Parmi les trois piliers de la vie politique locale que sont alors la municipalité, la société populaire, et les comités de surveillance, ces derniers sont probablement l’instance qui permet le mieux de saisir les tensions locales, en particulier à partir des dénonciations portées devant les surveillants. Le conflit s’exprime alors par la dénonciation. Les papiers des comités montrent quels sont les thèmes dans lesquels s’exerce la conflictualité pendant la Révolution et les formes sous lesquelles elle s’exprime ; ils permettent aussi de saisir la gestion de la violence politique par les autorités révolutionnaires.

Dans une première étape, notre contribution s’appuiera sur le dépouillement des papiers des comités de surveillance du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône pour étudier comment leur création, leur composition et les épurations qui les touchent sont révélatrices des luttes à l’intérieur des communautés. L’analyse portera ensuite sur les différentes attitudes que les surveillants adoptent dans un cas précis, donc en fonction du degré de conflictualité de la commune concernée. En effet, ces comités peuvent aussi bien être à la pointe de la radicalité révolutionnaire qu’essayer de jouer un rôle pacificateur dans un espace très conflictuel. Il s’agira bien, dans une ultime étape, d’introduire un cas particulier, celui de la conflictualité à Berre qui permettra de montrer la complexité de la gestion des conflits par les comités de surveillance, et donc des stratégies mise en œuvre pour les résoudre momentanément.



L’action radicale de répression, fruit d’une violente conflictualité.

Lorsque la loi du 21 mars 1793 institue dans chaque commune un comité de surveillance, il existait parfois déjà un comité issu de la société populaire. Après la mise à l’ordre du jour de la Terreur dans des conditions précédemment décrites, la Convention investit ces comités, le 17 septembre 1793, du pouvoir de dresser la liste des gens suspects et de décerner contre eux des mandats d’arrestation. Les comités de surveillance sont placés sous l’autorité du Comité de sûreté générale et doivent communiquer par écrit les motifs de leurs décisions ; les comités des communes sont reliés à un comité de district. La loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) sur le gouvernement révolutionnaire précise leur organisation et leur confie, en concurrence avec les autorités municipales, l’application des lois. La participation à un comité de surveillance constitue un engagement politique majeur.

Les modes de nomination des membres des comités sont variables et souvent fonction des dates de création : élection au sein de la société populaire, élection ou nomination par les municipalités puis par les représentants en mission. La création des comités marque, en général, l’arrivée au pouvoir de la faction la plus démocratique qui, dans les périodes précédentes a dû lutter d’abord contre les opposants à la révolution puis, souvent, contre les modérés.

A Martigues (1), un « comité de salut public » existe dès l’automne 1792. Le comité officiel est établi le 24 septembre 1793, il est composé de membres de la bourgeoisie locale : 3 négociants, 3 capitaines marins, 3 hommes de loi, un riche ménager, et seulement 2 artisans. Un nouveau comité est créé en octobre 1793, car certains membres s’étaient compromis dans le mouvement sectionnaire. Le second comité est organisé par la municipalité et approuvé par la société populaire épurée. L’origine sociale des membres de ce second comité, qui subît plusieurs transformations entre le 14 octobre 1793 et le 22 juillet 1794, est nettement plus populaire ; parmi les membres qui ont pu être identifiés, 4 appartiennent à la bourgeoisie locale, 7 sont issus du monde de l’échoppe et de la boutique, auxquels s’ajoutent un matelot et un travailleur agricole. Ce comité s’avère ensuite proche des préoccupations populaires et, en particulier, il agit face à la situation difficile au niveau de l’approvisionnement en subsistances, essayant de surveiller la vie économique, prenant des dispositions pour éviter toute tentative d’accaparement, visitant les bastides où pourraient se trouver des réserves de grains. Il députe également des commissaires pour se procurer des subsistances.

