N.B. La rubrique Mots s’intéresse aux termes et expressions en usage dans les pratiques langagières de la Révolution française au sens large (1770-1815). Elle s’inscrit ainsi, d’un point de vue méthodologique, dans le champ de la linguistique, de la lexicologie et de la sémantique historiques, de la rhétorique et de l’argumentation discursives à l’horizon d’une analyse de discours du côté de l’histoire. A ce titre, elle prolonge la publication du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), y compris par la présentation de corpus d'archives et de discours métadiscursifs associés à de telles recherches.

Il est même désormais possible de montrer, à partir d'études de cas, le rôle dirigeant, certes de manière temporaire, de certaines villes par rapport à Paris au cours de moments déterminés du processus révolutionnaire. Notre affirmation s'appuie par ailleurs sur une spécificité historique de la communication politique pendant la Révolution française: l'émergence, dès 1789, d'un espace intersubjectif constitué sur la base du droit naturel déclaré et mis en valeur par les travaux de Florence Gauthier. Quelle que soit la domination établie, en matière de propagande idéologique, par les nouvelles élites politiques détentrices du « pouvoir des langues », tout citoyen dispose d'une faculté de dire le droit, inaliénable au même titre que sa part de souveraineté, qu'aucun pouvoir, aussi centralisé soit-il, ne peut réduire totalement au silence (2).

Notre étude de la formation et de la propagation du mot d'ordre « du pain et du fer » se veut un exemple discursif de la manière dont l'acte de faire parler la loi se concrétise dans des modalités historiques de la communication politique où la province, ici Marseille, occupe une place prépondérante. La démarche que nous avons adoptée procède d'une méthodologie déjà mise à l'épreuve, l'analyse de discours (3). Après avoir balisé, sur un axe chronologique, les principales étapes du trajet thématique constitué par les occurrences dispersées dans l'archive de la coordination « du pain et du fer », nous analysons, au plan linguistique, le corpus des énoncés autour de cette coordination significative historiquement.

La formation d'un mot d'ordre (1792)

Tout au long de l'année de 1792, la municipalité de Marseille, porte-parole de la mobilisation révolutionnaire, occupe des positions très avancées dans le domaine patriotique (4). Défenseurs des droits de l'homme par excellence, les patriotes marseillais, galvanisés par les officiers municipaux et les membres de la Société des Amis de la Liberté, ont acquis la conviction, au terme de l'année 1791, que le despotisme a ressuscité sous l'égide du pouvoir exécutif. A ce titre, ils justifient leurs actions les plus spectaculaires, en particulier leurs missions et leurs expéditions patriotiques dans toute la Provence, au nom de la réappropriation, face à la traîtrise du pouvoir exécutif, de la faculté ordinaire de dire le droit, de faire parler la constitution. C'est ainsi qu'ils agissent en invoquant l'effectivité des droits et qu'ils instaurent par là même l'espace révolutionnaire.

Dans un long réquisitoire contre le pouvoir exécutif, intitulé Adresse au peuple et aux défenseurs des droits de l'homme, le jacobin marseillais Monbrion précise de quelle manière les autorités constituées, affiliées au pouvoir exécutif, « oppriment les citoyens éclairés ». Il oppose à ce pouvoir tyrannique l'ardeur combative des Marseillais en faveur des droits de l'homme. Le Marseillais distingue « la lettre de la loi », invoquée par ceux qui trahissent le peuple, et le « salut du peuple » ou « loi suprême ». Il fait parler la loi, c'est-à-dire agit en conformité au droit. Il dit la loi du seul fait qu'il fonde son action sur des droits fondamentaux, le droit à l'insurrection et le droit à la constitution :

"Les défenseurs de la liberté doivent dire : nous avons du fer prêt à être teint du sang des tyrans, et la déclaration des droits de l'homme, c'est-à-dire les principes immuables de la raison et de la justice, pour pulvériser le veto, la sanction et l'inviolabilité (5)".

