Les récits de la pompe funèbre de Marat le 16 juillet 1793 Textes
samedi 3 février 2007La quasi-totalité de la presse parisienne rend compte du déroulement de la pompe funèbre de Marat qui se déroule du 16 juillet 1793 à 18h au 17 juillet à 2h du matin. Mais, de fait, seuls trois récits servent de modèles à l'ensemble de la presse : Le « Détail de la pompe funèbre qui a eu lieu hier, 16 juillet, pour les obsèques de Marat » ("Le Scrutateur Universel" du 17 juillet) ; « Paris le 17 juillet... Hier, on fit les obsèques de Marat... » ("Courrier de l 'Egalité" du 18 juillet) ; « Commune de Paris du 17 juillet – Rapport des obsèques de Marat du 16 juillet au soir » ("Feuille de Salut public" du 19 Juillet). Ce sont ces trois récits que nous reproduisons présentement.
Les premières lignes du récit de la pompe funèbre dans "Le Scrutateur Universel" et le "Courrier de l'égalité" présentent une certaine similitude. Dans les deux cas est mis en place, si l'on peut dire, l'exorde du récit. D'abord, la narration du départ du cortège est associée au rappel de la présence du corps de Marat dans l’église des Cordeliers; puis, la trame, à la fois descriptive et narrative, se déroule autour du thème du trajet du cortège. Un tel résumé de l'événement se termine par la mention de l'acte d'inhumation.
Cependant, on notera une différence, dès cet exorde, entre les récits du "Scrutateur Universel" et du "Courrier de l'Egalité". Le premier récit mentionne d'entrée de jeu la mise en acte par les députés de la Convention du décret qui donne à la pompe funèbre son caractère officiel : les législateurs ont décidé qu'ils se rendraient «en corps » aux funérailles de Marat, ils s'y rendent, nous dit-on, « en masse ». C'est pourquoi nous qualifions cette première lecture de la pompe funèbre d'institutionnelle. En faisant coïncider ce que devrait être la pompe funèbre et ce qu'elle a été, elle donne à voir la vérité initiale de l'événement. Grâce à un décret de la Convention, l’ordre de la marche du cortège et les détails de la pompe funèbre sont déjà là avant l'expérience de l'événement. L'effet discursif issu d'un tel apriorisme est bien sûr un effet de vérité, un effet d'autorité issu de la mise en scène de la légitimité institutionnelle.
A l'inverse, le second récit du "Courrier de l'Egalité" désigne des actants divers et imprécis (« la foule », « on », « les amis du défunt »), laissant ainsi présager la focalisation de la suite du récit sur le thème du désordre. Jugements et évaluations polémiques dominent ce récit. Ainsi la description de la « réalité » de la présence de femmes et de sectionnaires armés d'une part, puis de « l'évidence » de l'absence d'un grand nombre de députés et de corps constitués d'autre part confère une valeur « objective » au jugement inaugural sur le caractère désordonné de la pompe funèbre. Nous sommes là devant une modalité bien connue de présentation de la réalité : la description sert de bien-fondé au jugement, elle induit un effet d'objectivité. Qui plus est, le journaliste s'étend longuement sur les actions menées, essentiellement l'application d'aromates, en vue d'annihiler l'odeur de la putréfaction. A ce propos, il introduit, par le biais d'un récit de paroles, un effet de scène autour du corps de Marat. Sous nos yeux, le spectacle de la putréfaction de Marat est mis en mouvement, c'est un procès-spectacle.
Dans le troisième compte-rendu de la pompe funèbre, les éléments narratifs qui encadrent, au début du rapport des obsèques de Marat élaboré par la Commune de Paris et repris par la "Feuille de Salut Public", la présentation d'ensemble du cortège (« La dépouille mortelle de Marat a été portée... Le corps de Marat a été déposé ») restituent une temporalité identique à celle des deux précédents récits du "Scrutateur Universe"l et du "Courrier de l’Egalité", mais les éléments descriptifs qui font le lien entre ces deux narrations ne mettent pas en place une description narrativisée du trajet du cortège. La place centrale de l’énoncé de jugement « Il n’est rien arrivé… », donne au « récit » inaugural du cortège essentiellement une tonalité de commentaire sur la base d’abord d’une description pittoresque stéréotypée, puis d’un récit de paroles totalement absent des autres textes du corpus. Le rapport de la Commune de Paris porte ainsi essentiellement sur le moment de l'inhumation, où les oraisons funèbres, centrées autour de l'acte de réfutation « Marat n'est pas mort », sont prononcées. Le rapport de la Commune de Paris, d’inspiration fortement jacobine, restitue ainsi le mouvement d'esprit du peuple parisien qui donne sens à l'événement, confère à l'assertion négative « Marat n'est pas mort » le statut de catégorie interprétative et finale de la configuration de l’événement "Mort de Marat" (Jacques Guilhaumou).
