Grégoire sous la Législative : garantir la loi pour garantir la Révolution Commentaires
mardi 18 décembre 2007Par Sandrine Bouché, ICT-Université Paris 7 Denis Diderot
Commentaire du Discours prononcé dans l’église cathédrale de Blois en présence des corps administratifs, tribunaux, garde nationale et troupes de ligne, pour Jacques Guillaume Simonneau, maire d’Etampes, assassiné le 3 mars 1792 pour avoir défendu la loi, par M. Grégoire, évêque du département de Loir-et-Cher. Ce texte a été réédité en 1977 dans le tome 4 des Œuvres de l’Abbé Grégoire rassemblées par Albert Soboul aux éditions Edhis. L’édition originale publiée en 1792 est disponible sur le site Gallica de la BNF
Grégoire prononce ce discours dans la cathédrale de Blois en tant qu’évêque. Depuis son élection en février 1791, il profite de cette fonction pour multiplier les lettres pastorales comme autant de tribunes dédiées à la voix de la révolution. Ce discours prononcé à l’occasion d’une cérémonie d’hommage funèbre est le premier des deux que nous lui connaissions en tant qu’évêque, le second étant celui en hommage aux morts du 10 août 1792. Grégoire s’adresse à un auditoire éclectique de personnalités locales des corps administratifs, judiciaires et militaires (1). Il fait l’éloge de Simonneau, le maire d’Etampes, une commune distante d’environ 130 km de Blois, tué le 3 mars 1792 lors d’une émeute populaire réclamant la taxation des denrées. Depuis le mois de février 1792, la Beauce était en proie à des émeutes sur les marchés et de taxations populaires liées à l’instauration de la liberté illimitée du commerce par le décret de l’Assemblée constituante du 29 août 1789 (2). L’inflation des prix de toutes les denrées alimentaires due à leur rareté et surtout à une spéculation financière sur celles-ci, déclencha des émeutes populaires pour mettre en vigueur la taxation. À Etampes, un des plus grands marchés de la Beauce, Simonneau voulut résister à des paysans venus taxer les denrées. Il proclama la loi martiale, une rixe éclata et il fut tué de deux coups de fusils (3).
L’éloge funèbre s’articule autour de trois grands thèmes : la description d’un pacte social au sein de la société constituée, la place de la religion au sein de ce pacte social et enfin la dénonciation de ses adversaires.
L’intérêt de ce discours est qu’il présente, à première vue, Grégoire dans une position inhabituelle pour un défenseur du peuple et de ses révoltes contre l’oppression dans la mesure où il prend le parti de la répression. Mais l’analyse et la mise en évidence de certaines ambiguïtés livrent une image beaucoup moins tranchée qu’il n’y paraît ; c’est cette ambiguïté qu’il convient de mettre en exergue.
Les bases du pacte social
Dès les premières lignes, Grégoire inscrit son discours dans une opposition claire à la royauté. Le vocabulaire profondément anti-royaliste utilisé par l’auteur ne varie pas depuis juillet 1791 et le débat sur l’inviolabilité du roi à l’Assemblée nationale où Grégoire fit montre d’une grande virulence contre le roi et la monarchie (4). Un an après, les prémices des idées républicaines sont toujours présentes du côté gauche et Grégoire, même dans sa fonction ecclésiastique, n’hésite pas à les proclamer ouvertement en dénonçant les rois de « bourreau du peuple », « fainéant titré », « brigand couronné », « fléaux de la terre », « tyrans » (p.1).
Il poursuit en passant directement à l’éloge de Simonneau qui « sacrifia sa vie pour défendre la loi ». Cette rhétorique permet d’accentuer l’antinomie de deux attitudes que Grégoire juge extrêmement opposées et opposables, celle des rois tyrans et celle du citoyen prêt à défendre de sa vie la loi voulue par la nation.
