Par ailleurs, en 2002, un numéro de la revue Annales Histoire, Sciences Sociales coordonné par Antoine de Baecque révélait un autre versant de l’historiographie récente centrée sur la Terreur (5). L’auteur accordait dans son bilan de « dix ans de travaux historiques » une place démesurée au politique qu’illustrait l’énoncé de ses titres : « La Terreur, une mécanique politique » ; « La Terreur, une scène politique » ; « La Terreur, entre émotion et esthétique ». Si un nouvel Épiménide, endormi il y a quelques décennies et réveillé à l’aube du XXIe siècle, se bornait à lire ces trois titres, il conclurait sans peine que décidément l’histoire économique et sociale est bel et bien une étrange pratique du siècle dernier, mais aussi que la Terreur ne doit plus s’interpréter désormais qu’en vertu d’analyses toutes, et uniquement, politiques…

Le colloque tenu à l’Université de Rouen en janvier 2007, co-organisé par le GRHis (Groupe de Recherche en Histoire, rassemblant les historiens de cette Université) et la Société des études robespierristes, a proposé au contraire, d’une part, de porter un nouveau regard sur la Terreur - enrichi par les apports de la recherche récente - comme moment chronologique précis et fondamental de la Révolution française, ce qui supposait d’observer tous les aspects et les effets de la période et non pas seulement ses violences. D’autre part, nous avons souhaité que la réflexion puisse porter sur l’ensemble du territoire national et non sur les seuls départements qui ont connu les affrontements les plus meurtriers et les répressions de masse les plus sévères (même s’il était d’avance évident que nous ne pourrions traiter l’ensemble des départements de manière exhaustive !). Enfin, il allait de soi pour les organisateurs de la rencontre que la Terreur ne devait pas être étudiée dans ses seules dimensions politiques, en vertu d’une vision de la Révolution française qui se réduirait à celle de discours et d’actes politiques sans guère de liens avec la situation militaire et l’environnement international, les conditions économiques et sociales, les réseaux de sociabilité et de pouvoirs, les craintes traditionnelles renforcées par les peurs nouvelles suscitées par la Révolution, le rôle individuel de chaque protagoniste de cette séquence chronologique, enfin bien sûr toute la question des responsabilités individuelles et collectives.

C’est bien pourquoi il nous a semblé nécessaire de proposer d’étudier non la mais les politiques de la Terreur, le mot « politique » étant ici entendu dans une acception large, c’est-à-dire non seulement tout ce qui touche à l’« art » de gouverner le pays, aux affaires publiques et à la vie politique citoyenne, mais aussi à « la manière adroite dont on se conduit pour parvenir à ses fins » (une des définitions du temps pour le mot « politique »). Parvenir à ses fins, c’est en effet d’abord en 1793-1794, dans l’urgence, défendre la Révolution pour ensuite l’achever et établir le règne d’un « gouvernement constitutionnel » en lieu et place du « gouvernement révolutionnaire ». Or, cette défense de la Révolution ne saurait être analysée sous l’angle du seul maintien du nouvel ordre né à partir de 1789, élimination - politique ou/et physique - des suspects à la clef. Défendre ainsi la Révolution au temps de la Terreur, c’est aussi promouvoir des formes particulières de démocratie (fussent-elles limitées aux « frères et amis »), des politiques économiques, une politique d’assistance, une politique éducative, des politiques culturelles, etc. L’action des représentants du peuple en mission, aujourd’hui revisitée, témoigne bien de ce que la Terreur, loin d’être uniquement fratricide, a aussi été fraternelle (6). Souligner ce second aspect ne vise en rien ni à omettre ni a fortiori à minimiser les horreurs alors commises, il s’agit simplement d’analyser la Terreur dans toutes ses dimensions et non d’en rechercher une prétendue politique.