Du fer et la déclaration des droits de l'homme, voilà le fondement juridique du mot d'ordre spécifiquement marseillais que nous voulons étudier. A l'encontre de la parole de l'homme public, peu enclin à défendre la constitution, et à qui l'on peut dire « Tu parles bien, mais tu agis mal », la devise du républicain marseillais est la suivante : « Qui agit bien dit vrai ». Le mot d'ordre « du pain et du fer » s'inscrit dans cette double référence à l'action et à la déclaration des droits.

Nul ne s'étonnera qu'il revienne à la municipalité de Marseille de formuler, en premier semble-t-il, des éléments constitutifs du mot d'ordre « du pain et du fer » "sans arriver immédiatement à sa forme définitive.

1. Délibération de la municipalité de Marseille, 22 mai 1792 : "La nation, qui sent comme nous le besoin de nos bras, ne refusera sûrement pas un secours à des défenseurs qui ne demandent que des subsistances et du fer pour repousser et vaincre les efforts des tyrans qui troublent son repos et voudraient l'asservir (6).

2. Lettre de la municipalité de Marseille au ministre de la Guerre, 18 septembre 1792 : "Tandis que Marseille fait les plus grands efforts pour vaincre les ennemis de la chose publique, les armes qu'elle avait achetées diminuent ... Nous ne demandons, Monsieur, que du pain et des armes " (5).

3. Réunion des trois corps administratifs de la ville de Marseille, Discours de l'officier municipal Corail, 20 septembre 1792 : "Les hommes libres ont moins de besoins que ceux qui vivent sous le despotisme ; le luxe et la mollesse sont le partage des esclaves ; du pain pour vivre et du fer pour défendre sa liberté, voilà les objets les plus nécessaires aux Français de nos jours" (8).

La résistance à l'oppression nécessite l'armement de la garde nationale marseillaise et des volontaires nationaux dans le contexte de la patrie en danger. L'expression « du fer », qui tend à remplacer l'expression concrète « des armes », désigne la dimension symbolique du peuple en armes prêt à défendre la liberté.

L'amplification du mot d'ordre (1793)

Après l'exécution du roi, le 21 janvier 1793, les menaces extérieures, qui pèsent sur la France, se précisent. Les armées de la République connaissent de graves revers face aux « tyrans coalisés ». C'est dans ce contexte que le mot d'ordre « du pain et du fer » s'affirme avec vigueur aussi bien à Paris qu'à Marseille.

L'assemblée de l'administration des Bouches-du-Rhône se trouve, en ce début de l'année 1793, à l'avant-garde du mouvement révolutionnaire en Provence. Elle est composée de patriotes énergiques dont le plus célèbre est son président le citoyen Paris. Le 13 février, cette assemblée proclame : "Citoyens, la Patrie est en danger ! Les Tyrans se coalisent. La guerre est déclarée. Nos frères d'armes se réunissent sous le drapeau de la République. Ils ont juré de vivre libre ou mourir" (9).

Un mois plus tard, devant l'accroissement de la menace extérieure, l'administration du département appelle, sur un ton encore plus énergique, les citoyens à se mobiliser pour la patrie, situant par là même Marseille sur un pied d'égalité avec Paris :

"Ah ! Citoyens, au nom de la patrie .. levez-vous : voici l'instant où il faut être libre ou mourir .. Paris et Marseille ont déjà plusieurs fois sauvé la patrie ; Paris et Marseille doivent aujourd'hui donner à la terre le spectacle le plus imposant... AUX ARMES, CITOYENS, AUX ARMES!"(10).

De son côté, la société populaire de Marseille prend la tête, au plan national, du mouvement contre les appelans, c'est-à-dire les députés girondins qui ont voté l'appel au peuple. Elle est à l'origine de la fameuse adresse des Marseillais à la Convention du 17 mars, dont l'impact est perceptible (11). Cette adresse demande l'expulsion des appelans de la Convention. A cette occasion, l'égalité entre Marseille et Paris est de nouveau affirmée. La « Sainte Montagne de Marseille » s'installe aux côtés de la Montagne de la Convention. C'est dans ce contexte que le Jacobin Paris prononce, au début du mois de mars 1793, un discours en hommage à la mémoire de Michel Lepeletier, le député assassiné où il réitère le mot d'ordre que nous étudions (12):

4. "Marseillais ! Par votre énergie, vous êtes la terreur des ennemis de la liberté ; par votre constance, par votre courage, vous êtes le modèle de nos voisins... Les tyrans avancent vers nous : aux armes, citoyens, aux armes ! Il ne faut dans ces jours de justice, de vengeance et de gloire, il ne faut aux français que du pain et du fer".

