Les ambiguïtés du peuple Annonces
jeudi 20 mars 2008par Gérard Bras, Professeur de Khâgne, ancien Directeur de programme au Collège International de Philosophie
Introduction de l'ouvrage, Les ambiguïtés du peuple, Nantes, Editions Plein Feux, 2008.
« Peuple: nom collectif difficile à définir, parce qu'on s'en forme des idées différentes dans les divers lieux, dans les divers temps et selon la nature des événements » (Encyclopédie, article 'Peuple").
« Par le terme de peuple (populus), on entend la masse des hommes réunis en une contrée, pour autant qu'ils constituent un tout. Cette masse, ou les éléments de cette masse à qui une origine commune permet de se reconnaître comme unie en une totalité civile, s'appelle nation (gens); la partie qui s'exclut de ces lois (l'élément indiscipliné de ce peuple) s'appelle la plèbe (vulgus); quand elle se coalise contre les lois, c'est la révolte (agere per turbas): conduite que la déchoît de sa qualité de citoyen » (Kant, Anthropologie d'une point de vue pragmatique, Traduction M. Foucault, Paris, Vrin, 1970).
« Mirabeau: On a cru m’opposer le plus terrible dilemme en me disant que le mot peuple signifie nécessairement ou trop ou trop peu, que si on l’explique dans le même sens que le latin populus, il signifie nation (…), que si on l’entend en un sens plus restreint comme le latin plebs, alors il suppose des ordres, des différences d’ordre et que c’est là ce que nous voulons prévenir. On a même été jusqu’à craindre que ce mot ne signifiât ce que les Latins appelaient vulgus, ce que les aristocrates tant nobles que roturiers appellent insolemment la canaille. A cet argument, je n’ai que ceci à répondre. C’est qu’il est infiniment heureux que notre langue dans sa stérilité nous ait fourni un mot que les autres langues n’auraient pas donné dans leur abondance (…) un mot qui ne puisse nous être contesté et qui dans son exquise simplicité nous rende cher à nos commettants sans effrayer ceux dont nous avons à combattre la hauteur et les prétentions, un mot qui se prête à tout et qui, modeste aujourd’hui, puisse grandir notre existence à mesure que les circonstances le rendront nécessaire, à mesure que, par leur obstination, par leur faute, les classes privilégiées nous forceront à prendre en main la défense des droits nationaux et de la liberté du peuple » (1).
Parler du peuple c’est, immédiatement, tenir un propos ambigu. Comme le montre ces trois textes, il n’y a là rien de nouveau. Mieux, il est possible de soutenir que l’ambiguïté qui caractérise la notion de « peuple » n’est ni accidentelle, ni préjudiciable à son usage politique ou philosophique, voire que c’est cette ambiguïté qui en fait l’intérêt, parce qu’elle en soutient sa fonction politicienne donc polémique.
Que veut dire Mirabeau ? Que notre « peuple » renvoie à trois termes, donc trois sens en latin : la nation, c’est-à-dire ici l’ensemble des citoyens, détenteurs de droits politiques, le populus ; le « petit peuple » (Montesquieu), la plebs, par opposition à l’aristocratie ; la foule ou la canaille, la multitudo ou la turba, la populace caractérisée par ses mouvements violents, irrationnels. L’exigence de clarté conceptuelle voudrait qu’on bannisse un tel mot, incapable de nommer ce qu’il vise. L’intelligence politique du Marquis y voit un avantage : le peuple n’est pas une chose simple qui pourrait se ranger sous une étiquette claire. Il procède au contraire, dans son existence politique, du nom qu’il reçoit, en raison des relations et des conflits dans lesquels il est pris. Le peuple n’est pas une réalité substantielle. La multiplicité des hommes que l’on nomme « peuple » est populus en tant que formant une nation, entité juridique douée d’une volonté unifiée ; plebs si on ne prend en compte que cette partie de la nation, socialement définie par son dénuement, voire sa pauvreté ; vulgus, voire canaille si on se place du point de vue méprisant des « Grands » qui lui reprochent la grossièreté dans laquelle ils la tiennent . Mais c’est justement cette dernière dénomination qui révèle l’intérêt du politique dont la tâche semble bien être de nouer ensemble ces deux aspects. Machiavélisme de Mirabeau qui ne confond le Prince, ni avec les Grands, ni avec le Peuple. En régime républicain, c’est-à-dire sous le principe de la représentation, il faut à la fois s’adresser à la plèbe au nom du populus, et tenir en respect l’aristocratie en raison du même principe, en lui faisant miroiter la menace du vulgus, les risques du devenir turba de la plebs.
