N.B. La présente Revue critique s'inscrit dans la continuité réflexive des Revues critiques sur "Philosophie allemande et Révolution française" et "La pensée des Lumières: le travail naturel de l'esprit". Il s'agit, en effet, de caractériser, sur ces trois axes, des espaces de transfert, d'échange et de traduction au sein de connexions empiriques de divers niveaux, contre l'affirmation polémique et ahistorique de la mise en place progressive d'un positivisme historiciste.



A propos des ouvrages

de Bertrand Binoche

Les trois sources des philosophies de l'histoire (1764-1798), Paris, PUF, collection "Pratiques théoriques", 1994, 256 pages.

La raison sans l’Histoire, Paris, PUF, 2007, 420 pages.

et de Claude Gautier,

L'invention de la société civile. Lectures anglo-écossaises (Mandeville, Smith, Ferguson), Paris, PUF, collection "Recherches politiques", 1993, 320 pages.

Hume et les savoirs de l’histoire, Paris, Vrin/EHESS, 2007, 296 pages.



Nous allons suivre un chemin, à l'aide de ces quatre ouvrages, qui nous mène des principaux paradigmes de compréhension de l'histoire à la manière d'user des savoirs de l'histoire sur la base de la croyance en l'Histoire. Un tel déplacement vers la croyance, donc vers ce qui fait continuité avec la perception du temps historique, oriente l'esprit des hommes du 18ème siècle non pas tant vers des visions différentes de l'Histoire, qui relève en fait d'idéaux-types, mais plutôt vers un constant ajustement des croyances de l'histoire aux évenements. Ainsi l'histoire s'avère tout simplement un état de choses passé, présent et à venir, réel ou imaginaire, qui prend la forme d'un objet intentionnel dont il convient de décrire les usages savants. Cette entrée en force, si l'on peut dire, de l'intentionnalité dans la perception de l'Histoire par les penseurs des Lumières tend à leur conférer une capacité, une puissance de l'esprit à se représenter "dans la tête" le temps historique. A ce titre, à distance des grands paradigmes préalablement décrits, l'histoire prend une dimension réfléchissante, intentionnelle sous la description que les hommes du 18ème siècle en donnent. Par aillleurs, cette approche de l'histoire en terme de croyance ajoute en fin de compte un argument à notre revue critique de la manière dont certains historiens anglais présentent la perspective historique de l'ordre social au 18ème siècle, n'y voyant que providence et prophétie dans la réitération même du poids de l'ordre divin.

La philosophie de l’histoire

Partant de la scission genèse/histoire, sans cesse invoquée, Bertrand Binoche nous entraîne, d'une analyse à l'autre, sur un terrain où se multiplient les processus de déplacement et de reconfiguration. Considérant que la scission genèse/histoire est inscrite au coeur de la genèse contractualiste de Hobbes, et plus encore de la radicalisation rousseauiste de la genèse, basée sur le refus d'inférer l'origine à partir d'une nature humaine empiriquement définie, Bertrand Binoche définit alors trois grands paradigmes de la raison, de l'expérience et de la vie dans le champ de l’histoire qui réfutent une telle scission, ou tout du moins s'efforce de la déplacer.

Il pose alors en amont trois repères significatifs de l'émergence d'un concept autonome d'histoire: en 1764, Iselin publie la première grande théodicée de l'histoire Über die Geschichte der Menschheit; en 1765, Voltaire parle, pour la première fois, de « philosophie de l'histoire »; en 1767, Ferguson publie la première grande « histoire naturelle de l'humanité » sous le titre Essay on the History of Civil Society. Puis, il délimite trois autres repères en aval: le Tableau historique (1793) de Condorcet, les réflexions de Steward sur Smith (1794) et le Streit der Fakultäten (Le Conflit des facultés, 1798) de Kant.

Examinons succinctement ces trois paradigmes abordés dans chacune des trois parties de l’ouvrage.