Les Marseillais, devant les trahisons répétées du pouvoir exécutif et leurs répercussions néfastes dans le déroulement de la guerre, tentent de mettre sur pied, au plan régional, un pouvoir exécutif révolutionnaire autour du comité central de la société populaire Le mot d'ordre « du pain et du fer », qui désigne l'union intime du droit à l'existence et du droit à l'insurrection, constitue l'expression politique la plus remarquée d'une telle initiative politique, dont il importe de souligner l'originalité au sein même de la théorie révolutionnaire.

L'audace et la nouveauté de la position des Marseillais, dans le domaine du « pouvoir exécutif du droit naturel » (Locke), sont traduites par les Jacobins parisiens en termes de salut public, voire même d'insurrection. Il revient à Danton, au terme d'un énergique discours à la Convention, le 28 mars 1793, d'avoir explicitement marqué la place prépondérante des Marseillais dans la lutte pour un pouvoir exécutif conforme aux droits par une expression et un mot d'ordre (soulignés ci-dessous) :

5. "Heureusement la lumière se répand parmi tous les hommes ! Marseille sait que Paris veut la liberté, et qu'il n'a jamais voulu l'anarchie comme on veut le faire croire. Marseille s'est dite la Montagne de la République. Elle se gonflera, cette Montagne, et elle roulera les rochers de la liberté sur tous les monstres qui veulent la tyrannie et l'oppression... Il faut dire comme à Marseille : du pain et du fer aux sans-culottes et ça ira" (13).



En assumant l'expression « Montagne de la République », dont les Jacobins marseillais se servent pour qualifier la particularité de leur position révolutionnaire, en désignant explicitement l'origine marseillaise du mot d'ordre « du pain et du fer », Danton pérennise la position des Marseillais en avant-garde du mouvement révolutionnaire Justifie-t-il pour autant l'exigence d'un pouvoir exécutif spécifiquement révolutionnaire formulée par les jacobins marseillais ? Nous ne le pensons pas. Les accusations de fédéralisme, proférées par d'autres conventionnels proches des Jacobins parisiens, en particulier Barère, montrent les limites du succès des positions marseillaises sur la scène politique parisienne. C'est plutôt du côté du club des Cordeliers que les patriotes provinciaux trouvent un écho favorable à leur initiative. Cependant, en dépit de toutes les résistances, consécutives à des considérations stratégiques, des Jacobins parisiens, la position avancée des Marseillais en matière de défense et de conservation des droits est reconnue par l'opinion révolutionnaire.

On ne s'étonnera donc pas de retrouver le mot d'ordre « du pain et du fer » au centre d'un débat capital, celui sur l'établissement du premier maximum qui se déroule à la Convention pendant les premiers jours du mois d'avril 1793. Fabre, rapporteur du Comité d'agriculture et de commerce, formule ce mot d'ordre dans le contexte suivant (14) :

6. "Dans une république, il faut que le prix du pain varie peu, qu'il soit toujours proportionné au salaire, que chacun soit assuré de sa subsistance, sans laquelle il n'est ni bonheur, ni liberté... Il faut que le peuple de toute la république ait également du fer et du pain".