A Sainte-Cécile (2), dans le Comtat Venaissin, la minorité révolutionnaire qui se qualifie elle-même de « sans-culotte » peuple le comité de surveillance et domine la société populaire, alors que la municipalité est plus modérée. Elle forme un groupe d’une trentaine de personnes, essentiellement issues des catégories populaires : artisans et petits cultivateurs qui n’avaient pas pu se faire entendre avant 1792. Ils évoluent, en effet, dans un milieu hostile où les membres actifs du groupe opposé sont également en nombre restreint mais bénéficient de sympathies beaucoup plus étendues. Leur arrivée au pouvoir par l’intermédiaire du comité de surveillance est une étape importante dans la lutte qui oppose les deux groupes antagonistes et met, provisoirement, les révolutionnaires en situation de force pour essayer d’anéantir la faction opposée.

En effet, l’action répressive des comités est surtout liée à un passé de conflictualité. Dans les petites communes où le modérantisme, voire les attitudes anti-révolutionnaires, domine dans l’ensemble de la population, l’activité répressive du comité est faible. L’absence de dénonciations est loin d’indiquer un esprit public unanimement révolutionnaire mais plutôt une sorte de consensus des habitants.



Il n’en est pas ainsi là où les antagonismes sont suffisamment importants pour provoquer des dénonciations et des arrestations, comme dans la majorité des communes du nord-ouest du Comtat, alors que dans les petites bourgades du nord-est, pourtant conservatrices, il n’y a pas de dénonciations et les comités se contentent d’envoyer des rapports rassurant aux autorités. C’est la conflictualité qui favorise la Terreur judiciaire.

La vie politique qui apparaît dans les papiers de ces comités met en scène des groupes antagonistes qui se connaissent, se côtoient, se querellent. A Sainte-Cécile (3), liens d’alliances familiales et rivalités de longue date apparaissent dans les dénonciations auxquelles les femmes prennent une part très active. Les propos échangés, les airs affichés dans les rues selon les événements deviennent objets de dénonciation et motifs d’arrestation. Les lieux traditionnels de sociabilité, devenus lieux d’affrontement reviennent toujours dans les dénonciations. A travers les chefs d’accusation, on perçoit les formes de cette conflictualité. La parole tient une place essentielle : menacer les patriotes, critiquer les mesures prises par les révolutionnaires, faire circuler de fausses nouvelles. Des repas aristocratiques répondent aux banquets républicains, les propos y sont violents. Dans les auberges, le groupe des aristocrates côtoie des gens de l’autre bord et, lorsqu’on en est à boire après le dîner, on s’interpelle, on s’accuse, on se menace. Pendant le soulèvement sectionnaire, des disputes ont lieu dans les lieux publics, en particulier à la fontaine où l’on échange des insultes. Ces paroles sont ensuite rapportées et retenues à charge contre ceux qu’on dénonce.

Le comité de Valréas (4) est très engagé dans la politique de terreur puisqu’il envoie devant la Commission Populaire d’Orange, dès sa création, les tableaux de 45 détenus dont 11 furent condamnés à mort et qu’il continuait à y envoyer des suspects en thermidor. La ville est la plus importante du haut Comtat par le nombre d’habitants, elle a été longtemps dominée par des élites particulièrement conservatrices. La municipalité, dirigée par le marquis d’Aultanne, s’était prononcée contre les Etats généraux et Valréas avait participé à toutes les manifestations de fidélité au Saint-Siège, y compris par les armes, au moment des luttes pour la réunion à la France(5). Cette municipalité conservatrice s’était opposée à toutes les tentatives des patriotes pour s’exprimer, leur refusant même le droit de fonder une société populaire qui se réunit malgré l’interdiction. Après le rattachement, l’opposition qui a perdu le pouvoir est contre-révolutionnaire et non fédéraliste, bien qu’elle ait profité de l’insurrection sectionnaire pour tenter de reprendre le pouvoir.

Les membres du comité de surveillance appartiennent tous au cercle patriotique (6). Ce sont des révolutionnaires radicaux, minoritaires à Valréas, mais qui arrivent à faire appliquer la politique de Salut Public. L’importance du nombre des dénonciations tient à la présence de nombreuses familles nobles mais aussi à la mentalité de combat des Jacobins dans une cité où les conflits avaient été violents.