Ce colloque a été conçu comme devant être largement ouvert, avec appel public à communication autour de quelques thèmes définis par le Comité scientifique de la rencontre (composé de Michel Biard, Philippe Bourdin, Françoise Brunel, Haim Burstin, Antonino de Francesco, Pascal Dupuy, Gérard Gayot, Jean-Pierre Jessenne, Christine Le Bozec, Jean-Clément Martin, Christine Peyrard, Timothy Tackett, Éric Wauters). Chaque thème est précédé d’un rapport de synthèse introductif, faisant notamment le point sur les travaux réalisés ou en cours, tout particulièrement depuis le Bicentenaire. Nous avons reçu un nombre de propositions de communication double de celui qui pouvait être retenu dans le cadre d’une manifestation répartie sur trois journées, ce qui en soi prouve la vitalité maintenue des travaux de recherche. On « écrit » toujours sur la Terreur, et pas seulement sur les violences qui l’ont accompagnée.

Le premier thème du colloque entendait étudier les rouages de la Terreur, avec un rapport introductif de Michel Biard et Christine Peyrard. Ces rouages ont souvent été évoqués par l’historiographie avec une double approche : une vision qui faisait la part belle aux décisions prises dans la capitale, une autre qui incitait à appréhender la Terreur « au village ». Divers travaux, à commencer par ceux de Richard Cobb et Colin Lucas (7), sont pourtant très tôt venus montrer que le rôle des intermédiaires était à bien des égards décisif, ce que confirment des enquêtes récentes sur le lien entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif, les représentants du peuple en mission ou encore les comités de surveillance. Ce premier thème du colloque invitait donc à porter l’accent sur le cheminement des lois, arrêtés, mots d’ordre, nouvelles, liés à la Terreur. Il était demandé aux intervenants d’avoir soin non d’opposer la légalité républicaine à des mesures « terroristes » qui seraient extralégales, mais de prendre en compte les deux formes de lois définies officiellement à partir de frimaire an II (et en partie, de facto, plus tôt) : les « lois ordinaires » et les « lois révolutionnaires », ces dernières établissant une légalité certes extraordinaire, mais pour autant bel et bien issue des décisions de la Convention nationale. De même, les intervenants étaient invités à insister sur le rôle des intermédiaires dans les rouages de la Terreur (représentants du peuple en mission, agents des diverses autorités, constituées ou révolutionnaires), le poids des comités de surveillance (et leurs liens avec les sociétés populaires), le rôle capital des militaires (notamment avec les commissions militaires), les formes de justice d’exception. Il va de soi qu’une place devait être faite aux mille et une distorsions rencontrées entre la volonté issue des divers organes du pouvoir central et l’exécution des mesures sur le terrain, sans omettre la part des actes “spontanés” - y compris en-dehors de toute légalité. Enfin, l’étude des divers rouages mettant en œuvre la Terreur devait mettre à jour le fait qu’ils n’ont pas agi uniquement en vue de la répression contre les opposants, réels ou supposés, à la Révolution, mais que leur action quotidienne a couvert de tout autres domaines. C’est notamment en cela qu’il convient bien sûr de ne pas confondre Terreur et violence(s), Terreur et gouvernement révolutionnaire, et pas davantage Terreur et politique de Salut public.

Au final, nous espérions que ces approches de la Terreur comme phénomène complexe, distanciées mais lucides quant à ses dimensions le plus souvent envisagées, répressions et injonctions contraignantes du gouvernement révolutionnaire, convergeraient vers trois manières de mieux questionner, et peut-être comprendre, ce moment révolutionnaire. La première invite à essayer une géographie illustrant la variété des manifestations de la Terreur, à la manière au fond dont Michel Vovelle a exploré la découverte de la politique (8) et autour d’une interrogation : au-delà des secteurs connus pour leur situation spectaculaire est-il possible de mettre en rapport les configurations politiques, sociales, stratégiques ou religieuses de la France en Révolution avec des formes spécifiques prises par la Terreur ? Une seconde perspective s’inscrit plutôt dans le temps court de ce moment de la République : quels sont les connexions ou au contraire les décalages entre les inflexions majeures qui scandent la période (résultats militaires, loi de frimaire, luttes des factions, etc.) et les comportements des rouages de la Terreur ? Néanmoins, la brièveté de l’épisode n’empêche pas de s’interroger sur ses effets à plus long terme, ce que les historiens font rarement en dehors des problématiques du traumatisme et de la mémoire : la Terreur laisse-t-elle des marques durables sur le fonctionnement de l’État-Nation ? Que deviennent les personnels, politiques, judiciaires, militaires ou autres ?

