il revient à Sieyès, qui incarne en 1789 les figures complémentaires de «l’écrivain patriote» et du législateur, de présider à un événement linguistique majeur, l’invention de la notion d’«Assemblée Nationale» d’un point de vue co-lingue (9). Le 6 mai 1789, les députés du Tiers au Etats-Généraux refusent la réunion séparée des ordres exigée par le roi. Ils se qualifient, sur le mode anglais, de «députés des Communes». Dans les semaines qui suivent, diverses autres dénominations circulent, en particulier «Assemblée générale», «Assemblée des Etats Généraux», «Assemblée nationale». Le 15 juin le député Sieyès propose le titre d’«Assemblée des représentants connus et vérifiés de la Nation française». Sa motion, le 16 juin en faveur de l’expression simplifiée d’«Assemblée Nationale» est retenue: cette expression acquiert alors une dimension fortement performative en tant que sujet d’un acte déclaratif de la toute puissance de la Nation française (10).

Ainsi Sieyès crée le nom propre de l’institution majeure du système représentatif français, véritable événement linguistique, par une transformation colingue entre des mots français déjà associés «assemblée nationale», des mots anglais «House of Commons» et latin («communis»). Le récit des événements d’assemblée des 15, 16 et 17 juin, avec en son centre ce phénomène co-lingue exceptionnel, permet alors de comprendre comment le corps des représentants de la Nation française s’est mis en activité instituante pour la première fois dans l’Histoire de France.

La nomination de l’élément central du système politique représentatif par l’expression d' Assemblée Nationale résulte bien de la quête médiatrice de sujets cognitifs, de leur dynamique référentielle propre, de l’effectivité de leurs jugements aptes à formuler la science politique. Elle provient d’une intuition intellectuelle qui, de Fichte à Hegel, procède d’abord d’une ontologie de la connaissance, puis ouvre à une extension infinie de la liberté humaine. Nous pouvons ainsi décrire un processus tout à la fois abstrait, concret et unifiant à partir d’une série d’événements d’assemblée, décrits par ailleurs par les historiens (11).

De Sieyès à Marx

En marquant ainsi la présence dans un temps donné de la représentation initiale de l’intelligence politique, elle enclenche aussi une intense activité de reprise mémorielle. Marx s’en fait ainsi l’écho au moment même où il s’interroge, en deux temps, sur l’identification de la Révolution française à l’intelligence politique :

1842: « A l’Assemblée nationale, la dissolution apparait comme libération de l’esprit nouveau qui se détache des formes anciennes devenues indignes et incapables de le saisir. C’est le sentiment de dignité de la nouvelle vie qui détruit ce qui est déjà détruit, qui réprouve ce qui est déjà réprouvé» (Marx, Le manifeste philosophique de l’école historique du droit : III, 224).

1845 : «Assemblée essentiellement active (...) l’Assemblée se déclara indépendant, usurpa le pouvoir dont elle avait besoin (...) C’est par cet acte seulement qu’elle se mua en organe réel de la grande masse des Français» (Marx 1845-46, Idéologie allemande : III, 1167-1168).

Dans un premier temps, Marx, à l’identique de Sieyès, conçoit l’Assemblée nationale comme l’assemblée politique et représentative de la liberté par excellence: elle concrétise donc bien le travail de l’esprit politique. Elle est à la fois l’âme et l’instrument de l’intelligence politique, en tant qu’elle «anime et détermine le tout».

Cependant, il considère dans un second temps que la représentation de l’intelligence ainsi mise en place est celle de la représentation de la classe bourgeoise. Il maintient donc l’exigence d’une représentation de l’intelligence par la force des signes du nouveau système représentatif mis en place par la Révolution française, mais il réclame, à l’identique des Jacobins, «une représentation constante de l’intelligence populaire». Nous quittons alors l’espace politique référencié, au nom de Sieyès, à la «langue propre» du législateur pour entrer dans un autre processus de nomination, que nous avons longuement décrit ailleurs (Guilhaumou 1989). Il s’agit, par la formulation de «la langue du peuple», de mettre en place un processus par lequel la communauté des citoyens prend nom de peuple dans chaque événement, et en premier le 10 août 1792, qui signifie sa puissance souveraine, et manifeste ainsi sa constante présence dans la quête de l’effectivité de la langue des droits.