I - En mettant l'accent sur la « philosophie de l'histoire », dès 1765, Voltaire introduit l'histoire comme instrument critique dans le mouvement des Lumières. A partir de l'affirmation antirousseauiste du fait de la sociabilité naturelle, du caractère immuable de la nature humaine, il ouvre, au-delà de la scission ordinaire genèse/histoire, la possibilité d'une pratique philosophique et critique du travail historique. Il préfigure ainsi, par la promotion d'une « histoire universelle », l'émergence d'une notion de « tableau historique » intimement associée au principe du progrès.

Il semble alors que le tableau encyclopédique, proposé par D'Alembert dans son Discours préliminaire, ne soit encore qu'une juxtaposition de temporalités hétérogènes: la genèse sensualiste des idées d'une part, la temporalité de l'histoire récente d'autre part. Certes l'axe de la genèse à l'histoire est enfin constitué, mais il demeure brisé par souci de maintenir la référence ontologique au droit naturel. Ni l’ordre encyclopédique artificiel, ni l’ordre généalogique naturel ne sont donc historiques. Cependant l’historienne de la philosophie Martine Groult apporte un correctif important à cette apparente absence d’historicité dans la pensée encyclopédique. Dans l’ouvrage collectif qu’elle dirige sur L’Encyclopédie ou la création des disciplines (Paris : Les Editions du CNRS, 2003), elle interroge, à partir du Discours préliminaire, l’idéal encyclopédique de l’unité, sa construction sur la base de l’ordonnancement humain associé au raisonnement « qui agit comme principe qui pense en nous ». C’est à l’art du philosophe qu’il revient alors de réduire analytiquement chaque science à un petit nombre de règles par le biais du raisonnement : il le fait à l’aide d’une métaphysique des corps, donc du réel. A ce titre l’ordre métaphysique de l’Encyclopédie garde son actualité historique jusque dans le révolution, tout particulièrement en permettant la construction d’une anthropologie sociologique (Sieyès) avant que s’impose, à la sortie de la révolution, une histoire positive du progrès humain.

Il faut en effet attendre le Condorcet de 1793 pour que se déploie dans toute son ampleur, et sous la catégorie de « tableau historique », l'historicisation de la nature humaine. Par là même « Condorcet réussit ce tour de force de réinscrire le contrat dans l'histoire sans pour autant lui enlever sa valeur normative universelle puisqu'il découle des 'règles éternelles de la raison et de la nature' » (page 76). C'est désormais l'histoire elle-même qui révèle une finalité universelle normative au terme d'un trajet nature-histoire où le droit s'inscrit dans le fait.

II- Cependant, en promouvant une philosophie empiriste de l' histoire, l'école écossaise constitue plus nettement une « histoire naturelle de l'humanité ». Elle dissocie de fait le champ expérimental spécifique à l'histoire de la norme de droit, si prégnante dans la perspective génétique. Ainsi Hume, en oeuvrant pour un empirisme où la nature humaine se définit non par son origine, mais par sa capacité d'abstraction et sa propension à l'artifice, nous introduit à un espace historique dichotomique. Mi-conjecturale, l'histoire est naturelle par opposition à réelle; mi-empirique, elle est historique par opposition à la génétique. Cependant précise Bertrand Binoche, soucieux de situer l'aporie d'une telle approche empirique « l'histoire naturelle ne résorbe pas la scission genèse/histoire, elle la reconduit entre l'histoire naturelle et l'histoire réelle » (page 99).

En ce domaine, la démarche la plus novatrice est alors celle de Ferguson dans son Essai sur l'histoire de la société civile dont la traduction française (1783) a été rééditée par les soins de Claude Gautier. Précisons que nous allons bientôt présenter son premier et important ouvrage sur L’invention de la société civile. Mais notons, dans la lignée de Ferguson, que « Ce qui devient pensable, c'est une représentation de l'histoire qui s'incorpore la nature de telle sorte qu'elle devient processus rationnel sans pour autant qu'il faille en valoriser un 'moment' quelconque » (page 111). Il est question ici de la trajectoire que doit suivre une collectivité historique: la nature humaine apparaît foncièrement progressive d'une convention à l'autre; et l'histoire devient nature par son déploiement sur un axe abstrait nourri de séries historiques réelles. Enfin, l'analyse des héritiers (?) de Ferguson, Millar et Kames, permet de préciser les tenants et les aboutissants d'une histoire naturelle basée sur une problématisation de l'histoire la rendant pensable, rationnelle du fait des circonstances "sans que la nature désigne autre chose que cette rationalité et vienne en lester l'origine ou le terme".

