Vichard ou le prolétaire

3.1] Hommes riches et puissans, vous demandiez naguères, dans votre ironie superbe, qu’est-ce qu’un prolétaire ? je vais vous le montrer !… Aurez-vous pour lui quelque pitié ! oui, sans doute, de la froide pitié ; vous lui accorderez peut-être bien encore quelqu’aumône afin de parader votre philantropie… Oh ! ce n’est pas assez ! j’exige davantage ! je veux du respect pour ce PROLETAIRE ! Rougis en le voyant, toi, jeune homme, si la fortune n’a pas encore gangrené ton cœur ! et vous aussi, honnêtes gens, égoïstes que Barthélemy a marqués au front d’un fer chaud, vous tous qui, saturés de jouissances, blasés par les plaisirs, avez parqué l’espèce humaine en deux castes riches et pauvres, rougissez ! mais non ! vous ne rougirez pas ! n’importe, avalez jusqu’à la lie le calice de mon indignation !

Dans ce palais de justice, tableau hideux des misères de l’espèce humaine, s’avance un homme à la stature haute et ferme, c’est MAURICE VICHARD. Aux haillons qui le couvrent, on reconnaît le prolétaire. A-t-il commis quelque crime ?… peut-être qu’un exemple funeste, le défaut d’éducation, l’indigence, le livrèrent sans appui et sans frein à l’empire des passions, au joug du vice. Quel être humain est exempt de passions et de vices ? non ! non ! le prolétaire est pauvre, mais il est vertueux ! Vichard vient rendre compte de sa pauvreté ; car les hommes heureux, pour mieux s’étourdir, en ont fait un crime ! Vichard qui n’a jamais baissé les yeux, qui n’a jamais ployé le genoux comme un vil courtisan, Vichard tremble et pâlit pour la première fois ; il craint les suppositions injurieuses. Mais un bruit rapide a circulé, la foule murmure : j’apprends quel est cet accusé. Juges, descendez et venez embrasser ce prolétaire… A lui les honneurs de la séance.

A sa moustache que l’âge a blanchie, à cette cicatrice, honorable décoration du brave, reconnaissez l’un des vainqueurs de la bastille, le grognard de l’empire, le soldat citoyen des cent jours.

Vichard, marin en 1780, redevenu citoyen à l’aurore de notre sainte révolution, monte à la brèche de la Bastille à la voix puissante du tribun Camille Desmoulins, et l’assemblée nationale, récompensant son courage et son civisme, lui décerne, par un décret spécial, la couronne murale, un fusil d’honneur. Soldat de la république, soldat de Napoléon, il commence à Jemmapes et finit à Waterloo. Soixante batailles ont vu le prolétaire ; aujourd’hui soixante et douze ans pèsent sur lui… Il est sans ressources, sans moyens d’existence, sans pain et peut-être sans asile ! La société qu’il défendit si longtemps viendra-t-elle au secours de ce vétéran des grands jours ? il ne porta jamais, lui, les armes contre son pays ! il ne prêta qu’un serment, il fut toujours fidèle à son drapeau ! O ingrate patrie !… Il est prévenu de mendicité !… On l’arrête !… on le traîne à la barre d’un tribunal, et un avocat du Roi requiert une condamnation ; mais la pudeur s’empare des juges… Ils l’ont absous ! voilà sa seule indemnité…

Honneur à vous, Lemarquière, dont les sages réflexions ont trouvé un écho dans les cœurs navrés de vos auditeurs ! Honneur à vous, docteur, Souberbielle qui vous êtes déclaré le patron du prolétaire, qui avez réchauffé sa main dans la vôtre… Avocats ! médecins ! il est vrai de dire qu’on vous trouve en majorité sur le chemin de l’honneur et de la liberté. Cela console et soutient la classe prolétaire.

Marius Ch(astaing)