La diffusion du mot d'ordre dans l'espace parisien

La lutte victorieuse des sectionnaires à Marseille compromet l'application du programme des Jacobins. Partisans de la démocratie directe en matière de souveraineté politique les sectionnaires fédéralistes récusent le principe du droit naturel subjectif, et son corollaire la mise en acte des droits. Le mot d'ordre « du pain et du fer »et sa contrepartie institutionnelle leur apparaissent sous les traits de l'anarchie. Ils ne voient dans l'action « exemplaire » des Jacobins marseillais qu'une gigantesque intrigue contre la République (15). Menacés d'arrestation et d'emprisonnement par l'existence du Tribunal populaire des sections, de nombreux Jacobins provençaux se réfugient à Paris où ils constituent une Société des patriotes du Midi. Ils s'inscrivent au club des Jacobins, collaborent à son comité de correspondance. Ils sont également présents dans les assemblées générales de section où ils aident les sans-culottes à endiguer la propagande des 32 sections de Marseille, amplifiée par la présence d'une délégation de ces sections. Nous trouvons au premier plan de cette lutte politique le Jacobin marseillais François Isoard (16).

La diffusion du mot d'ordre « du pain et du fer » dans l'espace parisien était donc prévisible. Au-delà de l'influence personnelle de certains Jacobins marseillais, en particulier Isoard, le contexte politique était particulièrement favorable à cette diffusion. Sous l'impulsion des Cordeliers et des délégués des assemblées primaires, venus à Paris pour la fête de l'unité du 10 août 1793, le mouvement révolutionnaire revendique la levée en masse et l'établissement d'un maximum général des denrées de première nécessité. Les demandes de pain et d'armes, soit séparément, soit conjointement sont fréquentes tout au long de l'été 1793. Nous pouvons citer, à titre d'exemple, un extrait de l'adresse du club des Jacobins à la Convention du 19 août :

"Législateurs, nous sollicitons la réduction du pain à trois sous la livre, une mesure générale qui mettent les denrées indispensables à la portée des sans-culottes... Nous sollicitons des armes et conséquemment l'établissement des fabriques en ce genre... Nourrissez les sans-culottes, armez les sans-culottes, vous le pouvez, vous le devez" (17).

Mais c'est essentiellement dans la presse pamphlétaire, qui joue le rôle de guide de l'opinion publique, que nous trouvons des reprises du mot d'ordre "du pain et du fer".

7. L'Ami du Peuple de Leclerc, 23 juillet : "Français, nous avons du pain, du vin, du drap pour nous mettre à l'abri des injures du temps, du fer pour nous défendre, et la liberté et l'égalité. Sans-culottes, nous serons toujours riches".

8. Le Publiciste de la République française de J. Roux, 29 juillet : "Le peuple régénéré est plus riche que les rois quand il a du pain, du fer et la liberté".

9. Le Publiciste de la République française de J. Roux, 8 août : "Une nation est riche quand elle a du pain et du fer".

10. L'Ami du Peuple de Leclerc, 17 août : "Du fer, du pain, du courage, des vertus, c'est la fortune des hommes libres.

11. Le Rougyff, 20 août : "Oui, du calme, c'est l'avant-coureur certain de l'explosion qui doit faire disparaître nos ennemis. Républicain, en ce moment il ne te faut que du pain et du fer".

Ainsi se précise l'inscription de ce mot d'ordre dans l'espace de la nécessaire conquête et conservation des droits. La fréquence d'apparition des expressions « du pain » et « du fer » dans un même énoncé, au sein de la presse « enragé » Leclerc, J. Roux), n'est pas le simple fait du hasard. Les sans-culottes sectionnaires les plus revendicatifs accordent une grande importance à la question des subsistances et au problème de la levée en masse. Leurs porte-parole « enragés » sont particulièrement sensibles au mot d'ordre des Marseillais. Par ailleurs, le mot d'ordre « du pain et du fer » se répand dans le département de Paris, comme le montre le texte suivant d'une députation des communes de Montreuil et de Charenton à la Convention le 26 août(18).

12. "Nous avons demandé la république et nous l'avons eue. Mais pour la maintenir il nous faut du pain et du fer. Prenez des mesures, citoyens, pour nous faire approvisionner de ces deux objets, et alors nos ennemis seront anéantis".

Le mot d'ordre « du pain et du fer » incarne les valeurs les plus globales qui fondent la lutte révolutionnaire. Il légitime, pendant l'été 1793, le programme d'organisation du mouvement révolutionnaire, impulsé par les Cordeliers et les envoyés des assemblées primaires. Désormais son impact est national.