Pour ce premier thème qui, on le voit, posait tant de questions qu’il devrait encore fournir de nombreuses pistes à des travaux encore à venir, six communications ont été retenues, associées en deux trios aux objectifs différents. D’une part, Haim Burstin, Alan Forrest et David Andress ont développé des approches délibérément générales, afin d’évoquer respectivement le lien entre « théorie » et « pratique » de la Terreur, entre celle-ci et la guerre, enfin entre les violences populaires et ce que David Andress nomme une « descente vers la Terreur d’État ». D’autre part, trois études locales ont alors proposé de porter le regard sur des cas ponctuels, très concrets, d’application (ou non application) des mesures dites « terroristes » : la Lorraine que connaît si bien Jean-Paul Rothiot, le département de l’Aisne au cœur de la thèse récemment soutenue de Laurent Brassart, enfin le département de l’Eure sur lequel les connaissances de Bernard Bodinier ne sont depuis longtemps plus à démontrer. Ces trois zones géographiques pourront bien sûr paraître à d’aucuns quelque peu atypiques, dans la mesure où elles ne font pas partie des territoires les plus sévèrement touchés par la répression en 1793-1794, mais il va de soi que nous les avons retenues à dessein dans la mesure où le thème suivant privilégiait, au contraire, des régions de forte conflictualité.

Sous le titre Terreur et justice, le second thème du colloque a abordé des récits en apparence plus connus, tant Terreur et violence(s), Terreur et justice, justice légale, justice extraordinaire et justice « populaire », semblent à bien des égards indissociables. En effet, dans l’historiographie, le récit des violences a souvent servi à stigmatiser une période appelée « Terreur », entraînant des jugements et des traditions durables. Pourtant la Terreur, si le mot a un sens et les intervenants étaient invités à en débattre, n’est pas identifiable à un emploi spécifique de violences, comme l’a récemment rappelé le livre de Jean-Clément Martin (9), tout naturellement chargé du rapport introductif sur ce second thème. La monarchie précédemment, l’Empire ensuite, mais aussi la Restauration, notamment dans les débuts de la colonisation, ont recouru à des violences, judiciaires ou militaires, qui n’ont rien à envier à celles qui eurent lieu pendant « la Terreur ». Le rapporteur souhaitait donc que le colloque soit l’occasion d’une mise à plat des formes de violences à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, spécifiquement dans leur rapport à l’État et au maintien de l'ordre, que ce soit dans les domaines de la justice, de la police, de l’administration. Il s’agissait moins de faire ici un recensement des “violences” que de voir en quoi des “systèmes” de violence ont été mis sur pied par des autorités face à des opposants ou à des ennemis. Les expériences régionales devaient être privilégiées, afin de rendre compte de la multiplicité des cas, du jeu des acteurs, en deçà des discours officiels et des proclamations qui méritent l’attention, mais qui ne doivent pas abusivement passer pour être la réalité d’une époque. Selon Jean-Clément Martin, la recherche des expérimentations pendant ces années devait permettre de savoir si des expressions comme « la Terreur provinciale », « la Terreur douce », peuvent rendre compte de ce qui s’était passé ici et là en France. Le rôle des représentants de l’État méritait ici naturellement d’être pris en compte. Les innombrables témoignages et récits pouvaient aussi servir, dans une approche méthodologique appropriée, à cerner les formes par lesquelles la violence a pu être requise par l’État ou par lesquelles les violences ont pu servir à intervenir dans des débats politiques de cette époque. Enfin, Jean-Clément Martin achevait sa présentation de ce thème dans l’appel initial à communication en soulignant que les investigations historiographiques pouvaient trouver ici leur place, d’autant qu’il fallait s’interroger sur la naissance même de la notion de « Terreur » dans son usage associé à un système et à des violences, les comparaisons avec des exemples étrangers pouvant éclairer pertinemment l’expérience française.