Il introduit ensuite l’idée d’un pacte social à travers celle du patriotisme. Celui-ci est présenté par Grégoire comme l’acte d’aimer sa patrie c’est-à-dire d’être attaché au pacte social qui la constitue plus encore qu’à l’attachement au sol natal :
« L’amour de la patrie est presque inné. Je ne suis pas surpris que, transportés hors de leurs pays, le lapon regrette les neiges et l’arabe ses sables brûlants. On connaît l’anecdote de ce sauvage de la mer du sud, qui, au Jardin des plantes à Paris, apercevant un arbre de son île, court l’embrasser en l’arrosant de ses larmes. Le souvenir des lieux qui nous ont vu naître, se lie à des impressions locales qui ont affecté notre âme ; il rappelle l’image des illusions, des liaisons, des plaisirs qui ont entouré notre berceau et embelli le printemps de notre vie ; mais la raison nous fournit d’autres motifs fondés sur la nature du pacte social ».(p.2)
Ce pacte social dont parle Grégoire découle directement du passage de l’état de nature à l’état social et de la nécessité impérieuse d’élaborer des règles résultant des besoins réciproques, à mesure qu’ils apparaissent dans la société naissante. Ainsi, « le tien et le mien » en tant que désignation du droit de propriété matériel est « un droit purement civil » inscrit dans ce pacte social. La perte d’une partie des droits individuels au profit du « bien commun » trouve une compensation dans le devoir de protection et de fraternité de la société envers les individus. Cette dépossession d’une « portion de propriété, de liberté dont chacun se dépouille, devient un bien commun, possédé d’une manière indivisible » (p.3) doit donc avoir des contreparties et c’est ici qu’intervient le pacte social entre l’individu et la société constituée. Le principe de réciprocité en est la base.
La patrie est le lieu où s’élabore et se développe le bien commun. C’est ce bien commun engendré par le pacte social qui est l’objet du patriotisme, sentiment résultant de la fraternité nationale. Grégoire avance ainsi l’idée d’appartenance à la nation en tant qu’entité indivisible, dont les magistrats sont le lien. Le bien commun est garanti par l’ensemble des lois. Une atteinte à ses lois est une atteinte au bien commun et donc aux droits naturels de chacun. Pour Grégoire, l’obéissance aux lois est inhérente au pacte social ; l’autre devoir est la « dénonciation civique ». Grégoire la distingue de la délation, qui est de l’ordre de l’émotionnel reposant sur des raisons viles et méprisables alors que la dénonciation s’inscrit dans le cadre légal du pacte social (5).
Il souligne par ailleurs que l’observation des lois garantit la liberté de chacun, faisant référence aux principes de Montesquieu repris dans l’article IV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ainsi, l’homme raisonnable approuve sa soumission aux lois ; les passions ne sont que servitude. Grégoire s’inscrit ici dans la lignée de la philosophie des Lumières qui engendre et proclame l’homme de raison soumis aux lois et donc au pacte social, appelant à l’ordre dans la société au risque de sa désintégration qu’il appelle « anarchie » ou « corruption ». Mais cette soumission n’exclut pas l’imperfection des lois et de la Constitution. La loi étant à l’image de celui qui la fait, elle peut être imparfaite, mais est toujours perfectible. Grégoire fait montre d’un optimisme et d’une foi en l’homme qui, selon lui, peut se racheter, s’améliorer et perfectionner ses actes à condition que soient respectés la réciprocité du droit et la souveraineté populaire, Grégoire admet donc l’imperfection de la Constitution et des lois, qui sont préférables à leur absence qui anéantirait le pacte social :
« Il faut que la loi comprime et qu’elle enchaîne tous les citoyens : on doit lui obéir dans ses rigueurs, et son imperfection n’atténue pas le respect qui lui est dû ; car l’imperfection est un mal inhérent à toutes les institutions humaines. Ainsi la constitution, fût-elle pire, jusqu’à ce que la volonté nationale la rectifie, il faudrait encore se rallier autour d’elle pour la défendre, par la raison que les lois moins bonnes sont encore préférables à l'anarchie ; et c'est à l'anarchie qu'aboutissent inévitablement les révoltes contre l'autorité légitime. La puissance publique, livrée à des oscillations, perd bientôt son équilibre ; la désobéissance aux lois est la mort des empires. » (p.13)
« La loi, la loi ! »
Tout le problème réside donc dans l’obéissance ou non à une loi mauvaise, contraire au bien commun. Qu’en pense Grégoire ? La réflexion qu’il livre sur les évènements survenus à Etampes rapportée à d’autres prises de positions antérieures pose question. Ainsi, il approuve ici la réaction de Simonneau d’avoir étouffé l’insurrection par la force :
« La Loi, la Loi ! Et quand elle n’est pas respectée, elle doit s’armer de son glaive ; et quand cette mesure est insuffisante pour réprimer l’insurrection, quoiqu’il puisse lui en coûter au cœur des magistrats de déployer de la puissance, il n’est de ressource pour maintenir l’ordre social et sauver l’état, que la force et le canon. (p.14)
Sans la nommer, Grégoire conforte le bien fondé de l’utilisation de la loi martiale. Pour autant, il ne s’est jamais prononcé sur celle-ci, que ce soit à l’assemblée lors du vote le 21 octobre 1789 (6) ou explicitement dans un discours. On relève cependant plusieurs condamnations de comportements et de conséquences liés à son emploi. Ainsi, lors de l’affaire de Nancy en août 1790 (7), Grégoire désapprouve l’attitude de Bouillé qui dans « une précipitation a fait versé le sang des citoyens » (8). De même, sur la fusillade du Champs de Mars, il s’interroge : « Périsse le jour où des citoyens trompés égorgèrent des citoyens innocents » (9). Comment se peut-il qu’il désapprouve un jour et consent un autre ?