Le "retour" à Marseille du mot d'ordre

Dès l'annonce de l'entrée victorieuse de l'armée du Général Carteaux à Marseille, les patriotes du Midi réfugiés à Paris repartent vers le sud-est de la France. Leur séjour à Paris les a profondément marqués. Ils ont participé au mouvement révolutionnaire et adhèrent par la même à son programme d'organisation du pouvoir exécutif. Un certain nombre d'entre eux ont obtenu des places de commissaires du pouvoir exécutif.

Forts d'une identité politique toujours plus affirmée, ces Jacobins prennent une initiative démocratique de grande envergure, la réunion de congrès républicains de sociétés populaires. Cette initiative se concrétise en deux temps :

- les 7, 8 et 9 septembre 1793, un comité central des sociétés populaires du sud-est de la France se réunit à Valence en présence de 255 députés représentant 98 sociétés populaires ;

- entre le 3 octobre et le 21 novembre de la même année, Marseille sert de lieu de réunion à un congrès républicain des sociétés populaires des départements méridionaux. Plus de 1.500 délégués y participent : ils représentent environ 400 sociétés populaires. C'est le plus grand rassemblement de ce type que nous connaissions (19).

La revendication de l'exercice permanent de la faculté de dire le droit, de l'établissement du règne du droit trouve, dans ces deux manifestations populaires, son épanouissement. C'est ainsi que le congrès de Marseille élabore un projet de lois générales sur les subsistances qui ne prétend pas se substituer aux projets des Conventionnels. Il s'agit en fait de poser les fondements des lois conservatoires du premier des droits de l'homme et du citoyen, le droit à l'existence. Les députés des sociétés populaires, réunis en permanence pendant plusieurs semaines, remplissent ici la fonction exécutive qui leur est conférée par la déclaration des droits.

Dans ce contexte, le mot d'ordre « du pain et du fer » acquiert une valeur référentielle. Le rappel de l'acte de demande, constitutif dès le départ de ce mot d'ordre (X), est encadré par des énoncés thématisés (X voilà Y, Z c'est X) qui mettent l'accent sur la finalité de la révolution (20) :

13. Congrès des sociétés populaires de Valence, 7 septembre 1793, sur une banderole : "Du pain et du fer, voilà l'union, l'ambition des vrais républicains".

14. Congrès des sociétés populaires de Valence, 9 septembre 1793, adresse à la Convention nationale : "le peuple ne demande que du pain et du fer ; ses ennemis du dedans ne soupirent qu'après un maître et des chaînes ; enchaînons-les nous mêmes si nous ne voulons pas être forcés de courber avec eux la tête sous le joug odieux d'un tyran".

15. Congrès des sociétés populaires de Marseille, 9 octobre 1793, circulaire sur les subsistances : "L'égide des peuples libres, c'est le fer et le pain".

Au nom de la « centralité législative », les représentants en mission dans le Midi de la France s'attaquent frontalement aux congrès des sociétés populaires, en particulier celui de Marseille, qu'ils imputent au fédéralisme. L'un d'eux Fréron, présent à Marseille, s'efforce de réduire l'impact du mot d'ordre "du pain et du fer", par l'introduction d'un autre mot d'ordre, en apparence beaucoup plus mobilisateur, « que l'on mette la terreur à l'ordre du jour ». Ce représentant en mission se donne ainsi les moyens, par l'usage d'un mot d'ordre maximaliste, de mener à bien une politique modérée contradictoire avec les aspirations des députés du congrès de Marseille. Les adversaires de la terreur garderont la mémoire de ce conflit entre ces deux mots d'ordre :

16. 1817 : "Le 12 octobre 1793, la terreur est à l'ordre du jour ; rien que la terreur, point de pitié. En révolution, la nature doit être comptée pour rien. Du fer et à peine du pain (21) ".