Mirabeau dépasse la question de la confusion lexicale du terme de « peuple » pour en donner la raison. Faisant fond sur cette thèse, je veux, ici, développer au mieux ces ambiguïtés pour montrer que le concept de peuple se construit comme la structure qui rend compte des jeux de renvois possibles, des glissements de sens qui animent les énoncés politiciens, mais aussi, plus étonnant, le discours philosophique moderne sur la politique et la démocratie. Au fond, dans le champ politique, parler du peuple c’est toujours parler au nom d’un peuple que l’on cherche par-là à constituer, et en même temps en appeler d’un peuple contre un autre, en jouant des différents sens. Ce jeu du discours politique ne relève pas de la perversion sophistique d’une pensée philosophique rigoureuse : je montrerai au contraire que, pour l’essentiel, le concept philosophique de « peuple » relève de la même ambiguïté. « La philosophie politique est dérangée par le fait qu’il existe toujours un peuple sous le peuple, à la fois identique et irréductible ; non pas deux peuples, un bon et un méchant, un calme et un turbulent, un policé et un sauvage, mais le même peuple recouvert par lui-même » Je convoquerai quelques auteurs pour montrer comment ce dispositif est à l’œuvre dans les textes philosophiques. Ces convocations se veulent exemplaires d’un dispositif théorique global : elles ne prétendent pas à l’analyse précise des problématiques en question.
On distingue, habituellement, trois significations à « peuple » : 1) l’ensemble des citoyens, individus disposant de droits politiques, intégrés dans un Etat, ce que je nommerai « peuple juridique » ; 2) les membres d’une nation, qu’elle soit caractérisée par l’unicité de la « souche » naturelle (le genos des Grecs), ou par les mœurs et coutumes communes (l’ethnos grec), ce que je nommerai « peuple ethnique » ; 3) enfin le « petit peuple », celui des « couches populaires », cette fraction sociale dépourvue des richesses et du pouvoir, qui s’oppose à la fraction dominante de la société, que je nommerai « peuple social ». Je soutiendrai que « peuple » n’est dans aucun de ces trois sens, mais dans les trois, ou plutôt dans la possibilité de passer de l’un à l’autre. Or, et c’est ce qui est essentiel, cette possibilité tient au fait que chacun de ces sens est lui-même solidaire d’une double exclusion, dont l’une est manifeste, et l’autre occultée. Le peuple juridique se distingue de cet autre qu’est l’étranger, ennemi potentiel, et s’oppose à son autre qu’est la multitude. Le peuple ethnique se distingue de l’autre communauté (ou de l’autre culture), et s’oppose à son autre qu’est le barbare ou le sauvage. Enfin, le peuple social se distingue des Grands (nobles, bourgeois etc.), et s’oppose à son autre qu’est la populace. Cette structure lie donc ensemble neuf termes, qui peuvent apparaître, suivant les lieux et les moments, sous des vocables différents. Elle a pour effet de déterminer le peuple comme un ensemble d’appartenance, de donner à croire que les frontières du peuple peuvent être dessinées clairement, qu’il peut être présenté comme une réalité substantielle dans une expérience sociologique possible. Cette logique de l’appartenance engage les conflits interminables pour savoir qui est du peuple et qui n’en est pas, ou pour savoir où trouver le peuple, ce qui relève de l’amphibologie produite par ce concept. Mais son effet principal est d’escamoter ou de figer une autre dimension enveloppée par le concept de peuple : sa dimension politique, celle qui fait du peuple le principe de subjectivation d’une multiplicité d’hommes agissant ensemble, exposant ainsi l’égalité par laquelle ils se constituent comme force politique, ici et maintenant, en vertu de rien d’autre que du fait justement d’agir ensemble.
Au moment où la notion de peuple a mauvaise presse, où on l’accuse d’envelopper des ferments de nationalisme, voire, sous le terme de « populisme », de fascisme, où le peuple apparaît comme cette masse ignorante qui ne comprend pas le bon sens dont les élites font preuve, il est nécessaire d’éclairer le fonctionnement du dispositif théorique dont le concept est solidaire.
Note
(1) Cité par J. Julliard, Le Peuple, in P. Nora dir., Les Lieux de Mémoire, Livre III, Les France, Gallimard 1992
N.B. Gérard Bras, philosophe, présente aussi son travail dans un entretien au sein d'un interéssant dossier sur Y a-t-il encore un peuple ?, et suivi de la bibliographie de ses travaux.