Le comité de Valréas, appuyé par les membres les plus radicaux de la société populaire se lance au printemps 1794 dans une action déchristianisatrice visant à transformer en profondeur les attitudes de la population. En effet, l’imbrication entre luttes politiques et conflit religieux est nette à Valréas. Le lien entre contre-révolution et religion est favorisé par la présence d’un groupe dans la mouvance de l’abbé Maury, influent dans la région. L’attachement à la religion traditionnelle avait été dans le Comtat une des motivations des opposants au rattachement à la France révolutionnaire. Prêtres et chefs contre-révolutionnaires « fanatisaient les campagnes » et menaient une lutte active contre les révolutionnaires. L’affrontement sur la religion est devenue une nouvelle voie de la conflictualité pendant la Révolution à partir du moment où il existe, dans les villes, un noyau de sans-culottes résolus à lutter contre le « fanatisme ». Le comité de surveillance d’Aix-en-Provence met aussi l’accent sur le rôle de la religion comme facteur de conflit, évoquant sa crainte que le fanatisme ne fasse de la Provence « une seconde Vendée, théâtre d’atrocités, d’horreur et de carnage. » (7).

Les arrestations effectuées par les comités de surveillance en l’an II sont donc le fruit des antagonismes précédents, elles procèdent d’un enchaînement de dénonciations et contre-dénonciations qui commence au début des événements révolutionnaires et dont le poids est particulièrement lourd dans le Comtat qui a été en proie à une guerre civile. La plupart des dénoncés de l’an II paient d’anciennes attitudes politiques, comme le propriétaire avignonnais Jean-Michel de Félix qui avait lutté contre le rattachement et qui est arrêté pour avoir chanté « à la guillotine Marat » quand les fédéralistes tenaient Avignon. Le chevalier Grely, de Valréas, est accusé d’avoir participé aux actions contre-révolutionnaires comtadines, recruté pour l’armée des Princes, et, en fin de compte d’avoir manifesté sa joie à l’époque de la rébellion marseillaise (8).



Les comités comme instances de régulation de la conflictualité

Dans des situations conflictuelles, les membres des comités peuvent aussi essayer d’en endiguer l’expression violente. C’est le cas de plusieurs comités des Bouches-du-Rhône, comme celui de Marignane (9) où le jacobinisme est affirmé dans les discours mais où l’action du comité tend surtout à essayer de garantir la concorde et de protéger la commune des rigueurs de la politique de salut public. Les comités radicaux, à l'exemple d'Aubagne, ne constituent donc pas toujours le modèle suivi par les autres comités.



A Aix-en-Provence (10), le premier comité a été créé par la société des Anti-politiques, le 12 février 1792, sous le nom de « comité secret ». La société met alors en avant son désir de mettre fin aux troubles et de favoriser l’adoption de mesures révolutionnaires. Le comité se charge de régler les problèmes entre particuliers, reçoit les plaintes de personnes menacées dans leurs biens ou dans leurs corps. Le comité officiel, installé en fonction de la loi du 21 mars 1793, affiche la même volonté de contrôle de la conflictualité (11).

A Sérignan (12), dans le Vaucluse, le premier comité, créé le 26 novembre 1793, est modéré et peu actif ; il est sous l’influence d’une municipalité conservatrice. Il est remanié le 19 mars 1794 et accomplit alors sa tâche avec lenteur et prudence, les comptes-rendus mentionnent plusieurs fois qu’un long débat a eu lieu sur une question délicate.

A Châteauneuf du Pape, devenu Châteauneuf-Calcernier, cité qui avait pris position pour Avignon et pour le rattachement, les dénonciations affluent devant un comité aux origines sociales très populaires. Les membres ont à cœur de trier ces nombreuses dénonciations, partant du principe qu’on « ne doit retenir que ce qui porte un caractère de contre-révolution sans s’arrêter à des personnalités. » (13).



Dans le cas de Berre, où la conflictualité est un lourd héritage, le travail de régulation du comité peut emprunter une stratégie complexe.