Nouvelles intérieures dans le Scrutateur Universel du 17 juillet 1793.
Détail de la pompe funèbre qui a eu lieu hier 16 juillet, pour les obsèques de Marat (L'ami du peuple).
D'après le décret de la Convention qui portait qu'elle se rendrait en corps aux funérailles de l'ami du peuple, les législateurs se sont assemblés dans le lieu ordinaire de leurs séances, à cinq heures précises. A six heures, ils se sont rendus en masse à l'église des ci-devant Cordeliers, où, depuis vingt-quatre heures, le corps du citoyen Marat était exposé.
Le cortège est parti de cette enceinte à sept heures, a passé par la rue des Cordeliers, celle de Thionville, le Pont-Neuf, le quai de la Mégisserie, la rue de Gèvres, le Pont-au-Change, le pont Saint-Michel, la rue de la Harpe, la place Saint-Michel, la place du Théâtre-Français, la rue des fossés-de-Marseille, celle de Saint-André-des-Arts et celle de Haute-Feuille pour se rendre au Jardin des Cordeliers, oil il a été inhumé. Un détachement de gendarmerie à pied et de vétérans, ouvroient le cortège. Les élèves de la musique nationale suivoient, et exécutoient des morceaux du célèbre Gluck.
Ce corps de musique était précédé d'une députation de plusieurs sections, de différentes sociétés populaires, des autorités constituées, de la convention nationale, et d'un détachement de vétérans. Venait ensuite un lit à la romaine sur lequel paraissait à découvert le corps de Marat. Au pied de ce lit brûlaient des parfums que contenaient une cassolette: des couronnes de fleurs variées ornaient les draperies qui enveloppaient le corps.
Cette marche, fermée par d'autres députations de différentes sections des détachements de gardes nationales, de long groupes de citoyens et citoyennes en deuil, était annoncée par le bruit du canon. Aux principaux carrefours et places une demi-heure se passait en apologie; de sorte que le cortège n'est arrivé au lieu de sa sépulture qu'entre onze heures et minuit, heure à laquelle Marat fut inhumé sous les arbres qui sont dans le cloître des Cordeliers. Une pierre brute fut placée sur son tombeau, avec cette inscription: Ici repose l'ami de la patrie; laissons aux ci-devant nobles, reposer les cendres de leurs semblables dans des temples superbes et dans un Panthéon somptueux; aux sans-culottes seuls appartient le temple de la nature.
Rubrique PARIS le 17 juillet dans le Courrier de l'Egalité du 18 juillet
Le 17 juillet—Ces jours derniers les esprits étaient occupés du supplice qu'avoient enduré pour l'affaire de Léonard Bourdon, neuf citoyens d'Orléans dont plusieurs pères de familles; et les cris de désespoir des femmes, des enfants et des parents de ces malheureux avoient excité la sensibilité publique, lorsque tout à coup l'incident de l'assassinat de Marat est venu faire diversion. Hier sur les neuf heures et demie, on fit ses obsèques; la foule était grande et le cortège partit des Cordeliers où il était déposé; il passa par la rue Thionville ci-devant Dauphine; de là sur le Pont-Neuf, le quai de la Feraille, le Pont-au-Change: remonta par les rues qui ramènent au Théâtre Français et redescendit aux Cordeliers, où les amis du défunt le déposèrent dans un tombeau de gazon.
Nous n'avons pas remarqué l'ordre que nous promettait le génie de David, grand ordonnateur de la cérémonie. Il y avait même confusion. Une quantité considérable de femmes portait des flambeaux, d'autres des piques; plusieurs sections y avoient envoyé une force armée et leurs drapeaux. Nous n'y avons remarqué qu'environ 80 députés, peut-être à cause de la grande chaleur et de la longueur du chemin; point de corps constitués en costume; mais les membres des différentes sociétés populaires. Le corps était étendu sur un lit de repos, élevé sur les gradins et porté par 12 ou 15 hommes. Il étoit nud jusqu'à la ceinture et le putréfaction l'avait rendu tout verd. A son passage sur le Pont-Neuf, on tira le canon à plusieurs reprises, et le peuple qui suivait, chantait les hymnes en l'honneur de son bon ami.