Programme ambitieux que celui-ci, bien sûr de facto intenable puisque limité à quelques communications là où un colloque entier n’épuiserait pas le sujet. Pour autant, les quatre interventions retenues pour ce thème, prenant somme toute la suite de celle de David Andress, mais avec d’autres approches, apportent des développements souvent passionnants sur les liens entre Terreur et justice. Après que Donald Sutherland soit d’abord revenu, à sa manière et souvent en amont de 1793, sur le rôle des « pendaisons populaires » dans la volonté de porter l’effroi chez les adversaires de la Révolution, Bruno Hervé pour le département de Loire-Inférieure, Jacques Guilhaumou et Martine Lapied, pour le Sud-Est, ont proposé deux études sur des régions géographiques particulièrement touchées par les violences, légales ou extralégales. On y trouvera matière à réflexion, que ce soit sur les traditionnelles « statistiques » de la répression ou sur la place particulière des femmes comme « actrices ou victimes de la Terreur ». Pour clore cette séquence et avant que Pascal Dupuy invite les participants au colloque à découvrir un film pour le moins étonnant sur la Terreur (on trouvera son intervention à la fin du présent volume), Anne Simonin a livré une passionnante réinterprétation de la « Grande Terreur », en étudiant le cas des acquittés redevenus « frères et amis » par la grâce du Tribunal révolutionnaire. Au-delà de ses « Réflexions sur l’amitié dans la République », on pourra y découvrir des chiffres qui donnent à penser, et ce n’est pas là le moindre mérite de cette communication.

Le troisième thème du colloque devait être consacré aux institutions et politiques économiques, ainsi qu’aux politiques sociales, le tout avec un rapport introductif de Gérard Gayot et Jean-Pierre Jessenne. Là encore, l’appel initial à communication était très ambitieux, excédant largement les possibilités offertes par les contraintes matérielles de la rencontre, néanmoins il devrait permettre de susciter des recherches futures pour peu que de jeunes chercheurs s’y attèlent. La réflexion était tout d’abord invitée à s’orienter dans trois directions, avec en premier lieu le “nerf de la guerre”. Du budget du ministère de la Guerre à la solde du soldat, combien coûte la guerre, comment circule l’argent ? Comment les payeurs aux armées, les commissaires-ordonnateurs, les représentants du peuple en mission aux armées, les agences de commerce accomplirent-ils concrètement leur mission ? Dans un second temps, Gérard Gayot soulignait qu’il conviendrait de s’interroger sur la Terreur avant sa mise à l’ordre du jour, en liaison notamment avec les défaites militaires qui incitèrent à violer le libéralisme pour faire face aux nécessités de l’effort de guerre. Partout où les armées de la République battirent en retraite, y compris dans l’Ouest, à 100-150 kilomètres à l’arrière des lignes, « là, où la chose publique dépérissait », l’exception et les pouvoirs d’exception devinrent la règle. Ils furent institutionnalisés et finirent par former un système local, puis régional, de « Terreur avant la Terreur » pour arrêter l’ennemi. Ainsi, la création, le 2 avril 1793, d’un comité de surveillance à Sedan (ville chère à Gérard Gayot) « avec autorité sur tout le département tant que l’ennemi menacera la frontière » est-elle un cas unique ? Une troisième série de questions invitait alors les chercheurs à se pencher sur l’économie dirigée et l’effort de guerre. Accusés de tous les maux et de toutes les turpitudes après thermidor, des militants souvent qualifiés d’« exagérés », notamment ceux des armées révolutionnaires, n’eurent de cesse d’imposer ce que leurs détracteurs épouvantés appelèrent la « loi agraire », c’est-à-dire faire payer l’effort de guerre aux « riches », au nom de l’« économie morale » qui donne droit et de la « nécessité nationale » qui fait loi. Leur action paraît aujourd’hui toujours pouvoir être visitée ou revisitée. Il apparaissait également utile de faire le point sur les rythmes et les manières concrètes, selon les lieux, des réquisitions en tout genre, de la remise en état des fortifications, routes et chemins par les maçons, carriers, scieurs, terrassiers de Dunkerque à Huningue, sur les côtes et sur la frontière des Alpes et des Pyrénées. Quant, où et comment s’est préparé Fleurus ? La « levée en masse des forges », connue grâce aux travaux de Denis Woronoff (10), appelle encore d’autres études sur la mobilisation générale (ou partielle) des ateliers travaillant le fer, fabriquant les pièces détachées des manufactures nationales, des manufactures d’armes. Dans cette branche industrielle stratégique s’il en est, quel mode d’organisation de la production et quels comportements des salariés ? Enfin, une correspondance de marchand, datée de frimaire an II, citée par Gérard Gayot, suggérait une réflexion à propos du Maximum des prix et des salaires : « Le décret (du Maximum) injuste, dites-vous, m’a fait perdre plus de 50 000 livres. J’en ai fait le sacrifice sans peine et sans regret, car il fallait un déchirement dans le commerce pour arrêter l’augmentation progressive et sans bornes des denrées de première nécessité ce décret plus que sévère a frappé également tous, nous devons nous y soumettre ». Combien furent-ils à faire ainsi bon cœur patriote contre mauvaise fortune, à se faire une raison, à exprimer leur consentement à la Terreur, et ensemble à faire en sorte que « ça passe » ?