Cette exigence de la force pour faire appliquer la loi sur la liberté illimitée du commerce des grains décrétée par l’Assemblée le 29 août 1789, est en totale opposition avec Robespierre avec qui pourtant il s’était déjà entendu sur bon nombre de sujets comme la dénonciation le cens électoral et le marc d’argent, contre le veto et pour le droit de pétition et d’affiche. Ainsi, Robespierre s’il ne justifie aucune infraction à la loi tout comme Grégoire, s’en différencie en dénonçant son utilisation abusive contre la liberté : « (…) le plus grand ennemi des lois, c’est le vil calomniateur qui ose s’en faire un prétexte pour accabler la faiblesse et écraser la liberté».(10) C’est dans cette logique, qu’il déplore l’encensement de Simonneau en tant que héros et martyr ; Robespierre dénonce le maire d’Etampes comme un spéculateur : « Simonneau n’était point un héros, c’était un citoyen regardé généralement dans son pays comme un avide spéculateur sur les substances publiques, ardent à déployer contre ses concitoyens une puissance terrible, que l’humanité, que la justice, et même la loi défendait d’exercer légèrement ; il fut coupable avant d’être victime».(11) Dans son journal, Robespierre reprend la pétition présentée à l’Assemblée le 1er mai 1792 par Dolivier, le curé de Mauchamps, une commune voisine d’Etampes. Celui-ci s’oppose à la fête funèbre décrétée en l’honneur de Simonneau (12) et livre sa version des évènements où il raconte que Simonneau avait « excité au crime en ordonnant précipitamment l’exécution de la loi martiale ». Robespierre déplore aussi cette fête : « Un maire, déployant l’étendard de la mort contre les citoyens qui l’ont choisi, dans un de ces mouvements dont l’inquiétude du peuple pour sa subsistance est la cause, est un citoyen estimable tout au plus peut-être, mais quelque douleur que puisse inspirer une infraction à la loi, il sera toujours difficile d’en faire un héros intéressant». (13)
Grégoire livre lui une réflexion globale sur l’obéissance aux lois sans la contextualiser. Il se détache ainsi d’une personnalisation des revendications des paysans. Alors que dans ces combats au côté de Robespierre, Grégoire se faisait le défenseur du peuple et notamment des plus pauvres, on observe ici un écart dans ses positions ; un écart qui, semble-t-il, est autant éphémère que l’on n’en relève aucun autre de cette nature postérieurement. Comment l’expliquer ?