L'hostilité déclarée du pouvoir central à l'égard du mot d'ordre « du pain et du fer » a-t-elle entravé sa diffusion ? Fallait-il arrêter notre enquête au lendemain de la dissolution du congrès des sociétés populaires de Marseille ? Il est vrai que nous n'avons pas envisagé de dépouillements spécifiques pour la période de l'an II. Cependant, au hasard des lectures, nous avons pu rassembler quelques nouvelles occurrences de ce mot d'ordre. Certaines singularités apparaissent qui n'ont qu'une valeur indicative.

Constatons d'abord que certains représentants en mission n'hésitent pas à faire usage de l'expression « du pain et du fer ». Mais s'agit-il d'un mot d'ordre ? la dimension morale paraît ici dominante (22):

17. Les représentants du peuple près l'armée des Pyrénées occidentales : "Apprenons-leur (= aux ennemis de l'extérieur) ô mes amis, que des Spartiates, des Républicains français n'ont que faire d'or et d'argent pour vivre heureux, que du pain et du fer leur suffisent pour venger leur liberté et maintenir la sainte égalité" (le 22 octobre 1793).

18.Les représentants du peuple près l'armée des Pyrénées occidentales : "Repoussez nos ennemis avec horreur ; répondez-leur avec énergie : "C'est avec du pain et du fer qu'on conquiert la liberté ; c'est avec la sauce noire des Spartiates et des vertus qu'on la conserve" (23) (Novembre 1793).

Nous trouvons également cette expression formulée en référence à la campagne déchristianisatrice :

19. Adresse à la Convention nationale des sans-culottes de la Nièvre, 1er novembre 1793 : "Représentants du peuple, les sans-culottes de la Nièvre, plein de mépris pour l'or et l'argent, viennent déposer dans votre sein les reliques du fanatisme et de l'orgueil... Nous ne voulons plus que du pain et du fer".

Et c'est au terme d'un exposé des revendications les plus authentiques du mouvement populaire que nous pouvons saisir l'impact national et la portée révolutionnaire du mot d'ordre que nous venons d'étudier :

20. "Du fer et du pain, tels sont en révolution les besoins des hommes dignes de la liberté. Exterminer les tyrans, partager son pain avec ses frères et pourvoir à la subsistance commune, tel est le désir d'un révolutionnaire (24).

En fin de parcours du trajet thématique que nous décrivons, la question demeure de savoir quel est le sujet d'un tel mot d'ordre. Se situe-t-il dans un contexte énonciatif qui indique un sujet particulier ? L'analyse de discours, dans une seconde étape, permet de décrire le système d'actes de langage spécifiques du corpus que nous avons rassemblé (Voir les textes 1. à 20). Nous pouvons ainsi répondre à la question posée.

En guise de conclusion: analyse linguistique

Nous avons déjà décrit ailleurs (25) les caractéristiques linguistiques du corpus des énoncés autour de la coordination « du pain et du fer ». Nous nous contentons d'en présenter une synthèse en appui sur le problème historique qui nous occupe présentement.

Les énoncés de ce corpus inscrivent l'expression « du pain et du fer » dans un système d'actes de langage où dominent, en référence à une performativité généralisée, les structures de la demande, de l'injonction et de la thématisation/définition.

Le premier acte de langage, attesté au plan chronologique, est l'acte de demande (Voir en particulier 1. et 2.). A un acte de demande formulé par un sujet déterminé (« les défenseurs de la liberté », Nous = les Marseillais) s'associe, plus tardivement, un autre acte de demande où le sujet de la demande se constitue dans la demande elle-même (14. « Le peuple ne demande que du pain et du fer »). Nous retrouvons par là même un acte de langage formulé dès 1789 dans les cahiers de doléances et fondateur de la langue des droits.

Le second type d'acte de langage, que nous rencontrons dans notre corpus, introduit un élément classique du discours révolutionnaire, l'exhortation. La valeur injonctive de cet acte est marquée par l'usage de l'impersonnel « il faut » (Voir 4., 6, 11, 12).

La présence dans les réalisations textuelles de ces deux premiers actes de langage de la tournure restrictive « ne...que » confère à la coordination « du pain et du fer » une position discursive à la fois fondatrice et exclusive dans le processus désigné de conservation des droits acquis. Notre analyse fait de nouveau signe vers la langue des droits.

