Sieyès philosophe et juriste Annonces
samedi 1 septembre 2007"La vanité qui pour l’ordinaire est individuelle, & se plaît à s’isoler, se transforme ici promptement en un esprit de corps indomptable. Un privilégié vient-il à éprouver la moindre difficulté de la part de la classe qu’il méprise, d’abord il s’irrite ; il se sent blessé dans sa prérogative, il croit l’être dans son bien, dans sa propriété ; bientôt il excite, il enflamme tous ses coprivilégiés, & il vient à bout de former une confédération terrible, prête à tout sacrifier pour le maintien, puis pour l’accroissement de son odieuse prérogative. C’est ainsi que l’ordre politique se renverse, & ne laisse plus voir qu’un détestable aristocracisme."
Essai sur les privilèges et autres textes, Introduction et édition critique par Pierre-Yves Quiviger, Paris, Dalloz, 2007.
Introduction (extrait) par Pierre-Yves Quiviger, Université de Paris I
''Les trois textes retenus dans cette édition critique correspondent à trois moments commodément isolables dans le parcours intellectuel de Sieyès.
L’ Essai sur les privilèges (que j’ai choisi de publier à partir de l’édition de novembre 1788, afin de permettre au lecteur de profiter de la lecture continue du texte originel, avec toute sa brutalité et sa nervosité) marque l’entrée sur la scène publique de l’abbé Sieyès, ici encore anonyme. Ce texte n’est pas le premier écrit par Sieyès à fin de publication puisqu’il a auparavant rédigé une Lettre aux économistes, finalement non éditée, mais aussi les Vues sur les moyens d’exécution… qui ne paraissent qu’après l’Essai. Ce livre est par bien des aspects un pamphlet au style mordant, ne s’embarrassant pas de détails. L’atmosphère de « fin de règne » y est particulièrement sensible et l’on s’est souvent étonné qu’un tel texte ait tout simplement pu paraître dans la France de Louis XVI.
C’est dans un tout autre contexte (on peine à imaginer qu’il y ait à peine six mois entre les deux ouvrages) qu’apparaît la contribution de Sieyès au projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen à l’été 1789. Grande figure du moment, pénétré de références philosophiques partagées par nombre de révolutionnaires (l’empreinte lockéenne est forte dans ce texte), Sieyès paraît néanmoins déjà en décalage sur la forme, avec ce long exposé préliminaire qui n’est pas compris par les contemporains, et sur le fond, car Locke se combine chez lui avec l’apport de la physiocratie et de Spinoza et le refus des thèses de Rousseau et de Montesquieu. Ce texte qui, par certains passages, semble s’inscrire dans le jusnaturalisme moderne, surprend par des accents positivistes tout aussi nets (Michel Villey nous a bien appris que c’était au fond la même chose), mais cet ouvrage est justement une étape sensible de ce processus d’identification, puisque c’est un des lieux d’épanouissement de ce constitutionnalisme moderne qu’Olivier Beaud a fort bien décrit dans l’article « Constitution et droit constitutionnel » du Dictionnaire de la culture juridique (Denis Alland et Stéphane Rials éds, PUF, 2003) - horizon où règne la plus grande confusion entre la notion de constitution (versant positiviste) et la notion de droits de l’homme (versant jusnaturalisme moderne)).
Enfin, troisième moment tout aussi isolable, les deux Opinons de l’an III : Sieyès qui s’est habilement tenu à l’écart de la grande agitation qui traverse la France après 1791 essaie de revenir jouer un rôle et imagine donner à la nation sa nouvelle Constitution : la maladresse radicale de Sieyès, combinée avec une configuration politique défavorable, réduiront ces espoirs à néant jusqu’en 1799 (où l’échec sieyèsien est moins patent que ce que l’ont dit souvent). Marc Lahmer a décrit merveilleusement les raisons de cet échec (1). Dans ces textes, le « philosophe » Sieyès laisse largement la place au « juriste » Sieyès ; il s’agit moins pour lui d’insister sur les grands principes, sur les concepts fondamentaux – il estime les avoir déjà formulés dès 1788, inutile de se répéter ! – que de présenter un modèle constitutionnel opératoire. On le verra en lisant ces deux opinions, il y a une marge non négligeable entre l’intention de Sieyès et ce qu’il donne à entendre et à lire à ses contemporains. Sieyès reste une tête déraisonnablement théorique et abstraite – et c’est probablement le théoricien plus que l’historien du droit qui trouvera aujourd’hui de l’intérêt à ces textes (quant au praticien, on imagine qu’il risque d’être aussi effaré que les députés présents lors de la lecture par Sieyès de ses deux discours ; on vit ainsi paraître le 5 thermidor un pamphlet signé J.R.L. intitulé Le plan de Sieyès ne s’entend pas, comme le rappelle Marc Lahmer). On est alors fort loin de l’abbé luttant contre les privilèges dans un style vif et « populaire » pour ainsi dire."
(1) Dans le colloque de la Sorbonne sur Les figures de Sieyès, dont nous rendrons compte à sa parution prochaine (note de la rédaction).