Berre, gros bourg de 1.800 habitants en 1790, a en effet un passé de conflictualité d’une ampleur exceptionnelle. Commune fière et indépendant, donc dotée d’une longue expérience, Berre s’inscrit dans un paysage social où dominent les agriculteurs, avec, en leur sein, des propriétaires « bourgeois » qui ont acquis un véritable monopole sur les affaires intérieures de la communauté face à une majorité de ménagers, une fort minorité de pêcheurs, sans oublier les saliniers de l’Etang. Cet accaparement clanique est particulièrement visible dans les années 1780 où quelques grandes familles maintiennent en permanence un noyau de leurs partisans au sein du conseil de la Commune. Il suscite une résistance parmi d’autres familles moins aisées, mais plus proches de la « bourgeoisie de robe » et qui disposent du soutien de nombreux ménagers (14).

Le parti de la tradition a pour chef incontesté, Paul Billon, bourgeois, et étend son influence sur les salines grâce au soutien du préposé au Salins et du receveur du grenier à sel. Le parti adverse des ménagers les plus aisés est entraîné par le juge de la ville, Paul Ponsard et un avocat François Guilhen, et d’autres hommes de loi.

Au début de la Révolution française, les autorités soulignent sans cesse l’ancienneté et l’ampleur des conflits qui divisent la commune de Berre autour de ces « deux partis opposés ». Par exemple, une correspondance du District au Département du 6 novembre 1790 précise que « les troubles qui depuis longtemps existent dans la Commune de Berre ne sont pas près de finir ; deux partis qui ne peuvent pas se concilier finiront vraisemblablement par soutenir leurs prétentions à force ouverte » (15).

En l’an II, au moment où nous abordons l’activité du comité de surveillance de Berre, le constat est identique, mais suscite un commentaire qui tend à brouiller les repères des révolutionnaires eux-mêmes. Ainsi, nous disposons, en la matière, d’une correspondance du comité de surveillance d’Aix avec les représentant en mission, datée du 9 ventôse an II, particulièrement significative. Quelque peu désorienté par l’attitude du comité de surveillance – nous verrons pourquoi de suite -, Maignet demande des informations sur « les principaux agitateurs de la Commune ». Le surveillant d’Aix lui répond dans les termes suivants :

« Dans le pays, les citoyens se trouvent depuis longtemps divisés par des motifs absolument étrangers à la cause que nous défendons. La Révolution les a trouvé dans cet état d’opposition, et sous le prétexte de la servir, les chefs des différents partis en ont abusé pour venger leur ressentiment et alimenter les haines particulières ; dans cette lutte de l’intérêt particulier contre l’intérêt particulier, il fut toujours difficile, pour ne pas dire impossible, de discerner quel est le parti animé de l’esprit de liberté ; il n’est pas par conséquent étonnant d’y voir des hommes confits dans les principes de l’ancien régime, tels que Guilhen, à la tête des patriotes et des hommes avec des principes de philosophie à la tête des aristocrates. C’est le hasard, c’est la nature de leur procès, c’est la qualité de leurs protecteurs et de leurs partisans qui ont décidé de leur opinion révolutionnaire, avec des principes aussi versatiles et impures. » (16).

Un tel brouillage de l’enjeu des conflits est d’autant plus préoccupant pour les autorités révolutionnaires que Berre a été en 1792-1793 l’objet de toutes les sollicitudes des commissaires, voire la commune des Bouches-du-Rhône la plus visitée par ses commissaires de Marseille, délégués de l’administration du département : un nombre considérable d’entre eux « descendent » à Berre entre novembre 1792 et mars 1793. Dans un ultime rapport, les derniers venus précisent, après avoir longuement détaillé les vexations de Billon contre les patriotes, « maire ennemi de notre sainte Révolution », « La Révolution est actuellement opérée à Berre /…/ Quarante trois commissaires sont descendus en trois différentes fois à Berre dans l’espace de cinq mois, tous ont distingué les patriotes d’avec les auteurs des troubles, tous ont vu les mêmes coupables » (17).