III- Située au premier abord sur un tout autre registre, la formation d'une théodicée de l'histoire sur le modèle monadologique nous invite à rechercher le meilleur des mondes possibles, à poser la question de la finalité de l'histoire. C'est ce rapport complexe de l'histoire empirique à la définition philosophique de la finalité que Bertrand Binoche explore dans les textes de l'Aufklärung.

« Je n'aime pas les événements tragiques » : cette phrase de Leibniz marque bien le souci majeur des auteurs allemands de caractériser dans l'histoire la disposition morale de l'humanité, de penser la perfectibilité humaine dans le cours des événements. D'Iselin à Kant, en passant tout particulièrement par Herder, il est sans cesse question du rapport de l'histoire à la philosophie. Par là même, le propos de Bertrand Binoche se densifie: il nous est difficile de le résumer, d'autant plus que nous n'avons pas été totalement convaincu par la démonstration du dernier chapitre qui porte sur l'échec d'une « théodicée transcendantale de l'histoire » dans le trajet des opuscules de Kant sur l'histoire.

Il nous semble en effet que l'aboutissement théorique d'une historicisation de la théodicée dans une approche esthétique de l'histoire, déjà esquissée par Herder, n'est en rien un échec, tout au contraire. Certes il importe de montrer les difficultés d'une théodicée transcendantale de l'histoire qui voudrait constituer une histoire universelle à priori. Kant lui-même en prend-t-il acte lorsqu'il écrit dans Le Conflit des facultés: « Comment une histoire à priori est-elle possible ? Réponse: si le devin fait et organise lui-même les événements qu'il annonce à l'avance » ? La réponse n'est pas simple dans la mesure où le "divin législasteur", ou "législateur naturel", pensé de Rousseau à Robespierre en passant par Fichte assume une telle fonction anticipatrice.

Le plus simple est alors d'en venir, avec Kant, à l'idée d'une histoire universelle pensable sous un jugement réfléchissant, c'est-à-dire à partir de la singularité universelle de l'expérience des peuples, en particulier pendant la Révolution française. Cette expérience peut être le signe, reconnu et interprété par le devin (le législateur révolutionnaire), d'une tendance morale de l'humanité au progrès. Pourquoi parler alors d'un échec ? Sans doute parce que Bertrand Binoche pense que l'impossibilité d'interpréter les faits historiques à l'aide d'une « finalité externe » rend inconcevable, dans la perspective kantienne, l'histoire comme totalité organique.

Mais ne peut-on, avec Alexis Philonenko (La théorie kantienne de l'histoire, Vrin, 1986), parler d'une « finalité interne » où la totalité de l'histoire est conçue sous un principe réfléchissant qui permet l'appréhension globale des événements historiques d'un point de vue esthétique qui n'efface pas spécificité ? Ainsi la Révolution française apparaît emblématique de la « réalisation » du concept d'histoire. Les sentiments esthétiques qui s'y déploient au contact de l'enthousiasme des acteurs et des spectateurs fonctionnent comme moment médiateur vers l'universellement communicable, permettant ainsi un jugement adéquat sur les événements révolutionnaires. La démarche kantienne aboutit donc, nous semble-t-il, à une philosophe de l'histoire qui peut donner des raisons philosophiques de valoriser un jugement historique sur un autre, à partir d'un travail d'archives, donc sur la base d'une description historique fournissant les diverses reconstructions de l'événement dans sa contemporanéité même, comme nous l’avons souligné dans la dernière partie de notre ouvrage sur La parole des sans (disponible en ligne). L'achèvement de la philosophie de l'histoire chez Kant dans une philosophie de l'événement, quelque peu oubliée par Bertrand Binoche, mérite vraiment notre attention.