Ce qui interroge dans un premier temps, c’est l’absence de réflexion sur le déroulement même des évènements, qui sont pourtant le cœur du sujet ; alors que Grégoire fait montre d’habitude d’extrême précision, abreuvant l’auditeur et le lecteur de détails comme dans ses lettres aux curés lorrains où il rend compte du déroulement des Etats Généraux (14), dans son Adresse aux députés de la seconde législature qui donne lieu à de multiples détails sur le débat des colonies et celui sur l’inviolabilité du roi (15) ou dans ce même discours lorsqu’il évoque la révolte de Leyde contre Philippe II (p5). On peut penser que cette lacune révèle une méconnaissance des faits liée à l’absence de troubles à Blois mais aussi à l’éloignement des deux villes : Grégoire n’en parle que comme d’une révolte « près de nos murs … qui a souillé de sang la terre de la liberté ». Il dénonce une « insurrection » manipulée par « une branche du système contre-révolutionnaire », par « des bandits stipendiés qui, dans toute la France, cherchent à aigrir les campagnes contre les villes, à inquiéter le peuple sur ces ressources, pour allumer le feu de la guerre civile ». Pour lui, l’objectif de la taxation aurait comme « conséquence manifeste (…) de dépouiller l’homme de ses propriétés, en taxant tous les objets consommables ». (p14)
Cette prise de position étonnante dans le parcours de Grégoire est à recontextualiser. Il s’est toujours efforcé de propager la Révolution notamment auprès de ses fidèles, d’autant plus qu’il n’a plus à cette période la tribune de l’Assemblée pour s’exprimer. Grégoire s’adresse ici à un parterre de notables locaux et de militaires qu’il tente de convaincre ou de conforter dans l’idée d’une révolution légaliste et ordonnée opposée à « l’anarchie ». En dénonçant la taxation comme une injustice qui voit quelqu’un être dépouillé de sa propriété, Grégoire participe ainsi à la stratégie d’instrumentalisation de l’Assemblée qui consiste à faire de Simonneau un héros, opposant le droit de propriété aux revendications populaires (16). Son discours, édité par R.Vatar fils, « imprimeur de la correspondance tenue à l’Assemblée nationale » (17), lui donne une portée nationale qui contribue à diffuser cette pensée.
Toutefois, on relève une contradiction qui rend la position de Grégoire beaucoup plus ambiguë qu’elle n’y paraît. Alors qu’il se montre intraitable sur l’application de la force contre les menaces sur les propriétés, il soutient d’autre part que le citoyen doit obéir à la loi même aux périls de la perte de celles-ci :
« le citoyen-soldat appelé pour étouffer l’insurrection, et qui refuse de marcher par la crainte qu’on attente à ses possessions, n’est qu’un lâche destiné à ramper, ou un traître dont la place est par-delà du Rhin.» (p.12)
Ce consentement de la perte de la propriété par obligation envers l’Etat est déjà présent chez Grégoire, en 1789. Lors d’un discours prononcé à la Toussaint 1789, il déclare :
« La Patrie protége nos propriétés et notre vie ; il y a équilibre dans les obligations, et nous devons au besoin sacrifier à l’Etat, avec courage, avec joie, et nos vies, et nos propriétés. »(18)
Ainsi, pour Grégoire, la loi prévaut, qu’elle protège les propriétés ou qu’elle contraigne au risque de les perdre. On peut dès lors prétendre que ce n’est pas tant la protection de la propriété à l’extrême que Grégoire expose ici, mais surtout la subordination aux lois même mauvaises ; des lois qu’il considère comme garantes de l’ordre, du pacte social et donc de la Révolution.
Religion, droits naturels et pacte social
C’est dans le cadre d’une cérémonie religieuse que Grégoire prononce ce discours qui prend alors la forme d’un sermon. Dans ce contexte, il présente naturellement la religion comme garante de la « vertu première » qui est l’obéissance aux lois, donc comme garante du pacte social.
En tant qu’évêque, il fait l’apologie du bon chrétien garantissant à la société l’obéissance aux lois civiles à travers la vertu chrétienne et dénonce l’absence de sentiments religieux comme cause de danger pour la « liberté publique » :
« La loi civile n’enchaîne que le bras du méchant ; la religion, suppléant sans cesse au silence des lois, pénètre dans le cœur pour frapper le vice dans sa racine, créer des vertus, épurer les sentiments, et armer l’homme de courage qui défie les malheurs et la mort.