Face à des conflits toujours latents, mais momentanément apaisés par la mise hors jeu du parti Billon, quelle a été l’attitude du comité de surveillance au moment où la pression externe des autorités a été la plus forte, avec l’instauration progressive du gouvernement révolutionnaire, et la mise à l’ordre du jour de la terreur sous la forme de l’arrestation des suspects ?

Un premier constat : même s’il est dominé par le groupe des agriculteurs patriotes, le comité de surveillance, face à la vivacité des conflits, ne prend pas un tour très radical, bien contraire. Qui plus est, à travers son procès-verbal , il s’inscrit dans une rhétorique de lettrés, par la multiplication des comptes-rendus des discours de ses membres.

La rhétorique de salut public est bien présente dès la création du comité, le 10 septembre 1793 : il est d’emblée question de la nécessité de « prendre les mesures actives pour l ‘exécution de la loi » et donc pour « le salut de la République ». Mais, la lutte contre « les malveillants » est immédiatement présentée, par les surveillants, comme un moyen de « garantir la liberté des citoyens », donc de neutraliser ceux qui s’attaquent à « la liberté individuelle des citoyens ». Il s’agit, pour le comité, d’inscrire son action en faveur d’une prompte exécution des lois à l’horizon de « la liberté et de l’ordre public ».

Cette sensibilité extrême à la liberté individuelle s’accompagne d’une réflexion sur les mauvaises intentions, le dessein prémédité des citoyens qualifiés ainsi de malveillants. A ce titre, il convient de distinguer ces « malveillants entachés d’incivisme » par la préméditation de leurs actes arbitraires, donc antipatriotiques, et d’autres personnes, victimes d’un « préjugé d’incivisme », alors qu’elles sont simplement égarées par les malveillants qui en ont fait leur « instruments aveugles », profitant du fait que leur origine sociale humble leur confère « un caractère de simplicité et d’ignorance ». C’est ainsi que les surveillants argumentent lorsque l’accusateur du tribunal criminel de Marseille, Giraud, exige la liste des suspects : ils vont jusqu’à lui demander s’il convient, par respect pour la loi, de comprendre dans cette liste les notables, c’est-à-dire les personnes légalement impliquées dans les affaires de la Commune !

Les surveillants sont conscients, dès le départ, en adoptant une attitude strictement légaliste, de « s’exposer à des reproches d’insouciance et à des soupçon d’incivisme ». De fait, à la séance du 26 brumaire an II, le président fait mention dans son discours des accusations portées auprès du Département par des « gens mal intentionnés » à l’encontre du comité qui tendrait à « favoriser les ennemis de la République par une honteuse léthargie, et de travailler à soustraire les coupables à la punition qu’ils peuvent avoir mérité ». Le président et les autres membres du comité ajoutent alors qu’il convient de se soumettre entièrement aux lois, donc de prendre des « mesures promptes et efficaces » pour l’exécution des arrêtés des représentants du peuple.

Pour autant, il convient également de ne pas se laisser prendre aux manœuvres des « hommes hypocrites et jaloux » qui veulent « rendre suspect les meilleurs citoyens », donc « étouffer la confiance qu’il y a entre eux ». Pour le surveillant de Berre, le maintien ou la rupture du « lien de confiance » nécessaire à l’unité de la République constitue le principal critère distinctif entre amis et ennemis de la République auprès des autorités. Désormais, le comité, en dépit de fortes pressions externes pour une application large de la politique de suspicion, ne déviera pas d’une attitude « modérée », ou plus exactement légaliste, consistant à éviter, avec des arguments que nous allons préciser, de constituer la liste des suspects à partir des divisions existantes, tout particulièrement du côté des soutiens au parti Billon.

Début nivôse an II, un nouvel épisode des relations conflictuelles entre le Tribunal criminel de Marseille et le comité est tout à fait révélateur de cette manière de faire et d’argumenter : Giraud reproche au Comité de posséder le registre des sections de Berre, où de nombreux partisans de Billon sont impliqués, et donc de tenir une « conduite coupable » en refusant de lui transmettre. Bien sûr, le Comité de surveillance répond qu’il ne dispose pas de ce registre, mais argumente dans le même temps en précisant que la connaissance de ce registre ne pourrait que favoriser la claire distinction entre l’innocent, que l’on laisse gémir dans les prisons de Marseille, et le coupable !