L’examen du «nom de Sieyès», et du trajet qu’il incarne, permet donc de comprendre en quoi «la période classique de l’intelligence politique, c’est la Révolution française». Mais, dans le même mouvement, ajoute Marx, «Si l’intelligence politique est précisément intelligence politique, c’est qu’elle pense à l’intérieur des limites de la politique» (12).

Ici les limites de la politique désignent avant tout les limites de la «langue propre» du législateur telle qu’elle a été conçue et réalisée en premier lieu par Sieyès. Mais elles ne concernent pas, nous semble-t-il, l’extension de l’intelligence politique à l’intelligence populaire sous l’égide de la langue du peuple, principalement à l’initiative de Robespierre (13).

Le fait fondamental du travail de l’esprit demeure donc dans l’espace de la traductibilité réciproque entre le langage politique français et l’idéalisme pratique allemand qui conduit Marx à qualifier, dans La Sainte Famille (1844), la langue politique de la Révolution française de «langue de la politique et de la pensée intuitive» (Marx 1969: 50). L’intelligence politique est avant tout signe de la liberté par la médiation d’une telle langue. De l’intuition tant empirique qu’intellectuelle, du trajet de la représentation des signes concrets de la politique à la réalisation pratique de la pensée politique, elle hérite d’une possibilité de reproduire, via l’imagination, la réalité en son sein. Elle est donc le contenu pratique du pouvoir du moi, si souvent invoqué par Sieyès. Elle exprime ce contenu par la constance du nom, présentement «le nom de Sieyès», au-delà de la simple énonciation des mots de la politique. En effet, si l’intuition exprimée par les mots extériorise les représentations du politique, le nom fait exister le contenu de l’intelligence politique elle-même. En fin de compte s’ouvre ainsi la possibilité, avec «le nom de Sieyès», de concevoir et réaliser l’avènement de la politique.

A l’encontre d’une lecture pseudo-hégélienne de la Révolution française qui voudrait qu’un tel passage à la politique serait du « penser abstrait », annonciateur de la terreur, notre insistance sur la manière dont Sieyès ouvre la philosophie à la question du pouvoir (constituant) annonce une fois de plus la réflexion hégélienne, puis marxiste, sur la possibilité d’une représentation autonome de l’intelligence (politique) comme « pure pensée » équivalent à un "concret de pensée" par le fait même de son extériorisation dans les signes de la nouvelle langue politique.




Notes

(1) § 458 et suivants. Nous faisons référence, lorsque nous citons ce texte d’Hegel en français, à la traduction de Maurice de Gandillac (1970).

(2) Ibid. § 458.

(3) Notice sur la vie de Sieyès, membre de la première Assemblée nationale et de la Convention. Ecrite à Paris, en messidor, deuxième année de l’ère républicaine (vieux style, juin 1794), Oeuvres, III, d.36. Voir aussi Guilhaumou (2000).

(4) Ibid., p. 48.

(5) Nous avons transcrit, présenté et annoté ce manuscrit dans Sieyès (1773-99),

(6) Voir sur ce point le chapitre II de Guilhaumou (1998).

(7) Nous avons décrit ce processus de constitution du moi dans Guilhaumou (2001).

(8) Voir en particulier Sieyès (1773-99: 444).

(9) L’insertion du récit de cet événement dans la narration de la «langue française» a été effectuée par Balibar (1985).

(10) Nous résumons ici fort succinctement une analyse présentée dans le chapitre II de Guilhaumou (1998a).

(11) La description la plus complète de ces événements est celle de Tackett (1996).

(12) Gloses critiques (1844), texte présenté et commenté par Calvié & Furet (1986).