Reste que le principal mérite du premier ouvrage de Bertrand Binoche est de préciser, à partir des inventions et des apories de textes fondateurs, une donnée conceptuelle historiquement située, et antérieurement mise en évidence par Reinhart Koselleck (Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historique, 1979: traduction française aux Éditions de l'EHESS, 1991): la "découverte", dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, de la temporalité propre de l'histoire par sa dénaturalisation, ou tout du moins par le transfert de l'essence naturelle ahistorique vers soit une origine conventionnelle, soit un cours abstrait, soit une finalité interne.

Rappelons que, pour l'historien allemand Koselleck, une période, le Sattelzeit, temps intermédiaire des années 1750-1850, se configure autour d'une rupture à quatre modalités. En premier lieu, point le plus important et qui nous préoccupe présentement, il met en évidence la temporalisation des concepts avec l’émergence d’une « philosophie de l’histoire », et pratiquement grâce à de nouvelles expérimentations historiques à l’horizon des droits de l’homme et du citoyen proclamé par la Révolution française. Puis, dans un second temps, l’accent est mis sur la démocratisation avec l’avènement de la « nouvelle langue politique » (Sieyès) qui nous situe bien sûr au coeur de la Révolution française. En troisième lieu, et de manière plus usuelle, nous retrouvons le processus d’idéologisation avec l’apparition de notions-concepts à valeur généralisante (« l’histoire », « la liberté », la révolution »...) du « nouvel ordre des choses ». Enfin, l’accent mis sur la politisation permet d’aborder la formation d’un univers de groupes politiques antagonistes, un temps pris sous la figure généralisante du jacobinisme.

Dans cette perspective temporelle (et non historiciste), Il convenait bien de décrire avec minutie la confrontation des philosophies de l'histoire avec les thèmes de la nature humaine et du droit naturel. Cependant Bertrand Binoche n’aborde pas présentement les possibilités de traductibilité entre les trois paradigmes étudiés. Ainsi en est-il, par exemple, de l'analogie entre la totalité monadologique de Leibniz, spécifique de la théodicée, et le concept de société civile chez Ferguson, pivot de l'histoire naturelle. C’est pourquoi le premier ouvrage de Claude Gautier sur L'invention de la société civile. Lectures anglo-écossaises constitue un relais indispensable aux analyses de Bertrand Binoche : il met en évidence l’un des espaces de traductibilité que constitue une sociodicée où peuvent s'élucider les relations entre l'individu et une totalité historique dans une approche du mouvement historique conforme aux normes de la liberté humaine.




Individu et histoire

De fait, Claude Gautier nous montre en quoi l'invention du concept de société civile, par la tradition empiriste anglo-écossaise (Mandeville pour l'Angleterre, Smith à partir de Hume, Ferguson professeur à Edimbourg), procède fondamentalement d'une problématique de l'individu, trop souvent mal appréciée, par sa réduction fréquente à la figure commune de l'homo oeconomicus. Ainsi, à mi-chemin de son ouvrage, Claude Gautier peut affirmer que :

« Les lectures de Mandeville, de Smith ou de Ferguson, ont permis de construire les contours essentiels de l'individu libéral. Un individu doué de facultés actives qui le conduisent nécessairement à entrer en mouvement. Un principe de mouvement qui est tout autant conflit, activité dont une des formes sera le travail. Un individu actif pour qui les conduites, les pratiques, sont autant de modalités vraies d'une composante naturelle, le principe anthropologique de l'ouverture sur autrui, sur l'extérieur » (page 145).

Précisons plus avant le cheminement de cet ouvrage vraiment novateur. La question initialement posée est la suivante: peut-on construire une représentation individualiste du tout social qui fonde, au même moment, les pratiques et leurs normes d'évaluation à partir des ressources éthiques de l'individu lui-même ? Et nous pouvons en déduire un autre questionnement: dans quelle mesure l'invention de la société civile répond à cette interrogation d'un évidente modernité ?