La rhétorique et l’argumentaire du Comité sont désormais bien rôdés. Les surveillants proclament sans cesse leur volonté, face aux « doutes sur l’exactitude que nous avons de nous conformer à la loi », donc au risque de « négliger les moyens qui sont en notre pouvoir », de faire connaître, observer et exécuter les lois. Ils recueillent les dénonciations et arrêtent des suspects, bref ils emploient « les mesures les plus efficaces » pour exercer « la surveillance la plus active ». Mais, lorsque se précise la nécessité de renforcer l’arrestation des suspects, après la lecture de la Proclamation de Maignet dans la séance du 11 germinal, les surveillants précisent alors que la stricte application de ces mesures de rigueur aboutirait à « faire arrêter quantité de gens indigens et illettrés dont plusieurs tenaient aux patriotes par le lien du sang », et qu’il convient donc de considérer que ces mesures, si elles sont applicables dans les grandes cités où le niveau d’instruction permet une intense correspondance écrite entre les ennemis de la République, ne le sont pas dans les petites communes comme Berre où une telle correspondance n’existe pas. Bien sur, le comité est conscient qu’il ne peut « modifier la loi », au risque de se « rendre coupable » ; c’est pourquoi il demande à Maignet une instruction plus ample.

Une fois de plus, les surveillants dissocient d'une part la conflictualité locale, où s’affrontent des personnes associées, argumentent-ils, plus par des liens de sang et de clientèle que par des actes contre-révolutionnaires, faute d’une instruction suffisante, et d'autre part la conflictualité nationale, si l’on peut dire, où l’on ne doit considérer comme ennemis du peuple que les personnes qui rompent l’union, le « lien de confiance » entre les citoyens, par un dessein anti-patriotique clairement exprimé, tant à travers leurs écrits qu’à partir de leurs actes. Il convient donc de faire « la guerre aux traîtres », lorsqu’il s’agit de « malveillants qui, attachés au système aristocratique, n’ont cessé d’être opposés à la Révolution avec connaissance de cause et dans le seul dessein de nuire à la République »(19).

Garantie de la liberté individuelle, refus du préjugé, dénonciation et arrestation en connaissance de cause, par exemple avec la prise en compte de la seule preuve par l’écrit, sentiment d’humanité à l’égard des malheureux, à la fois illettrés et crédules, respect de la loi, toutes ses considérations expliquent pourquoi le comité, au-delà d’une simple rhétorique de salut public, ne s’empresse pas de remplir les formes « administratives » exigées. Ainsi, en floréal, l’agent national du district se plaint de recevoir des tableaux des suspects détenus avec des « observations diffuses et vagues », donc hors de « la forme exigée » alors qu’il convient de faire parvenir un tableau par suspect avec des « indications précises et des faits ».

De son côté, le comité de Berre répond au comité de La Fare, qui lui envoie des mandats d’arrêt pour des suspects installés dans la commune, que ses mandats ne sont pas conformes avec la loi. Début messidor, le comité s’inquiète aussi de la stricte application de l’arrestation des familles des suspects qui tend à « frapper les femmes qui sont la plupart des pauvres paysannes ou des femmes d’artisans ». Par ailleurs, considérant que « les mesures de sûreté prises en suite de la loi peuvent se concilier avec l’humanité de laquelle nous ne saurions nous départir » sans pour autant « abjurer les principes qui doivent faire triompher la cause de la liberté », le comité décide de transférer à leur domicile les femmes malades qui se trouvent dans la maison d’arrêt.

