Le principe d'immanence Annonces
mercredi 20 février 2008par Pierre-Yves Quiviger, NoSoPhi, Université de Paris I
Extrait de l'introduction de l'ouvrage de Pierre-Yves Quiviger, sur Le principe d'immanence. Métaphysique et droit administratif chez Sieyès, Paris, collection "Travaux de philosophie", Paris, Champion, 2008, 480 pages.
Il s’agit d’aborder Sieyès sous l’angle du libéralisme, mais en essayant de comprendre comment les éléments qui ont pu donner lieu aux interprétations, soit marxiste soit schmittienne, peuvent prendre un sens dans le cadre d’un libéralisme singulier. Ce libéralisme singulier dont Sieyès me semble relever, le livre de Lucien Jaume, L’individu effacé, permet de mieux le cerner – c’est celui que Lucien Jaume décrit comme un « libéralisme étatique ». Comment vérifier cette intuition, qui permet de comprendre philosophiquement le sens de la création du Conseil d’État dans l’ensemble de la réflexion sieyèsienne ? En cherchant dans l’œuvre de Sieyès les signes d’une préoccupation conjointe pour les institutions juridico-administratives et la liberté individuelle, pour l’autorité légitime de la Nation et le respect de la sphère privée du citoyen. Paul Bastid pressentait cette conjonction singulière, mais les textes pour l’établir lui faisaient défaut. Il n’a pu avoir accès suffisamment tôt à l’incroyable matière inédite que constituent les Archives privées de Sieyès. Ces manuscrits sont encore très largement inédits (et très incomplets), et il y a encore plusieurs milliers de pages qui attendent une transcription. J’y ai puisé une grande partie de mes citations, en cherchant toujours à privilégier au maximum les passages qui ont fait l’objet d’une édition dans les volumes dirigés par Christine Fauré (Des manuscrits de Sieyès, chez Honoré Champion) afin de permettre au lecteur de se reporter commodément au texte complet.
L’exploration de ces différents manuscrits m’a conduit à mettre l’accent plus que je ne l’avais décidé a priori sur l’aspect métaphysique du projet sieyèsien. Plus exactement : il m’a semblé que la création du Conseil d’État, événement qui peut sembler anecdotique dans le parcours conceptuel et historique de Sieyès, ne prenait tout son sens et toute son importance qu’inscrit dans la perspective de sa métaphysique. Et j’irais même plus loin : et si dans l’œuvre de Sieyès la question administrative en tant que question libérale avait été sous-estimée du fait de la méconnaissance (hors quelques remarques de Humboldt ou de Sainte-Beuve) de sa réflexion métaphysique ?
L’hypothèse est la suivante : ce n’est pas l’administrateur qui cache la singularité du philosophe chez Sieyès, ce n’est pas le philosophe qui dissimule la profondeur de l’administrateur chez Sieyès. Bien au contraire : plus on connaît le métaphysicien mieux on comprend son rôle historique dans le développement de la juridiction administrative ; plus on comprend sa pensée du conseil de gouvernement, mieux on connaît sa « métaphysique du moi ». Ce qui unit ces deux faces ? Une pensée de l’immanence. Mais cette immanence englobe elle-même ces deux faces : c’est la même philosophie qui est à l’œuvre dans la constitution du « moi » et dans la création du Conseil d’État – il n’y a pas une théorie et sa mise en pratique. Pour Sieyès, la théorie est praxéologique et la pratique théorétique – comme dans toute pensée de l’immanence conséquente.
Le problème principal d’une telle démarche est de pouvoir s’énoncer dans une langue qui est le reflet d’une conceptualisation empreinte de transcendance – et Sieyès est tellement conscient de ce problème qu’il multiplie les réflexions linguistiques, développant une formidable activité néologique dont les manuscrits gardent trace et que Jacques Guilhaumou a minutieusement examinée. Deux exemples : comment penser une « action » qui est toujours une réaction ? Comment conceptualiser un conseil de gouvernement quand le conseil fait partie du gouvernement ? On le voit : la pensée de Sieyès, comme toutes les pensées de l’immanence, ici singulièrement associée à un horizon politique libéral et institutionnaliste, peut parfois donner l’impression d’une juxtaposition d’éléments incompatibles (ou, pour ainsi dire, « immanentisés » de force) – je tente de montrer qu’il n’en est rien : ce n’est que diversité, diversité en voie d’unité mais dont l’unité réelle peut paraître encore dissociée pour celui qui l’observe.
Il en découle un plan qui peut sembler anti-dialectique : plutôt que de passer en revue les points communs entre le « philosophe » Sieyès et l’« administrateur » Sieyès, en cherchant par exemple à penser les fondements métaphysiques de sa politique ou encore l’inspiration philosophique de son activité de constitutionnaliste (même si, évidemment, il s’agit aussi de cela), j’ai voulu mettre en regard, pour ainsi dire, les deux champs en leur laissant une relative autonomie et en indiquant simplement, à l’occasion, quels liens se tissent entre ces deux perspectives. Pour le dire autrement : j’ai opté pour une lecture moniste de l’œuvre de Sieyès, en minorant les interprétations qui feraient de sa « philosophie » la cause ou l’effet de ses projets constitutionnels, ou qui décriraient l’une comme la « vérité » de l’autre, ou encore distingueraient une manière de réflexion ésotérique (la métaphysique, dont Sieyès n’a rien laissé paraître et qui pourtant, si l’on additionne les années de formation et les années de « retrait », a occupé l’essentiel de son existence : sa vie publique et politique n’ayant véritablement duré qu’une dizaine d’années : 1789-1799) nourrissant un projet exotérique (l’inscription dans l’ordre juridique national d’un certain nombre d’institutions : jury constitutionnaire – tentative avortée – ; le Conseil d’État – tentative aboutie).
Toutes ces interprétations situent la pensée sieyèsienne dans un dualisme qui lui est radicalement étranger : j’ai donc pris le risque de la juxtaposition afin de montrer une même philosophie à l’œuvre dans deux lieux. Une métaphysique qui, si elle est originale – dans une certaine mesure –, n’en demeure pas moins « classique » (réflexion ontologique, épistémologique, statut du sujet, relation du moi au monde, etc.) et dont le principe d’immanence conduit à penser l’action et le moi dans la somme des réactions et des altérités, bouleversant ainsi les notions d’individualisme, de sujet, de volonté et de matérialisme (Première partie). Des projets constitutionnels relatifs à la création d’un Conseil d’État dont le principe d’immanence conduit à intégrer à la fonction de gouvernement la fonction de conseil et une partie de la fonction juridictionnelle, bouleversant la distinction du conseiller et du prince, du libéralisme et de l’étatisme, de la justice et de la séparation des pouvoirs (Seconde partie).