Les troubles et mouvements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle (Révolution américaine, révolution des « Patriotes » en Hollande, mouvements d’opposition aux réformes de Joseph II en Belgique, révoltes à Liège etc.) apparaissent aux élites influencées par le cosmopolitisme des Lumières comme autant de preuves d’un mouvement général des peuples vers la liberté, prélude à une transformation de l’ordre belliciste des rois et des princes en un ordre pacifique, une société civile entre les nations. Le choc de la Révolution française, puis à partir de 1792 des guerres qu’elle provoque, bouleverse les rapports de forces entre les puissances mais plus encore modifie en profondeur la nature même des relations entre les États européens. Que ce soit du côté des révolutionnaires ou de leurs adversaires, la même impression prévaut : l’ordre ancien est mort et rien ne le ressuscitera. Edmund Burke voit dans la Révolution française un avatar d’un mouvement général de subversion de l’ordre en Europe visant à la destruction de la propriété, de la religion et de l’autorité. La Révolution n’est pas pour Burke un mouvement dont l’objectif est « national » mais bien mondial, c’est ce qu’il écrit dans sa première Lettre sur une paix régicide en 1795 :

« Les rapports de la France avec les autres peuples furent l’un des principaux objets de la Révolution. Les changements qu’elle introduisit n’avaient pas pour but d’améliorer des rapports antiques et usuels, mais d’en faire naître de nouveaux. La révolution fut entreprise, non pour rendre la France libre, mais pour la rendre formidable. »

Pour les contre-révolutionnaires comme pour les patriotes républicains européens, la révolution n’est donc pas un mouvement « français » mais qui engage l’ordre européen dans son ensemble.

Pour les contemporains de ces événements, le « système politique de l’Europe » comme on dit alors est bien une forme d’ordre entre les puissances, ordre caractérisé par le droit positif des conventions et des traités, par le droit naturel et le droit des gens, par des pratiques diplomatiques et un cérémonial porté par une catégorie particulière de serviteurs des princes : les « ministres » diplomatiques. Que ce soit pour en critiquer le caractère oppressif des peuples ou pour lui reconnaître une vertu pacificatrice, il ne fait aucun doute pour les publicistes, les journalistes, mais aussi pour les « praticiens » des relations entre les peuples que sont les envoyés, les ambassadeurs ou les consuls que cet ordre des puissances est entré à partir des années 1770 dans une phase que nous pouvons rétrospectivement qualifier de transition. L’ordre, détruit entre 1789 et 1815, laisse la place à d’autres structures et à d’autres modes de régulation caractéristiques de ce que les historiens ont appelé "l’âge des nations" en 1848.

Placés aux premières loges des relations entre les États, comment ceux que l’on n’appellent pas encore les « diplomates » ont-ils compris, analysé, pensé ou simplement vécu cette transition entre ordre ancien et nouveau ? Comment évoluent les structures et les réseaux diplomatiques dans cette période ? Ces questions constituent un chantier historiographique ouvert et les organisateurs de cette journée d’études ont voulu regrouper historiens modernistes et contemporanéistes travaillant sur la diplomatie pour tenter de dépasser les coupures académiques un peu trop rigides qui font trop souvent obstacle à la compréhension des dynamiques et des transformations des relations internationales, comprise comme "l’ensemble des relations engagées lorsque des individus, des groupes, des biens, des institutions ou des idées traversent une frontière politique" (C. Gantet). C’est la raison pour laquelle nous avons également voulu intégrer les apports des sciences politiques avec Andreas Osiander ou ceux d’une approche historique plus volontairement culturelle et anthropologique de l’histoire diplomatique avec Christian Windler par exemple.

Ces actes peuvent être divisés en trois parties : tout d’abord Andreas Osiander de l’Université de Lepizig pose la question de la perception de l’ordre européen dans la période de transition et ma propre contribution aborde le lien entre la Révolution française et les transformations de l’ordre international, puis deux contributions s’intéressent aux acteurs pratiques des relations internationales à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, à ce que l’on pourrait appeler le premier front de l’interface entre les peuples : les consuls de France aux États-Unis et au Maghreb pour Joseph Visser et Christian Windler. Enfin une troisième partie, avec les textes de Gilles Ferragu et d’Isabelle Dasque, est consacrée aux visions de l'ordre international par les diplomates et les diplomaties du XIXe siècle.

Ces contributions mettent l’accent sur plusieurs points fondamentaux.