En fin de compte, dans le climat de confusion qui règne parmi les autorités en matière d’appréhension des conflits à Berre, le comité de surveillance ne poursuit pas la politique des commissaires du département, en 1792-1793, qui visait à délimiter, de façon révolutionnaire, le parti des ennemis de la Révolution autour de Billon. Pour les surveillants, il s’agit plutôt d’élaborer, dans le contexte de la suspicion, une norme de conduite qui respecte à la fois la loi révolutionnaire, ses principes, et l’ordre de la liberté individuelle, garante d’humanité. Bien sûr, cette stratégie se prête facilement à l’accusation de modérantisme. Mais au sein d’une commune où la radicalité des conflits n’est plus à démontrer, cette attitude vise plutôt à distinguer la lutte contre les ennemis de la République au titre de la rupture du lien de confiance que ces hommes veulent imposer, des luttes locales, issues de lien de sang et de rapports de clientèle, et considérées comme momentanément apaisées par le fait de la mise hors jeu du parti Billon. En un sens, les surveillants lettrés de Berre ont voulu faire du comité un instrument de régulation politique des conflits en inscrivant ses discours et ses actions à l’horizon d’un lien social unissant la nouvelle communauté des citoyens.

Conclusion

En fin de compte, l’ampleur de l’expression politique de la conflictualité dans les comités de surveillance des Communes ne tient pas seulement à la visibilité exceptionnelle, en leur sein, de l’affrontement entre groupes antagonistes. Cette conflictualité locale au premier abord emprunte les voies plus amples des conflits religieux, des tensions fédéralistes et des rivalités clientélistes. Alors la réalité des conflits est constamment médiatisée par l’usage d’arguments - par exemple la liberté individuelle dans le cas de Berre -, la redescription rhétorique de principes révolutionnaires – en l’occurrence la loi de salut public -, le recours à une norme morale - dans le cas présent, le sentiment d’humanité -, qui tendent à donner à l’expression de la conflictualité un caractère unitaire à l’horizon du lien social unissant citoyennes et citoyens entre eux. Il apparaît ainsi, comme le fait remarquer très justement Quentin Skinner (20), qu’il existe souvent un fort degré de voisinage entre des actions et des termes rendant compte de la conflictualité, compte tenu du partage entre les acteurs concernés d’un même vision des qualités morales et de l’activité sociale.

N.B En complément à la présente analyse, un numéro de la revue Rives nord-méditerranéennes, paru en 2004. permet de la situer au sein des travaux existants ou en cours sur les comités de surveillance dans d’autres régions de France, ainsi que de réfléchir aux voies que pourrait adopter la mise en place d’une enquête collective au niveau national. Voir aussi l'article en ligne des deux mêmes auteurs sur Paysans et politique sous la Révolution française à partir des dossiers des comités de surveillance.

Notes

(1) Archives départementales des Bouches-du-Rhône (AD BDR) L 1814-1822

(2) Archives départementales du Vaucluse (ADV) 6L68 et 69

(3) ADV 6L68 et 69

(4) ADV 6L78-82

(5) Cf Martine LAPIED, Le Comtat et la Révolution française. Naissance des options collectives, Publications de l’Université de Provence, 1996

(6) ADV 6 L36

(7) AD BDR L 1718

(8) ADV 6 L44

(9) AD BDR L 1808-1812

(10) AD BDR L 2027

(11) AD BDR L 1704-1712

(12) ADV 6L70 et 71

(13) ADV 6L57

(14) Nous reprenons ici les conclusions des analyses fort bien documentées de Melle Coste dans son Diplôme d’études supérieures sur Berre l’Etang sous la Révolution (1789-1795), Faculté des lettres d’Aix, sous la direction de Pierre Guiral.

(15) AD Bdr L 549.

(16) AD Bdr L 1707.

(17) AD Bdr L 1907.

(18) AD Bdr L 1754/1754bis. La suite de notre analyse s’appuie essentiellement sur cette source archivistique.

(19) Id., séance du 16 Germinal an II. C’est nous qui soulignons.

(20) « Studying rhetoric and conceptual change », in Visions of Politics, v. 1, Regarding Method, chap. 10, Cambridge University Press, 2002.

Jacques GUILHAUMOU et Martine LAPIED, "Les comités de surveillance en l’an II, lieux d'expression des conflits de la commune", Révolution Française.net, Etudes, mis en ligne le 1er juin 2007, http://revolution-francaise.net/2007/06/01/129-les-comites-de-surveillance