Un enfant était derrière sa tête et tenait un flambeau d'une main et une couronne civique de l'autre. Malgré que le corps fût embaumé il est à craindre, comme il sentoit très mauvais, que cet enfant n'ait été incommodé. On brûlait de l'encens pendant toute la route. Les parfums manquant apparemment, un homme entra chez un Md. épicier de la rue Thionville et lui demanda: Avez-vous de l'encens: Non répondit le Md. Mais, vous avez de la poix-raisine. Oui. Donnez-m'en 3 livres; le commandant vous paiera. La musique joua des airs lugubres en passant devant les Cordeliers; et pendant les intervalles où on s'arrêtait. Pendant toute la marche les éclairs brillaient et le canon tonnait. On s'attendait a un orage, mais le ciel sembla ne pas vouloir troubler cette pompe funèbre.
Nous avions oublié de dire, qu'en sortant des Cordeliers, un des assistans prononça un discours, et dit: Citoyens. Marat, le grand Marat n'est point mort; il vit dans tous les cœurs des ardents républicains. Si le même sort leur est réservé, ils ne le redoutent pas.—Non, non, s'écrièrent ceux qui l'écoutaient, en levant leurs sabres en l'air.—Le canon s'est fait entendre toute la nuit.
Rapport de la Commune de Paris dans la Feuille de Salut Public du 19 juillet
Rapport des obsèques de Marat, du 16 juillet au soir
La dépouille mortelle de Marat, a été portée en pompe jusques dans le jardin des Cordeliers; mais cette pompe n'avait rien que de simple et de patriotique. Le peuple rassemblé sous les bannières des sections, le suivait paisiblement et dans un désordre touchant, d'où résultoit le tableau le plus pittoresque. Il n'est rien arrivé de particulier dans la marche du cortège, si ce n'est qu'elle a duré depuis six heures du soir, jusqu'à deux heures après minuit ; cette marche était composée de citoyens des sections, des membres de la Convention, de ceux de la commune, de ceux du département, des électeurs et des sociétés populaires. Arrivé dans le jardin des Cordeliers, le corps de Marat a été déposé sous des arbres, dont les feuilles tremblotantes réfléchissaient et multipliaient une douce lumière. Le peuple a environné le sarcophage, et s'est tenu, autour de lui, debout, en silence et avec respect. Le président de la Convention a d'abord fait un discours éloquent, dans lequel il a annoncé que le tems arriverait bientôt où Marat serait vengé, mais qu'il ne fallait point, par des démarches hâtives ou inconsidérées, s'attirer des reproches de la part de nos ennemis; et il a dit que la liberté ne pouvait périr, et que la mort de Marat ne ferait que la consolider au lieu de la détruire.
Dufourny, membre du département, après avoir payé à Marat le tribut de douleurs qui lui était dû, après avoir interprété éloquemment les regrets du peuple, a demandé que ses œuvres, qui avoient été cause de sa mort fussent ensevelies avec lui, afin que la postérité pût juger s'il méritait une mort aussi cruelle. Varlet a parlé à son tour, et son discours a renfermé un mouvement dramatique fort heureux. Citoyens, a-t-il dit, en montrant une couronne, lorsque Marat fut absous par le tribunal révolutionnaire, il se rendit aux Jacobins, escorté du peuple, son ami, qui l'y portait en triomphe; arrivé dans la salle, des enfants lui présentèrent des couronnes; elles ne sont faites, dit Marat, en les refusant, que pour les morts illustres qui ont bien mérité de la patrie. Citoyens, a repris Varlet, Marat n'est plus, il a bien mérité de la patrie, et je dépose la couronne sur le front de Marat. Tous ces discours ont été fort applaudis, et n'ont été interrompus que par des cris de vive la République. Le corps de Marat a été enfin déposé dans la fosse et des larmes ont coulé de tous les yeux. Le chirurgien qui avait embaumé son corps, a dit qu'il avait embaumé son cœur à part, et qu'il l'avait confié au citoyen Berger. Deux boîtes étaient à côté du corps de Marat, et le chirurgien a ajouté: dans l'une de ces boîtes, sont les entrailles de Marat, et dans l'autre, ses poumons. Il a dit, et la terre a couvert les restes du grand homme. Il a été inhumé à l'endroit même où, rassemblant le peuple autour de lui, il lui lisait ses feuilles, et faisait passer dans tous les cœurs le patriotisme qui l'enflammait.
N.B Sur les représentations picturales de la mort de Marat, et leur usage pédagogique, voir Patrick Garcia
"Les récits de la pompe funèbre de Marat le 16 juillet 1793", Présentation par Jacques Guilhaumou, Revolution Française.net, Textes, mis en ligne le 3 février 2007
http://revolution-francaise.net/2007/02/03/105-recits-pompe-funebre-marat-16-juillet-1793