Enfin, ce thème recoupant celui des politiques sociales, un dernier volet de l’appel à communication suggérait d’examiner les grandes lois de la période (notamment ce qui est parfois désigné comme les « anticipations » de l’an II) et leur application au plan local, pour restituer l’ampleur des champs concernés. Il s’agissait donc ici d’un appel à valoriser aussi la dialectique entre mouvement social et législation nationale, tant à partir des revendications populaires que des manifestations d’acceptation ou de rejet des lois de la Convention nationale ou des mesures des représentants du peuple en mission dans les départements, sans négliger les formes mêmes de la protestation sociale, des pétitions aux actions directes et conduites collectives, non seulement en l’an II mais aussi au-delà. L’étude de la fraternité en actes, c’est aussi réfléchir aux conditions politiques et sociales de l’existence des « malheureux », qui, pour reprendre la formule de Saint-Just, purent espérer en l’an II avoir le droit « de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent ».

Répondant à ce vaste programme d’enquête, neuf communications se sont ici succédé, preuve de l’intérêt non démenti pour ces questions économiques et sociales, alors même que d’aucuns les jugent quelque peu « austères » et surtout les estiment dépassées, évidemment pour mieux évoquer la période de manière décontextualisée et stigmatiser ses violences. On trouvera tout d’abord des exemples concrets, parfois très détaillés, de l’effort de guerre inouï que le gouvernement révolutionnaire parvint à mobiliser. Nathalie Alzas pour le département de l’Hérault et Thérèse Armengol pour celui des Pyrénées-Orientales proposent tout d’abord deux monographies départementales destinées à prendre la mesure de réquisitions de toute sorte, mais aussi des « dons volontaires » si bien mis en valeur dans la thèse de la première nommée. Mathieu Soula, lui, s’attache à estimer financièrement les mesures prises (que coûtent les « politiques locales de la Terreur » et comment les finance-t-on ?), tandis que Bruno Ciotti n’est pas en reste, décortiquant, chiffres à l’appui là encore, le coût précis de la levée en masse dans un district du Puy-de-Dôme (Riom). C’est aussi avec des gibernes, des peignes, des boutons, des boucles de souliers, que se mesure l’effort de guerre de la République au temps de la Terreur, même s’il est possible bien sûr de s’intéresser aux productions de plus vaste ampleur comme le fait Jeff Horn avec la production de fusils dans la capitale. À mi-chemin entre politiques économiques et mesures sociales, Serge Aberdam propose ensuite une synthèse sur les politiques agraires « au temps de la Terreur », pour paraphraser le titre autrefois choisi par Georges Lefebvre qui avait bien saisi à quel point se mêlaient de façon souvent inextricable en 1793-1794 tous les enjeux, politiques, économiques et sociaux, militaires. Enfin, de leur côté, Samuel Guicheteau pour la ville de Nantes, Danièle Pingué pour la ci-devant province de Franche-Comté et Armelle Ponsot pour le département de Seine-Inférieure, étudient les politiques sociales mises en œuvre par la Convention nationale, notamment la question clef de la « bienfaisance nationale » au moment où la Convention nationale adopte des décrets majeurs comme ceux de ventôse ou du 22 floréal an II.