La première partie de cet ouvrage nous convie ainsi, à partir de la caractérisation d'une physique des passions et de l'émergence d'une théorie de l'action, à redécouvrir une approche anthropologique de la nature humaine, tout à fait décisive pour les hommes des Lumières. En rupture avec toute perspective contractualiste, une telle théorie de l'action prend appui sur la représentation initiale de l'individu en mouvement: un individu qui se socialise par l'extension de son moi, et s'épanouit dans la réciprocité, c'est-à-dire selon une norme éthique issue du principe de sympathie (Smith). La « régulation sympathique » est ici « la forme de la nécessité anthropologique de l'interaction ». Sa réévaluation donne à l'un des ouvrages de Smith, le Traité des sentiments moraux, une importance décisive. La modernité même des réflexions éthiques de Smith est d'ailleurs soulignée de manière pertinente dans l’ouvrage du sociologue Luc Boltanski sur La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique (Paris, Métaillé, 1993).

La seconde partie présente un modèle abstrait d'intelligibilité de l'invention de la société civile sous la catégorie de l'action individuelle. Une hypothèse particulièrement féconde s'autorise de l'analogie entre la Théodicée de Leibniz et la Sociodicée des auteurs anglo-écossais. Les principes leibniziens d'immanence, d'individuation, de continuité, de raison suffisante et de concaténation des passions (le lien nécessaire des actions et des passions) sont autant d'abstractions susceptibles de circonscrire la définition de la société civile (On trouvera une présentation claire de ces principes dans le commentaire de la Monadologie par Jacques Rivelaygues, Leçons de métaphysique allemande, tome I, p.15-77, Grasset, 1990). Il convient donc d'abord de reconnaître que « la société civile s'autoinstitue », qu'elle contient en elle les principes de sa cohérence, de son mouvement et de sa stabilité. Claude Gautier en conclut que la société civile, dans la tradition anglo-écossaise, est « un espace à l'intérieur duquel se déploient de manière autonome les mouvements des actions individuelles, ou chaque partie s'accomplit conformément à ses propres fins- la liberté - sans autre intention » (page 235).

L'apport novateur du premier travail de Claude Gautier se précise à la lecture de l'ouvrage d'Adam Ferguson, Essai sur l'histoire de la société civile, dont il nous propose, nous l'avons vu, une réédition ( PUF, collection "Léviathan", 1992), accompagnée d'une longue et éclairante introduction (pages 5-95) sur "Ferguson ou la modernité problématique". Cet ouvrage de Ferguson, publié en 1767, et traduit en français en 1783, frappe, à la première lecture, par la modernité de sa conceptualisation. Il y est question de « l'être agissant », associé à « l'histoire de l'individualité ». Un individu situé au plus loin de tout isolement par l'insistance sur les liens qui l'attachent à ses "semblables" (la nécessaire « union avec ses semblables »). Nous sommes ainsi introduit à une réflexion sur « le droit de souveraineté », et son exercice par le citoyen, à l'horizon de l'édification du tout de la société civile, qui devait attirer l'attention des révolutionnaires français, en particulier Sieyès.

De fait, le cas Sieyès apparaît exemplaire de l'influence d'un tel courant de pensée. Sieyès a lu les ouvrages de Smith et de Mandeville, et sans doute de Ferguson. Lorsqu'il élabore, dans ses manuscrits de jeunesse, sa théorie du Moi et de l'action ( voir la publication de ses manuscrits inédits chez Champion sous la direction de Christine Fauré, et avec notre participation), il se situe à la confluence d'un « Leibniz critique de Descartes » (Belaval), qui lui permet de se démarquer de Condillac tout en reconnaissant sa dette à son égard, et d'un Smith penseur de la division du travail et philosophe moral, qui l'incite à critiquer les Physiocrates sans s'enferme dans le seul ordre économique. L'hypothèse de Claude Gautier sur l'analogie entre la Théodicée de Leibniz et une Sociodicée issue de l'empirisme anglo-écossais prend ainsi consistance dans la réalité même du corpus doctrinal des futurs législateurs-philosophes.




