Les deux ouvrages participent, à des degrés différents, à ce que l’on pourrait appeler les nouvelles approches de l’histoire des relations internationales à l’époque moderne. Dans le cas de l’ouvrage sur les consuls français au Levant, ce ne sont pas tant les problématiques ou le traitement de sources diplomatiques qui s’inscrivent dans ces nouvelles approches que l’objet même de l’étude. En effet, les consuls et les sources consulaires ont été pendant très longtemps totalement ignorés de l’ancienne histoire diplomatique qui considérait qu’il ne s’agissait pas là d’une "vraie" histoire politique, mais plutôt d’histoire commerciale. Les attitudes commencent à changer et le volume sur la fonction consulaire à l’époque moderne issu d’un colloque tenu à Lorient et paru aux PUR en est l’indice . L’ouvrage d’Amaury Faivre d’Arcier poursuit dans la veine des publications récentes d’histoire consulaire avec l’ouvrage d’Anne Mézin ou l’ouvrage collectif auquel j’ai moi-même participé sur les consuls français aux États-Unis. Écrit par un vice-consul, il n’évite malheureusement pas quelques tics d’écriture que l’on retrouve parfois dans les Affaires étrangères et qui sonnent étrangement aux oreilles des historiens universitaires. Ainsi, l’auteur parle en permanence de "nos" compatriotes, "nos" intérêts commerciaux, "nos" consuls, "nos" armées, comme s’il existait une continuité historique réelle entre les Français du Levant d’il y a deux siècles et les Français d’aujourd’hui. De même, il utilise l’expression "nationaux" pour évoquer les "régnicoles" d’avant la Révolution, ce qui ne manque pas de poser de problème. Retraçant l’histoire des réseaux consulaires au Levant, celle de la législation administrative et commerciale des Échelles, celle des petites communautés marchandes françaises et "protégées" dans l’Empire ottoman, l’auteur nous donne néanmoins un outil de travail intéressant qui vient compléter ceux (beaucoup plus problématisés néanmoins) de Christian Windler sur les consuls de France à Tunis.

On y voit comment les normes diplomatiques et commerciales différentes entre Occident et Orient se construisent dans une négociation permanente et comment ces constructions sont affectées ou non par la Révolution française. L’auteur tend à insister sur les continuités de l’Ancien Régime à 1798, mettant finalement en valeur l’adaptabilité des Français aux situations locales. Ni les Assemblées révolutionnaires, ni les ministères, ni les institutions commerciales ne jouent la table rase dans leurs relations avec l’Empire ottoman. Les acteurs tentent en permanence de concilier l’application des principes nouveaux avec les structures diplomatiques existantes et avec le contexte local. Assez massivement, les Français du Levant, leurs députés locaux et leurs agents consulaires, se rallient à la Révolution et à la République quand elle est proclamée (à l’exception des religieux, français et "protégés", qui passent sous la protection des puissances catholiques représentées localement, surtout l’Espagne et l’Autriche). L’auteur montre enfin le rôle des milieux marchands et consulaires dans le déclenchement de la campagne d’Égypte sous un angle nouveau, loin de la grande géopolitique du conflit anglo-français, mais plus près des intérêts étroits des maisons de commerce française dans l’Empire ottoman.

L’ouvrage dirigé et introduit par Jean-Claude Wacquet nous donne un outil de travail d’une grande valeur. La correspondance diplomatique de Vivant Denon avec Vergennes vient apporter une réelle nouveauté dans les sources disponibles pour les historiens des relations internationales de l’époque moderne dans la mesure où elle ne se contente pas de reproduire des dépêches, mais donne à voir le jeu des échanges entre un diplomate et son supérieur hiérarchique.

L’introduction synthétise les nouvelles approches en histoire de la négociation, impulsées par le même Jean-Claude Wacquet dans son séminaire de l’EPHE. Une série d’ateliers et de séminaires de recherche se sont ainsi tenus en France et en Italie en collaboration avec l’École française de Rome autour de ce thème. La correspondance diplomatique n’est plus seulement une source utilisée pour ce qu’elle dit sur les événements ou les individus, mais comme un système qui met en jeu différents niveaux hiérarchisés de relations et de discours. Le premier niveau de relation est celui des États, en l’occurrence le royaume de France et celui des Deux-Siciles, le deuxième niveau est celui qui relie le chargé d’affaires français à Naples et ses interlocuteurs locaux : le roi et la reine, leurs ministres, leurs favoris, etc. Enfin, le troisième niveau de relation donné à voir dans cette correspondance est celui qui unit l’envoyé et son supérieur, le ministre Vergennes. J. C. Waquet insiste sur le fait que les correspondances comme celles de Vivant Denon "ne se nourrissent pas seulement des relations entre les États, mais aussi des rapports entre les hommes, qui leur fournissent des sujets, conditionnent leur qualité et doivent être rendus en des termes flatteurs pour le chargé d’affaires." Sous couvert de relation "objective", "prise sur le vif", l’envoyé se met en scène parlant à tel ministre, à telle personnalité en se mettant en valeur d’après les normes de la littérature du parfait ambassadeur, connues de l’envoyé comme de son éminent correspondant. Dit autrement, les rapports entre les États sont pratiquement médiatisés par des hommes qui se conforment à des conceptions de l’ordre européen, mais aussi à des représentations de leur rôle individuel et de la place de leurs interlocuteurs. Le rapport entre Vergennes et Vivant Denon est immédiat puisque l’un s’adresse à l’autre, mais les rapports entre les États et entre les interlocuteurs locaux et la direction des affaires étrangères, "n’apparaissent à la surface des textes que de façon médiate, à travers ce que le négociateur et son maître veulent bien nous en dire. Ce qu’ils en disent de surcroît est en grande partie, déterminé par les caractères, les contraintes et la dynamique de la relation qui les unit." (p. XV). L’histoire de la négociation vue des acteurs permet de tenter de dépasser l’une des apories de l’histoire diplomatique classique en ne considérant pas la relation qui unit l’envoyé et ses supérieurs de manière unilatéralement hiérarchique. La correspondance n’est pas, malgré les apparences, l’expression de la "toute-puissance" du ministre sur son subordonné, mais plutôt "le lieu d’une relation complexe entre deux hommes dont l’un détient l’autorité et dont l’autre n’est pas privé de moyens d’action de et de persuasion." (p. XVII). L’envoyé n’est pas celui qui obéit à son maître et lui transmet ses entretiens de manière "objective", mais un agent qui, dans le cadre des normes imposées par la correspondance diplomatique, peut développer des visions personnelles et infléchir la politique de ses supérieurs. La négociation n’est pas seulement l’expression des "intérêts" abstraits des États, chaque acteur "négocie ou du moins s’efforce de négocier non seulement la réalité, mais aussi un cours d’action, sa propre position et, enfin, celle de son interlocuteur à son endroit." (p. XXIII).

L’exemple des dépêches de Vivant Denon, dont l’action et la personnalité, sont très peu conformes aux normes de l’action diplomatique et des devoirs du "bon ambassadeur" telles que Vergennes les définit, est particulièrement parlant, car dans le jeu des relations entre le ministre et lui-même, mais aussi entre Denon et la cour de Naples, se nouent des tensions croissantes qui influent d’abord sur les capacités de négociation de l’envoyé (Denon est progressivement mis sur la touche par le couple royal et le favori d’Acton), sur les relations entre les États (le royaume des Deux Siciles s’éloigne du Pacte de Famille pour se rapprocher de l’Autriche), et finalement sur les relations entre le ministre de Denon, qui rappelé, voit sa carrière diplomatique s’arrêter là.