Le quatrième et dernier thème du colloque a été centré sur la vie culturelle et religieuse au temps de la Terreur, avec un rapport introductif de Philippe Bourdin. Dans la partie qu’il avait rédigée pour contribuer à l’appel à communication, celui-ci évoquait les avancées récentes de la recherche dues à de multiples travaux sur la déchristianisation et les intermédiaires culturels, les fêtes, la musique et le théâtre, l’école et les arts, qui ont permis de mesurer la volonté et les rythmes des réformes culturelles induites par la Terreur selon ses porteurs – gouvernement de salut public et représentants du peuple en mission ou mouvement populaire et armée révolutionnaire. Il soulignait que si la vision utilitaire des arts domine alors officiellement dans un contexte où l’urgence de la formation du citoyen-soldat est profondément ressentie, mais avec des traductions éducatives qui divergent, la création n’en est pas pour autant systématiquement bridée par les pouvoirs (dans le domaine des arts de la scène par exemple, on peut insister tout autant sur la censure d’une minorité d’œuvres que sur les règles chancelantes qui guident une écrasante majorité d’autres, dévolues au seul divertissement et aux nécessités de leurs auteurs de s’assurer le pain quotidien). Restait pourtant à mieux appréhender les modèles mis en pratique et les inventions dans l’œuvre de propagande (on sait combien les héritages chrétiens peuvent inspirer l’utilisation de la musique et de l’image, combien les cérémonies déchristianisatrices empruntent aux rites païens des carnavals populaires), à mesurer la place que l’État accorde à l’homme de Lettres et au savant, à considérer les résurgences, les souvenirs des débats et des motivations de l’an II dans les débats des Conseils de l’an VI ou les sociétés républicaines du Directoire (cercles constitutionnels, Portique, etc.). Aux yeux de Philippe Bourdin, le chantier est loin d’être abouti dans ses dimensions provinciales, dès lors que l’on s’interroge par exemple sur la diffusion des gravures et de la littérature, sur les écrits de circonstance (récits d’actualité, chansons, etc.), sur les missions des instituteurs patriotes issus des sociétés populaires et des sections, sur l’émergence des Sociétés dramatiques jacobines, sur le creuset culturel particulier de l’armée, sur le rôle précis des autorités temporaires dans les villes fédéralistes vaincues, sur le maintien d’une identité catholique, fût-ce dans la clandestinité et les échanges épistolaires des ordres, des réfractaires, voire du clergé constitutionnel, sur la construction éventuelle d’une contre-culture « blanche » (culte des « vierges », récits de combattants, littérature et pratiques culturelles de l’émigration).