(13) Nous avons amplifié la relation de Marx à Sieyès dans le chapitre 11 de notre livre sur Sieyès et l’ordre de langue (2002), tout en ayant déjà abordé le cas de Robespierre dans notre ouvrage plus ancien sur La langue politique et la Révolution française (1989).

Références bibliographiques

Balibar Renée (1985), L’institution du français, Paris: PUF.

Branca-Rosoff Sonia & Guilhaumou Jacques, (1998),« De «société» à «socialisme» (Sieyès): l’invention néologique et son contexte discursif. Essai de colinguisme appliqué ». In: Langage & société 83-84, 39-78.

Calvié Lucien & Furet François (1986), Marx et la Révolution française, Paris: Flammarion.

Guilhaumou, Jacques :

1989 La langue politique et la Révolution française, Paris, Meridien/Klincsieck. Traduction allemande : Sprache und Politik in der Französischen Revolution, Frankfurt/M.: Suhrkamp.

1996: « Sieyès et le ‘monde lingual’ (1773-1803) ». In: Travaux de linguistique 33, 9-28.

1998a: L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792). Lille: Presses Universitaires du septentrion.

1998b: « Tableau. Sieyès néologue ». In: Des mots en liberté, Mélanges Tournier. Fontenay/Saint-Cloud: ENS éditions, 451-460.

1998c: " De "société" à "socialisme" (Sieyès) : l'invention néologique et son contexte discursif. Essai de colinguisme appliqué ", en collaboration avec Sonia Branca, Langage & Société, N°83/84, mars-juin 1988, p. 39-77. Lire sur le Web

1999a: « Marx, Sieyès et le moment constituant (1789) ». In: Actuel Marx 26, 173-188.

1999b : « Sieyès et la métaphysique allemande ». In : Annales Historiques de la Révolution française 317, 513-536. Lire sur le Web

2000 : « Un nom propre en politique. Sieyès », In: Mots 63, 74-88 Disponible sur Persée

2002 : Sieyès et l’ordre de la langue, Paris, Kimé.

2006 : « Sieyès et le non-dit de la sociologie : du mot à la chose. » In : Revue d’histoire des sciences humaines, Naissance de la science sociale (1750-1850), 2006, 15, p. 117-134. Lire la version auteur

Hegel, Georg W. (1830): Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. Maurice de Gandillac, Paris. Gallimard, 1970.

Humboldt, Wilhelm von (1797-99),Journal parisien, trad. Elisabeth Beyer, Paris: Actes Sud, 2001.

Kaufmann, Laurence (2000), A la croisée des esprits. Esquisse d’une ontologie d’un fait social: l’opinion publique, thèse de doctorat en sociologie, Lausanne: EHESS.

Marx, Karl (1841-46),Oeuvres III, Philosophie, éd. Maximilien Rubel, Paris: Gallimard, 1982.

Marx Karl (1844), La Sainte Famille, trad. Erna Cogniot, Paris: Editions sociales, 1969.

Ritter, Joachim (1970), Hegel et la Révolution française, Paris : Beauchesne, 1970

Sieyès, Emmanuel (1773-99):

Des Manuscrits de Sieyès, dir. Christine Fauré, Jacques Guilhaumou & Jacques Valier, Paris: Champion, 1999.

1788-94: Oeuvres, 3 vol., reprint Paris: Edhis, 1989.

Tackett, Timothy (1996), Becoming a Revolutionary. The Deputies of the French National Assembly and the Emergence of a Revolutionary Culture (1789-1790), Princeton: Princeton University Press.

N.B. Ce texte a été publié dans Hegel : Zur Sprache. Beiträge zur Geschichte des europäischen Sprachdenkens, Hrsrg. Bettine Lindorfer und Dirk Naguschewski, , Gunter Narr Verlag, 2002, p. 263-272.

Jacques Guilhaumou, "Le nom de Sieyès. L’intelligence politique de la Révolution française", Etudes, Révolution française.net, mis en ligne le 12 mai 2008; URL: http://revolution-francaise.net/2008/05/12/232-nom-sieyes-intelligence-politique-revolution-francaise.