L’histoire, entre croyance et savoir

La perspective sur l'histoire change quelque peu avec l’ouvrage le plus récent de Bertrand Binoche intitulé La raison sans l’Histoire, dans la mesure où il décentre les paradigmes de l’historicité antérieurement définis. En proposant désomais une histoire polémique des historicités, ce chercheur en vient à renouer, avec chaque auteur abordé, le présent, le passé, et le futur selon des modalités infiniment variables, donc liées à une époque. L’idée d’histoire universelle recule au profit d’une focalisation sur l’événement à partir d’une nouvelle affirmation: à la croyance en l’histoire a succédé la croyance en l’événement, sans que l’on sache au premier abord s’il s’agit d’une évolution interne au trajet de réflexion du chercheur, ou d’un effet de l’actualité de l'événement, sans doute les deux.

A appréhender le monde comme un régime différentiel d’institutions, « l’événement surgit là où l’institution se trouve mise en défaut » (p. 380). L’événement se décline alors dans sa relation à l’ordre naturel. En suspendant l’institution, il marque la continuité de l’ordre naturel à l’ordre social, par refus de la scission préalablement définie entre genèse et histoire. Contre l’historicisme, il se décline dans les termes des révolutions : ainsi en est-il de Kant et de sa philosophie de l’événement révolutionnaire (voir notre chronique sur la Révolution française et la philosophie allemande). Faut-il alors en finir avec l’Histoire, posée avec sa majuscule, pour s’en tenir à la théorie des historicités ? Ne faut-il pas en rechercher un tiers, en l’occurrence la croyance en l’humanité agissante et souffrante ?

C’est ainsi accorder une part importante à l’intentionnalité au sein du rapport de l’homme à son histoire, dans la mesure où Bertrand Binoche définit l’objet de croyance comme « ce à quoi, dans un monde donné, les hommes se référent prioritairement pour penser ce monde », donc à la représentation que les hommes ont de leur état passé, présent et à venir. Certes les paradigmes de l’histoire, préalablement décrits, demeurent pour qualifier « L’Histoire ». Mais ils côtoient désormais des savoirs de l’histoire issus du principe (métaphysique) à la base de l’événement et de l’ordre social légitimateur des historicités. Désormais, en invoquant l’humanité, il ne s’agit plus de s’en tenir à la dynamique d’une histoire universelle, mais il importe d’entrer dans des processus équivoques, concurrentiels, ambivalents où l’injonction du progrès, de la civilisation, de la perfectibilité peut avoir des sens bien différents d’un auteur à l’autre, d’une époque à l’autre (voir la quatrième partie de l’ouvrage).

C'est d'ailleurs ce point méthodologique que Pierre Macherey souligne avec force dans le débat engagé autour de cet ouvrage, avec ce philosophe et Jean-François Kervégan. IL précise en effet que:

"Bertrand Binoche prend pleinement acte du fait qu'il n'est pas possible de départager en toute certitude l'important de l'accessoire, le bon du mauvais, le vrai du faux, en cette mêlée confuse, où se croident de multiples fils qui, tant bien que mal, finissent pas tisser ensemble une toile bigarrée où se superposent des figures de sens infiniment variées, ce qui confère au discours dans lequel s'inscrit matériellement la prise de conscience de cette Europe à la recherche d'elle-même, de son "esprit" le statut d'une sorte de palimpseste, où les modalités les plus diverses d'écriture se recouvrent, se raturent entre elles et se brouillent; et en conséquence, il prend le parti, celui qui est le plus difficie sans doute, de brasser l'ensemble par définition confus et diffus de cette matière, ou du moins le plus qu'il peut en saisir, en renonçant à privilégier en elle ce qui pourrait paraître relevant de l'ordre bien connu, et risquerait de n'être en réalité que du préconçu. "

Bertrand Binoche s'intéresse bien à l'étude des mots, de leurs usages, donc sur une base descriptive incontournable dont Kervégan souligne également l'importance. Et c'est à partir d'une distinction progressive, dans un cas précis (par exemple la perfectibilité), que se précise, de texte en texte, de réflexion en réflexion, la différence analytique entre le simple mot, le concept, le schème et le maître-mot, ce qui permet à Bertrand Binoche d'inscrire pleinement sa démarche dans la philosophie. Puis il précise ce qu'il faut entendre par transfert, par le fait du comparatisme, entre les divers savoirs de l'histoire, bien sûr avec le maître-exemple de "révolution''. Jean-François Kervégan peut alors souligner que ce travail de décentrement du regard usuel sur les philosophies de l'histoire - par exemple autour du thème fortement polémique et réducteur de "positivisme historiciste" - ouvre des perpectives neuves, en particulier lorsque le système apparemment clos d'un auteur connu s'avère en fin de compte fort différent lorsqu'il est contextualisé, sans pour autant tomber dans une démarche anormative, donc purement normative. "L'intérêt émancipatoire" (Habermas), donc l'inscription de la démarche dans un questionnement très actuel, demeure un élément fondamental d'une telle approche du savoir de l'histoire.