S’inscrivant dans ce thème, sept communications ont été présentées au colloque. Les trois premières sont centrées pour l’essentiel sur des aspects culturels : Éric Saunier et son étude sur le négoce havrais et la Terreur, à travers le journal manuscrit de François-Toussaint Bonvoisin ; Erica Joy Mannucci revenant sur la figure fameuse de Sylvain Maréchal, entre « conformité et hétérodoxie » ; enfin, Jean-Luc Chappey avec une synthèse sur « La Terreur et la nouvelle organisation des savoirs ». Après que les participants au colloque aient pu entendre une conférence de Claude Mazauric, brillante et vaste synthèse sur une question pourtant délicate s’il en est (« Révolution et Terreur : une exception française ? » ; on trouvera ce texte en fin du présent volume), les dernières communications ont abordé le domaine controversé des affaires religieuses. Avec des angles d’approche très différents, tour à tour, Serge Bianchi sur le « vandalisme », Jacques Bernet à propos du lien entre religion et Terreur, Daniel Schönpflug et son excellente connaissance de Strasbourg pour le culte de la Raison dans cette ville, ont évoqué ces questions piégées qui, chacun le sait, ont donné lieu de longue date à toute une historiographie très hostile à la Révolution française. Enfin, le colloque s’est achevé avec la présentation des premiers résultats inédits d’une très prometteuse enquête en cours de Stéphane Baciocchi et Philippe Boutry sur les « victimes ecclésiastiques » de la Terreur.

On l’aura compris, tant à la lecture des souhaits initiaux des organisateurs de la rencontre qu’avec les thèmes des communications, nul ne prétendra que le colloque de Rouen ait pu appréhender toutes les questions qui avaient été soulevées lors de sa préparation. De la même façon, chaque lecteur des actes ici publiés pourra se rendre compte aisément que la rencontre n’a débouché ni sur un constat d’accord sans faille à propos de tout, ni même bien entendu sur une quelconque définition universelle et définitive de la Terreur. En tout état de cause, nous savions par avance qu’il en serait ainsi et nulle surprise (a fortiori nulle déception) n’est venue attrister les organisateurs du colloque. On « écrit » donc toujours sur la Terreur et elle est loin, très loin, d’être épuisée en tant que sujet d’étude. Le souligner était bien sûr un des objectifs recherchés, d’autant que les années 1990-2000 avaient pour des raisons liées aux diverses commémorations plutôt favorisé les colloques et journées d’étude qui portaient sur les années 1795-1799, avant que prenne le relais la longue commémoration des années consulaires et impériales. Gageons que ce but est atteint. Quant au fait qu’il faille parler des politiques mises en œuvre au temps de la Terreur, et non de la politique de la Terreur, l’ensemble du colloque l’atteste. Et le contenu même de la présente introduction doit naturellement être compris comme un nouvel appel à ce que les recherches se poursuivent.

NOTES :

(1) Cette introduction générale reprend en partie le texte de l’appel à communication lancé en amont du colloque, aussi certains passages appartiennent à ceux qui ont contribué à le rédiger avec moi, Philippe Bourdin, Gérard Gayot, Jean-Pierre Jessenne, Jean-Clément Martin et Christine Peyrard.

(2) Keith Michael Baker (dir.), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 4 The Terror, Oxford, Pergamon Press, 1994.

(3) Sophie Wahnich, La liberté ou la mort, essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La fabrique éditions, 2003.

(4) Patrice Gueniffey, La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire, 1789-1794, Paris, Fayard, 2000.

(5) 57e année - n°4, juillet-août 2002, p. 851-964.

(6) Michel Biard, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, Éditions du CTHS, 2002. On trouvera dans la bibliographie de cet ouvrage des renvois à d’autres études récentes, dont certaines très précieuses comme celles de Jean-Pierre Gross ou de Florent Robin.

(7) Richard Cobb, Les armées révolutionnaires, instrument de la Terreur dans les départements, avril 1793 – floréal an II, Paris, Éditions de l’EHESS – Mouton, 1961-1963, 2 vol. ; Colin Lucas, La structure de la Terreur. L’exemple de Javogues et du département de la Loire, Saint-Étienne, CIEREC - Université Jean Monnet, 1990 (éd. anglaise 1973).

(8) Michel Vovelle, La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, Éditions La découverte, 1993.

(9) Jean-Clément Martin, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Éditions du Seuil, 2006.

(10) Notamment : Denis Woronoff, L’Industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l’Empire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984.