Des mauvais chrétiens ne seront jamais que des fourbes, dont la conduite est discordante à leur croyance ; et qu’on ne vante pas leur patriotisme ; celui qui trahit la cause de dieu, trahira celle des hommes. C’est donc sous la garantie de la religion que repose le bonheur public, sans elle un peuple ne sera jamais qu’une horde méprisable. L’absence des principes religieux, chez un individu, lui laisse tout ce qu’il faut pour être un monstre ; chez un peuple, c’est le danger le plus imminent qui puisse menacer la liberté publique, et précipiter la chute d’un empire. » (p.10)
Grégoire fait montre d’une véhémence extrême qui s’explique par sa conscience de la portée que peut avoir son discours.
La société du XVIIIe siècle ne peut se définir sans référence au religieux ; mais comme le souligne Grégoire, il n’y a plus de prédominance de la religion sur la sphère publique. C’est dans ce sens entre autres que la constitution civile du clergé a été approuvée : redéfinir les prérogatives de chaque puissance, l’une temporelle et l’autre spirituelle (19). Grégoire va même plus loin en considérant la religion postérieure à la « morale de la nature » qu’elle a perfectionnée :
« Les devoirs des hommes, comme leurs droits, sont immuables. Les philosophes nous ont laissé de belles maximes, mais aucune n’égale celle-ci de l’évangile : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, et même tes ennemis. C'est le grand précepte de Jésus-Christ, qui a perfectionné la morale de la nature. » (p.2)
Grégoire considère la religion comme le vecteur de la soumission à « l’ordre légitime » par des chrétiens vertueux. Elle est un moyen d’obéissance relevant de la conscience religieuse : «… dès que la loi est invoquée, dès qu’elle parle, tout le monde doit courber devant elle un front respectueux. Tel est l’ordre de dieu qui commande la soumission aux puissances. » (p.12)
Il s’efforce ainsi de distinguer la supériorité des lois publiques applicables à tous, face aux préceptes religieux qui restent de l’ordre de la conscience individuelle. Il fait coïncider délibérément la révolution des droits de l’homme et du citoyen avec sa vision de l’Église catholique.
« Jadis un courtisan, avec la fierté de la bassesse, parlait du roi son maître ; les français n’ont plus qu’un maître, c’est dieu ; anathème à celui qui en reconnaîtrait un autre. Le roi lui-même comme premier délégué de la nation, est soumis aux lois du souverain, car le roi appartient au peuple, le peuple n'appartient qu'à soi. » (p.12)
Si Grégoire parle de dieu comme seul « maître », il le présente comme un maître choisi et non pas subi, tout en restant dans le cadre de l’individu désigné par le terme de « français », qui souligne la notion du choix ; alors que la phrase « le peuple n’appartient qu’à soi » met en évidence le sens collectif de la souveraineté populaire. On trouve ici la volonté de politisation de la religion, dans le sens où celle-ci est au service de la nation et de la Révolution à travers l’obligation faite aux fidèles de l’obéissance aux lois et où la soumission à dieu résulte d’une volonté individuelle.
Dénonciation des adversaires du pacte social
En utilisant la même rhétorique appliquée au début de son discours et dans la logique voulue par le discours de l’assemblée sur les évènements d’Etampes, Grégoire fait de Simonneau un modèle d’abnégation à suivre et introduit immédiatement, pour mieux souligner l’antinomie, la dénonciation des contre-révolutionnaires à travers leurs vices : « égoïsme », « oisiveté », « corruption », « ignorance, intérêt, frivolité, lâcheté, fausseté, méchanceté ». (p.9)
Si les magistrats ne doivent pas être attaqués en tant qu’élus, ceux-ci doivent être irréprochables et vertueux. Il dénonce ainsi les députés intéressés, tergiversant au gré de l’opinion publique et des évènements. L’acharnement de Grégoire contre les députés élus aux élections de 1791 n’est pas nouveau. Dans son Adresse aux députés de la seconde législature, lue à la Société des amis de la Constitution le 26 septembre 1791, Grégoire dénonçait déjà « la nomination d’hommes que l’on croit prudents, et qui ne sont que des fourbes. »(20)
Outre la dénonciation des nouveaux députés, Grégoire s’arrête également sur les députés de la Constituante à qui il s’est opposé à l’Assemblée nationale en juillet 1791 lors du débat sur l’inviolabilité du roi. Il dénonçait alors, aux côtés de Robespierre et de Pétion entre autres, la traîtrise du roi qui suscitait naturellement une interrogation sur les institutions et notamment sur une remise en cause du système monarchique. Grégoire appelait alors à une Convention nationale « dépositaire de tous pouvoirs » et de sa répartition (21). Les députés défendant l’inviolabilité du roi avaient stigmatisé ceux qui s’y opposaient en les qualifiant de « factieux » et de « républicains » ; ce sont ceux-là que Grégoire dénonce un an après en mettant en exergue leur volonté de discorde et de troubles propices à ébranler le cours de la révolution. Car la question qui différenciait les deux camps était l’après Varennes. Les opposants à l’inviolabilité déclaraient vouloir aller plus loin dans les réformes révolutionnaires alors que les défenseurs du roi, par la voix de Barnave, optaient pour un arrêt de la révolution au point où elle en était au niveau institutionnel, c'est-à-dire une monarchie constitutionnelle, à suffrage censitaire (22).