De ce point de vue portant sur le questionnement présent au regard du passé, il s'avère donc tout à fait important de pratiquer une telle ouverture avec un auteur majeur, David Hume, dont nous avons déjà précisé son apport, sous sa forme typique, à la réflexion sur une « histoire naturelle de l’humanité », à la fois mi-empirique par son lien à la nature, et mi-historique par refus de la réduction de l’histoire à une genèse contractualiste. Il revient ici à Claude Gautier d’interroger, dans son dernier ouvrage, la place et la fonction de l’histoire dans la philosophie politique de Hume, plus particulièrement au titre de son œuvre d’historien - son Histoire d’Angleterre bien sûr -, dans la mesure où elle contribue à l’élaboration de l’histoire comme savoir positif au contact des croyances politiques au 18ème siècle.

C’est dire que le scepticisme radical de Hume s’accommode d’une autre radicalité, l’invention, et non la restauration, d’une diversité de régimes discursifs relatant empiriquement des exemples et des usages de l’histoire, ce qui permet alors de poser la question de la généralisation et de la systématisation des représentations politiques. Développements théoriques et considérations historiennes marchent ici de pair sur une chemin situé entre savoir historique positif et science de la nature humaine.

Ce philosophe majeur conçoit en effet l’histoire comme un instrument d’édification des conduites : elle participe d’une éducation des mœurs et d’une modération des opinions. A ce titre, elle est un espace d’équilibre, un juste milieu, surtout lorsqu’elle joue son rôle dans la modération des opinions individuelles au plus près de « la philosophie vraie ». L’historien participe alors de la reconstruction vraie, raisonnée, donc il opère une critique des opinions communes dans la mesure où le travail historique est impliqué dans la critique sceptique de la connaissance expérimentale, au titre d’une focalisation très humienne sur la croyance.

En réduisant les effets de l’ignorance, de l’erreur, alors que la causalité fonde la croyance au titre de l’autorité de l’expérience, l’histoire peut permettre en effet, contre certaines opinions communes fondées fictivement, de réhabiliter des autorités communes mieux légitimées. C’est ainsi que la contribution critique de l’histoire à la reconstruction des croyances communes en politique repose sur le point décisif de la discrimination entre croyances fondées et infondées. La croyance devient l’objet de la réflexion critique de l’historien installée ainsi en préalable au travail sur les généralisations.

C’est là où l’historien pointe le moment où la prise de parti se généralise à partir de points de vue particuliers. L’histoire selon Hume, en analysant ce que désigne la généralisation d’un point de vue partisan, permet de mettre à distance tant la conviction religieuse sectaire que la conviction politique partisane, tout en y associant les conflits des historiens sur l’interprétation de la Révolution anglaise. Partant de la nature humaine pour penser la politique, Hume se passe alors du contrat comme origine du politique : il recherche plutôt ce qui répond généralement et avec la plus grande régularité aux déterminations de l’homme naturel. A la généralité s’associe alors la règle face aux opinions des partis, par la mise en évidence du jeu complexe d’intérêts et de principes, voire de circonstances : leur abord critique permet de les caractériser comme des arguments rhétoriques portant sur des généralités, les transformant en intérêts et affections.