Dans un troisième temps, nous pouvons caractériser une partie de notre corpus par la réitération de définitions, sous la forme soit de la structure thématisée (Voir 10., 13., 15., 20), soit de la maxime (8. et 9.).

Globalement, un tel système d'actes de langage particularise une série d'énonciations performatives-définitoires qui déterminent les traits majeurs, au plan linguistique, de ce que nous appelons un mot d'ordre. D'autres données linguistiques parachèvent le portrait discursif d'un tel mot d'ordre :

- le mot de liberté, présent à diverses reprises dans le contexte immédiat de l'expression « du pain et du fer » (Voir 3., 7., 8., 15., 17., 18.), est dans une position grammaticale qui lui confère la valeur d'un préconstruit, d'un déjà-là. Il précise l'ancrage du mot d'ordre « du pain et du fer » dans l'horizon de la finalité du droit naturel déclaré : - la coordination « du pain et du fer » n'est jamais l'objet d'un affrontement discursif explicite ; elle n'est pas concernée, du moins dans notre corpus, par des phénomènes de réfutation ou de rejet ;

- le sujet des énoncés où l'expression « du pain et du fer » se situe en position d'objet est le plus souvent effacé. Il s'agit d'un sujet anonyme, le sujet de la langue des droits.

L'analyse linguistique nous permet donc de préciser les enjeux du mot d'ordre « du pain et du fer » au sein du discours révolutionnaire, et plus particulièrement dans le savoir politique jacobin (26) .

Ce mot d'ordre est l'une des traductions les plus authentiques de l'intersubjectivité issue du droit naturel déclaré, constitutive de la langue des droits. Il concrétise l'union intime des droits originaires, le droit à l'existence et le droit à l'insurrection, dans la volonté de tous. Il restitue, dans la conjoncture de la révolution permanente, l'identité politique des droits au sein même de la matérialité de la langue. Nous sommes bien devant une manifestation à la fois historique et linguistique de la faculté, détenue en permanence par tout citoyen, de dire le droit.

Dans la perspective de la lutte des révolutionnaires pour la conquête et la conservation des droits, la propagation du mot d'ordre « du pain et du fer » équivaut à un cas exemplaire. Elle précise les limites de l'initiative proprement législative dans l'espace de la communication politique. Elle met en valeur la portée des revendications du sujet anonyme des droits de l'homme et du citoyen.

Ainsi Marseille impulse, tout particulièrement en 1793, un mot d'ordre d'envergure nationale qui symbolise la tentative du mouvement révolutionnaire de former un pouvoir exécutif relativement autonome par rapport au pouvoir législatif. C'est en d'autres termes la concrétisation de l'investissement de la langue du droit dans un projet politique original.

Avec la Constitution de l'an III, la référence au droit naturel quitte la scène politique. L'égalité de droit entre Paris et la province n'est plus à l'ordre du jour. Mais, pendant près de quatre années, les citoyens français ont disposé quotidiennement d'une réelle capacité à concrétiser leurs droits. Ils ont élaboré des mots d'ordres conformes à leur faculté de dire le droit. Le mot d'ordre « du pain et du fer » est peut-être l'un des exemples les plus significatifs de cette volonté de faire parler la loi, de matérialiser le règne du droit dans la mesure où il conjoint la réalité historique et la matérialité linguistique.

N.B Cet article a été préalablement publié dans l'ouvrage collectif, Les pratiques politiques en Province à l'époque de la Révolution française, sous la dir. de M. Peronnet, Université Paul Valéry, Montpellier, 1988, p. 199-210. Nous y avons ajouté quelques références plus récentes.

Notes

(1) La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La Découverte, 1993.

(2) Sur cette faculté de dire le droit, que nous qualifions d'acte de faire parler la loi, nous renvoyons à notre ouvrage L’avènement des porte-parole de la République (1789 – 1794), Presses Universitaires du Septentrion, 1998., et de manière plus précise, dans le cas marseillais, notre ouvrage Marseille républicaine (1791-1793), Presses de Science Po, 1992, en particulier pages 32-35. L’ouvrage de référence sur le droit naturel en révolution, est celui de Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, Paris, PUF, 1992.