Face à ces contre-révolutionnaires désignés, Grégoire fait entre autres l’éloge de la Société des amis de la Constitution dont il fait partie ; société qui selon lui subit le « fiel » alors que ses membres prêchent « la subordination aux lois, le paiement des contributions. »(p14).
La loi demande à être respectée et s’il le faut à être défendue par « le glaive ». C’est ainsi que Grégoire introduit la dernière partie de son discours. Celle-ci s’ancre dans l’actualité d’une guerre imminente voulue par l’assemblée. Au moment où il parle, en mars 1792, les « brissotins » poussent à la guerre s’opposant à une minorité de députés emmenés par Robespierre. Ils voulaient la guerre pour consolider la liberté ; une guerre de conquête qui, selon eux, se devait être salvatrice des peuples opprimés répandant la liberté révolutionnaire (23). De prime abord, Grégoire semble s’inscrire dans cette logique : « aujourd'hui c'est la guerre de la liberté, de l'égalité contre les privilèges ; et c'est avec raison qu'on a crié la guerre aux tyrans, la paix aux nations ; ceux-là il faut lancer le tonnerre ; à celles-ci présenter l'olivier de la paix. Il s'agit d'exterminer le despotisme, d'anéantir son orgueil stupide, de purger la terre, de broyer ces monstres qui se disputent les lambeaux des hommes, de révéler à tous les peuples leurs droits imprescriptibles, et d'affranchir l'espèce humaine. » (p.16). Il faut cependant souligner une nuance du propos qui est primordiale pour comprendre sa position à cette période. Au début de son discours, Grégoire fait l’éloge d’une fraternité universelle, proclamant un cosmopolitisme qu’il nomme « philosophie universelle » et qui pourtant ne s’oppose pas au patriotisme. Et il précise par la suite :
« Tandis que les soldats du despotisme sont les vils instruments par lesquels se perpétue l'esclavage, les nôtres défendent la cause la plus brillante et la plus juste ; ils combattent pour leur liberté, leurs lois, leurs foyers, leurs épouses, leurs enfants, leurs amis ».(p.17)
Grégoire, à cette période, croit sincèrement à une guerre salvatrice sans toutefois adhérer à la conquête :
« Nos boulets, en franchissant la frontière, y porteront sans doute la déclaration des droits. Jadis le canon portait pour devise : la dernière raison des rois ; qu’ils soient désormais la dernière raison des peuples…des peuples qui sont les souverains détrônés.»(p.16)
Ainsi, il s’inscrit également dans le registre d’une guerre défensive, dans le sens où la guerre est justifiée par la défense du pacte social.
Ce discours-sermon montre Grégoire dans une période où, à première vue, ses prises de position sont en décalage avec celles qu’il prenait sous la Constituante et après sous la Convention. En effet, s’il semble qu’il adhère à la politique menée par l’Assemblé législative sur l’application de la loi martiale contre les atteintes aux propriétés, force est de constater que ce n’est pas la défense du droit de propriété à tout prix qu’il affirme, mais bien la suprématie des lois face à un mouvement qu’il n’a pas assimilé et qu’il considère comme dangereux pour l’ordre nécessaire à la Révolution. De même sur la guerre, il se joint aux volontés brissotines d’une guerre nécessaire, mais se démarque du caractère de conquête en réaffirmant la « fraternité universelle » contre le despotisme et soulignant la notion de défense de la révolution.