L’historien acquiert alors le privilège de proposer un certain savoir des événements une fois fixées les circonstances. La question se pose enfin de reconnaître si l’histoire fait bien partie des nouvelles sciences, même si elle n’est pas désignée comme telle dans la liste au début du Traité à propos des sciences en connexion avec la nature humaine, ce qui rend son statut d’autant plus complexe. L’histoire est bien impliquée dans la connaissance de l’homme vivant en société, dans la mesure où elle étudie les voies communes de discrimination entre les croyances, la description des formes de correction susceptibles de les départager, ainsi que l’identification des irrégularités dans leurs opérations. Une fois encore, Il en ressort d’abord une critique centrale du contractualisme, fiction certes légitime, mais trop décontextualisée par une légitimation identifiante des origines. Au-delà se dégage, sous la plume de Hume, une histoire comme savoir tout autant sur les conditions préalables au travail de régulation (par exemple sur la propriété ou sur l’allégeance), que sur les circonstances et actions que la régulation autorise.

Ainsi est ouvert le chemin de l’histoire comme moyen critique par excellence pour reconstruire la voie des naturalisations conflictuelles portant sur les origines du gouvernement légitime, et donc faire apparaître les croyances qui lui sont reliées. Claude Gautier en vient ainsi au problème de la Constitution, pris sous la forme d’une « constitution mixte » résultante d’une « fluctuation continuelle », basée sur des constructions rétrospectives dans la recherche d’origine (l’ancienneté des libertés, de la Grande Chartre), tout en maintenant le point de vue sur le système des forces en compétition. L’histoire est bien ici recherche de voies particulières de stabilisation gouvernementale par invention et institution des règles les plus générales au sein de la dynamique des forces impliquées dans les relations entre le roi et le Parlement. Ainsi Hume impose, par la puissance novatrice de son travail critique, une nécessité politique de l’histoire au plus près d’un engagement philosophique radical.



De la philosophie de l’histoire aux savoirs de l’histoire, un trajet thématique se précise donc, de configuration en configuration, qui s’inscrit d’abord progressivement dans l’horizon fondateur de « la science politique » du législateur-philosophe français pris sous le regard du spectateur-philosophe allemand, puis se concrétise, par réduction de l’histoire à ses usages, dans un savoir de l’histoire spécifique de « la science du gouvernement » sur le modèle anglais. Dans ce vaste espace de traductibilité, la perception commune d’une transition nécessaire de l’ordre encyclopédiste, basée sur le classement « ahistorique » des sciences analytiques, à l’ordre positiviste centré sur une vision historiciste du progrès, nous renvoie à une vision linéaire et erronée de la mise en place du concept d’histoire. Tout cela est illusion, comme le note Bertrand Binoche, dans la mesure la connexion entre l’empirique et le discours historique, la coïncidence entre le réel et l’historique, via l’événement, interdisent toute vision anhistorique, et linéaire de surcroît, des configurations, d’un auteur à l’auteur, où s’impliquent une philosophie et des savoirs de l’histoire. Tout cela est plutôt affaire d'intentionnalité, de croyance, dans le sens où Mark Bevir (The Logic of the History of Ideas, Cambridge, CUP, 1999) met en évidence le poids du réseau interconnecté des croyances sincères, rationnelles et conscientes, dans leur consistance même, là où l'homme des Lumières déploie sa croyance particulière en l'histoire, en lien avec d'autres croyances. Une telle critique du "positivisme historiciste" se retrouve d'ailleurs lorsque l'on examine d'autres connexions empiriques en matière de connaissance (historique) au 18ème siècle, en particulier la connexion entre métaphysique et connaissance empirique, en matière de loi naturelle (André Charrak), voire même la connexion entre la réalité et le discours.




Note

(1) Cet ouvrage a été réédité en 2007, en deuxième partie, d'un ouvrage intitulé Bentham contre les droits de l'homme, Paris, PUF, avec, en première partie, un ensemble sur Utilitarisme et droits de l'homme, à propos de Bentham, et de son ouvrage L'absurdité montée sur des échasses.



Jacques Guilhaumou, "L'intentionnalité historique au 18ème siècle. De la conceptualisation de l’histoire aux usages des savoirs de l’histoire", Recensions, Révolution Française.net, mis en ligne le 1er août 2007, mis à jour le 9 août 2008, URL: http://revolution-francaise.net/2007/08/01/143-reflexivite-histoire-18eme-siecle