(3) Et présentée, de manière récente, dans le Dictionnaire d’analyse du discours, sous la dir. de P. Charaudeau et D. Maingueneau, Paris, Seuil, 2002. Voir en particulier les entrées « Histoire/discours, archive/configuration, trajet thématique, événement discursif/linguistique »,

(4) Voir notre étude, « Le cri patriotique de Marseille républicaine », Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), Patrie, patriotisme, fascicule 8, co-dir. J. Guilhaumou et R. Monnier, Paris, Champion, collection « linguistique française », p. 83-134.

(5) Adresse au peuple, p. 11, Arch. Nat. Ad XVI 26.

(6) Arch. comm. Marseille, registre des délibérations.

(7) Arch. comm. Marseille, 4 D 2.

(8) Arch. dép. Bouches-du-Rhône, .L 48

(9) Inventaire des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, série L., tome 1. p. 146.

(10) Cité par Lourde, Histoire de la Révolution française à Marseille et en Provence, 1839. tome III, p. 176.

(11) Voir notre ouvrage Marseille républicaine (1791-1793), op. cit,

(12) Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, IV F 4.

(13) D'après le Journal Universel, tome 25 p. 4348.

(14) D'après le Mercure Universel, tome 26, p. 442.

(15) Voir sur ce point notre travail "Fédéralisme jacobin et fédéralisme sectionnaire à Marseille en 1793. Analyse de discours", Provence Historique, fascicule 148, 1987, et la partie consacrée au fédéralisme sectionnaire dans notre ouvrage Marseille républicaine (1791-1793), op.cit.

(16) Nous avons présenté l'itinéraire politique de cette figure majeure du jacobinisme marseillais dans "Le jacobin Marseillais Isoard", Marseille, n° 137-138, 1984.

(17) D'après la Chronique de Paris du 20 août 1793. A cette date, le dirigeant cordelier Hébert est secrétaire du club des Jacobins où l'opinion des Cordeliers pèse d'un grand poids.

(18) D'après le Moniteur, tome 17, p. 501.

(19) Voir sur ces deux événements les articles d'A.M. Duport et de J. Guilhaumou dans Y-a-t-il un fédéralisme jacobin ? 111ème Congrès national des Sociétés Savantes, Poitiers, 1986, Hist. mod. et contemp. tome 1. fascicule 2, et également la partie de notre ouvrage, Marseille républicaine (1791-1793), op. cit. , consacrée à ce sujet.

(20) Id. pour les citations ci-dessous.

(21) Précis historique de tous les Evénements remarquables arrivés à Marseille depuis 1789 jusqu'au 5 juin 1815, Marseille, 1817.

(22) Les représentants du peuple près l'armée des Pyrénées occidentales, Arch. Nat. AF II 264.

(23) D'après le Moniteur, tome 18, p. 318.

(24) Adresse de la société populaire de Charolles, Saône-et-Loire, 26 floréal an II (15 mai 1794), Arch. nat.

(25) En collaboration avec Denise Maldidier, "Effet de l'archive. L'analyse de discours du côté de l'histoire " Langages, Larousse, mars 1986, n° 81. Ce texte a été republié dans l’ouvrage de J. Guilhaumou, D. Maldidier, R. Robin, Discours et archive. Expérimentations en analyse de discours, Liège, Mardaga, 1994.

(26) Sur cette notion, voir notre travail "le langage du Contrat Social Première institution du savoir politique jacobin", dans Peuple et Pouvoir, Presses Universitaires de Lille, 1981, repris dans notre ouvrage La langue politique et la Révolution Française, Meridiens/Klincksieck, 1989.



Jacques Guilhaumou, "Marseille - Paris, la formation et la propagation d'un mot d'ordre: 'du pain et du fer' (1792-1793)", Révolution Française.net, Mots, mis en ligne le 1er novembre 2007, URL:http://revolution-francaise.net/2007/11/01/148-marseille-paris-formation-du-pain-du-fer-1792-1793