Elles posent tout d’abord la question des continuités et des ruptures dans les évolutions de l’ordre international de l’Ancien Régime au XIXe siècle. Les processus de mutation des règles qui fondent l’ordre international sont-ils rapides et liés aux conflits militaires et géopolitiques ou bien sont-ils davantage progressifs et déterminés par les transformations des États eux-mêmes ? Dans quelle mesure les acteurs diplomatiques ont-ils pensé ces transformations et influé sur elles ? L’histoire des relations extérieures est-elle marquée par une évolution sans à-coups ou au contraire par des phases de transformations brutales séparées par des longues périodes de stabilité ?

Ces articles mettent également en avant le processus d’élaboration des normes nouvelles associées aux négociations dans un ordre international en mouvement. Le passage du "système politique" européen du XVIIIe siècle dans lequel les acteurs légitimes sont les souverains et non les peuples à un autre ordre, dans lequel les nations sont devenus des sujets du droit international, s’accompagne d’une nécessaire refondation des pratiques et des objectifs des négociation mais dans le même temps, les praticiens de la diplomatie tendent à concevoir leur action comme l’expression de traditions séculaires. La Révolution française est bien pensée comme une rupture fondamentale mais on tend à se donner les apparences d’une continuité dans le buts et les usages de l’activité diplomatique. S'agit-il d'une forme "d'invention" de "traditions nationales", censées jeter un pont entre l’avant et l’après 1789 ? Les réponses à cette question sont multiples mais elle mérite d'être posée. Des continuités réelles se manifestent bien entendu, mais sans doute moins que les acteurs contemporains ne le pensaient.

Enfin, les contributions rassemblées ici insistent toutes sur l’importance des réseaux personnels des acteurs diplomatiques dans la construction réelle des relations internationales. Jusqu’à ces dernières années, l’histoire des relations internationales était marquée par un biais privilégiant exclusivement les institutions étatiques censées diriger les relations extérieures. On réévalue largement aujourd’hui l’action des acteurs infraétatiques, des stratégies personnelles, des réseaux de marchands, des ordres religieux, etc. Endin , toutes les contributions montrent à l'envi que l'histoire des relations internationales ne peut pas faire l'impasse sur les cadres politiques, intellectuels, culturels et philosophico-juridiques partagés ou non par les acteurs diplomatiques. Leurs cultures politiques et leurs visions du monde sont des facteurs fondamentaux pour comprendre les politiques extérieures et surtout la manière dont elles s'actualisent.

Depuis la chute du Mur de Berlin, l’idée de "nouvel ordre international" est au centre des débats sur l’avenir des relations entre les peuples. La fin de la bipolarité est-ouest a laissé la place à un ordre incertain dominé par la puissance américaine dans lequel l’Europe cherche encore sa place sur le terrain politique et dans lequel l’ONU semble (provisoirement ?) effacée, tandis que, paradoxalement, le droit international étend ses champs d’intervention. Dans les débats actuels, l’idée que nous vivons une période de transition entre ordre ancien et ordre nouveau est un lieu commun largement évoqué. C’est sans doute parce que nous sommes les contemporains de ces transformations que nous pouvons aujourd’hui essayer de nous poser de nouvelles questions et introduire de nouvelles problématiques dans l’histoire des relations internationales, c’est l’ambition que nous avons ici.

Marc Belissa

Table des matières

INTRODUCTION

Andreas Osiander : LE PROBLÈME DE L’ORDRE EUROPÉEN À LA FIN DU XVIIIE ET AU DÉBUT DU XIXE SIÈCLE : RUPTURE OU CONTINUITÉ ?

Marc Belissa : RÉVOLUTION FRANÇAISE ET ORDRE INTERNATIONAL

Joseph Visser : ENTRE DEUX NATIONS : LE CHEVALIER D’ANNEMOURS, CONSUL A BALTIMORE (1778-1793)

Christian Windler : RÉSEAUX PERSONNELS, PERCEPTIONS DE L’AUTRE ET PRATIQUE DES RELATIONS CONSULAIRES ET POLITIQUES DANS L’ESPACE MÉDITERRANÉEN

Gilles Ferragu : LA DIPLOMATIE EST-ELLE MODERNISABLE AU XIXE SIÈCLE ?

Isabelle Dasque : LES ÉLITES DIPLOMATIQUES DE LA RÉPUBLIQUE FACE AUX MUTATIONS DE L’ORDRE INTERNATIONAL À LA FIN DU XIXE SIÈCLE : UNE RÉACTION ARISTOCRATIQUE ?