Ces deux prises de position révèlent chez Grégoire une réelle préoccupation quant à la sauvegarde de la Révolution à une période où celle-ci est menacée de l’extérieur et de l’intérieur. Cette appréhension se traduit par une volonté de suprématie impérieuse de la loi, seule garante selon lui de la révolution, au détriment d’une réflexion plus perspicace sur les évènements à ce moment précis
Avant de conclure par un appel à l’unité, Grégoire s’arrête sur un sujet fondamental à ses yeux, l’éducation du peuple : « Un peuple ignorant ne sera jamais un peuple libre. » Il annonce un de ses grands combats qu’il mènera à la Convention à travers ses réflexions sur la diffusion des savoirs en matière d’agriculture, sa participation au comité d’instruction publique de juin 1793 à octobre 1795 et surtout la fondation du Conservatoire des arts et métiers en 1794. Il conçoit l’éducation comme la possibilité donnée à un peuple d’acquérir « la raison » propre à l’observation des lois à travers la connaissance des droits et des devoirs, et donc l’approbation du pacte social.
NOTES
(1) Voir page de garde.
(2) Albert Mathiez, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Paris, 1927, réed.Payot, 1973, t.1, p.62. ; F. Gauthier, G-R Ikni, La guerre du blé au XVIIIè siècle, Paris, Ed. de la Passion, 1988. ; Michel Vovelle, « Les taxations populaires de février-mars et novembre-décembre 1792 dans la Beauce et sur ces confins », dans Ville et campagne au XVIIIe siècle : Chartres et la Beauce, Paris, 1980, pp. 259-63.
(3) Albert Mathiez, op.cit., p.65.
(4) Voir particulièrement le discours du 15 juillet 1791, AP, tXXVIII, p.319.
(5) Sur la dénonciation, voir les travaux d’Emilie Brémond-Poulle, La dénonciation chez Marat, Révolution Française.net, 2006, à lire sur ce site.
(6) AP, tXXVIII, p.380.
(7) J.Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, 1969, réed. Messidor éditions sociales, 1989: En août 1790, les soldats révolutionnaires du régime de Nancy, se soulevèrent contre la sévérité et les châtiments des officiers. Bouillé, chef suprême de la région de l’est, écrasa la rébellion avec des soldats de Metz.
(8) AP, séance du 7décembre 1790, tXXI, p.311.
(9) Grégoire, Adresse aux députés de la seconde législature, membre de la première, lue à la Société des amis de la Constitution, séante aux Jacobins de Paris, 26 septembre 1791, réed. A.Soboul, Œuvres de l’Abbé Grégoire, op.cit., t.4.
(10) Robespierre, Défenseur de la constitution, n°IV, repris dans Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, ou journal des assemblées nationales depuis 1789 jusqu’en 1815, Paris, Paulin, 1834-1838, vol 14, p.268
(11) Idem
(12) AP, tXLIII, p.268
(13) Robespierre, Défendeur de la constitution, op.cit., p. 26
(14) Grégoire, Lettre circulaire à MM. Les curés lorrains et aux autres ecclésiastiques séculiers du diocèse de Metz, BNF 8°lb39.1007.
(15) Grégoire, Adresse…, op.cit.
(16) C.Gindin, « Subsistances », dans Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Puf, 1989, réed. 2004, p.998.
(17) Voir page de garde
(18) Grégoire, Discours prononcé le jour de la Toussaint 1789, en l’église de l’Abbaye de St-Germain-des-Prés, pour la bénédiction des quatre flammes de la milice nationale de ce district, ed. Cl. Simon, 1789, réimp Pergam press, 1989, p.7.
(19) Grégoire, Légitimité du serment civique exigé des fonctionnaires ecclésiastiques, 1791 : « Ces deux puissances (l’une temporelle, l’autre spirituelle) jouissent respectivement dans leur sphère d'une souveraineté (…) » p.5.
(20) Grégoire, Adresse aux députés…, op.cit., p.27.
(21) Le 15 juillet 1791, AP, t.XXVIII, p.319.
(22) Idid, p.329.
(23) Albert Soboul, La révolution française, Paris, 1984, réed. Tel Gallimard, 1992, pp.233-234.